sábado, 16 de mayo de 2015

LA FIGURATION DU SAHARA MAROCAIN DANS LES ROMANS OCCIDENTAUX



Dr. SOSSE ALAOUI MOHAMMED



PETITE ANTHOLOGIE
DE LA FIGURATION DU SAHARA
MAROCAIN
DANS LES ROMANS OCCIDENTAUX
1904-2013






Tétouan
2015
PRÉFACE

   Le Sahara marocain suscite les convoitises coloniales occidentales, bien longtemps avant sa colonisation franco-espagnole et sa libération par feu S.M. Hassan II, suite à la Marche Verte, en 1975. Ainsi Rita Aouad note-telle : «Peu avant la conquête [1893], la nouvelle de l’envoi d’une délégation par les notables de la ville [de Tombouctou] auprès de Moulay el Hassan [1er : 1836-1894]  pour solliciter son aide contre l’avancée française, avait polarisé l’attention des officiers coloniaux sur les habitants de Tombouctou encore en rapport avec l’empire chérifien, désignés comme fer de lance du refus de la présence française.» - «LES RESEAUX MAROCAINS EN FRIQUE A L’EPOQUE COLONIALE », in «Maroc-Europe», N°4-1993, Ed. La Porte, p.107.

    Ce dont émane pour nous l’idée de cette «PETITE ANTHOLOGIE DE LA FIGURATION DU SAHARAHA MAROCAIN DANS LES ROMANS OCCIDENTAUX : 10904-2013 », en vue  d’explorer l’imaginaire littéraire romanesque occidental concernant cette question d’une actualité encore cruciale, en 2015. Un corpus aléatoire de vingt romans occidentaux – dont 15 romans français, 1 espagnol, 1 anglais, 2 suisses et 1 nord-américain -  sur le Sahara marocain décolonisé, depuis 1975, et paradoxalement contesté par l’Algérie et son idéologie post-colonialo-expansionniste. Cela nous a conduits a priori à y déceler en l’occurrence : 

      1. Une figuration colonialo-exotique du Sahara marocain dans les romans occidentaux :

       Du corpus représenté dans cette petite anthologie sur la figuration du Sahara marocain dans les romans occidentaux (§.1)  se dégage d’abord les contours d’une figuration colonialo-exotique que  Bintou Bakayoko Kamalan spécifie en ces termes : «Dans cette littérature [roman colonialo-] exotique, trois catégories d’auteurs se distinguent : d’abord celui qui fait un voyage rapide et rapporte dans un livre ses impressions hâtives et quelques détails pittoresques sur le paysage, ensuite vient le fonctionnaire ou le missionnaire, qui après y avoir vécu quelques temps consigne dans un ouvrage ce qu’il a vu et croit avoir compris, enfin celui qui n’a jamais effectué de voyage, mais qui s’inspirent des informations lues sur les colonies.

   Dans l’un et l’autre cas, ce qui importe, ce n’est pas tant la réalité des faits – quitte à l’inventer parfois – mais de divertir un public qui ne cesse de s’en délecter -  mais qui s’inspirent des informations lues sur les colonies. Dans l’un et l’autre cas, ce qui importe, ce n’est pas tant la réalité des faits - quitte à l’inventer parfois – mais de divertir un public qui ne cesse de s’en délecter. »  -  «LA LITTERATURE COLONIALE : Un compendium africaniste »,www.sielec.net , p.24.
    Par ailleurs Jennifer Yee dévoile le ressort interculturel de la figuration colonialo-exotique du Sahara marocain dans les romans occidentaux en question, en précisant aujourd’hui : «Les clichés et stéréotypes du roman colonial, comme d’ailleurs de maints romans à thème « exotique » de nos jours, nous paraissent plats et figés (…). L’étude imagologique de ce roman colonial vieux de cent ans peut en effet nous révéler un aspect particulier de l’« amour exotique » : celui du dialogue « que l’homme entreprend, par la découverte de l’Autre… avec celui-ci et avec soi-même ». » - «À rebours de l’exotisme : la province et le foyer familial vus des colonies », www.webcache. Google user content.com, p.1.
     2. Une figuration mystico-onirique du Sahara marocain dans les romans occidentaux :
    Pour ce qui est de la figuration mystico-onirique du Sahara marocain dans les romans occidentaux susvisés (§.2),  Jean-Robert Henry, Jean-Louis Marçot et Jean-Yves Moisseron indiquent notamment : « Si la quête de Dieu ou la fuite de soi ont continué à attirer au désert [v. le Sahara], par la pensée ou l’expérience, de nombreux individus, c’est le rêve de mise en valeur du désert qui s’est sans doute le plus largement déployé. Il a revêtu des figures [v. figurations] successives fort diverses, mais qui présentent toutes un point commun : le décalage souvent important entre la formulation du rêve [la figuration mystico-onirique] modernisateur et son inscription pratique dans l’espace. » - «Développer le désert : anciennes et nouvelles utopies »,www.anneemaghreb.revues.org, p.12.
    Ces derniers constatent également à cet égard : «La littérature de fiction [v. les romans occidentaux] sur le désert [v. le Sahara] est un matériel fécond à étudier, car elle libère avec plus d’audace que d’autres discours les imaginaires [v. figuration mystico-onirique] et décrit avec force détails des réalisations restées sur le terrain à l’état d’ébauche. » - Op.cit., p. 14. 
     3. Une figuration mythico-idéologique du Sahara marocain dans les romans occidentaux :

      Concernant la figuration mythico-idéologique du Sahara marocain dans les romans occidentaux (§.3), ici relevés, Jean-Robert Henry, Jean-Louis Marçot et Jean-Yves Moisseron soulignent à ce propos : « Dans les représentations des sociétés du nord, un point commun de la référence à la Méditerranée et au Sahara est que ces deux espaces sont finalement moins des espaces d’appartenance que des espaces qui symbolisent ou ont symbolisé l’ailleurs. Un « ailleurs » archaïque ou mal développé, qui contraste avec l’espace moderne européen, comme avec notre temps moderne du monde incarné par le mythe du progrès-développement [la figuration mythico-onirique], lui-même revisité par le discours sur le destin de « mondialisation » - «Développer le désert : anciennes et nouvelles utopies », op.cit., p. 5.   

      De même Jennifer Yee observe dans cadre : «Les clichés et stéréotypes du roman colonial [occidental], comme d’ailleurs de maints romans à thème « exotique » [v. occidentaux]  de nos jours, nous paraissent plats et figés. Mais en réalité ces clichés évoluent avec l’idéologie [la figuration mythico-idéologique] de leur époque. Ainsi, de nos jours, le thème de «l’amour exotique» n’est pas tout à fait celui que l’on rencontre dans le roman «colonial » de la fin du XIXe siècle. » - «À rebours de l’exotisme : la province et le foyer familial vus des colonies », op.cit., p. 1.

    4. Une figuration géopolitique du Sahara marocain dans les romans occidentaux :

     Quant à la figuration géopolitique du Sahara marocain dans les romans occidentaux (§.4), elle prend forme chez Edward Saïd dans cette optique : «Le colonialisme occidental, qu’O’Brien et Conrad se donnent tant de mal pour le décrire, est, premièrement, une pénétration hors des frontières européennes et dans une autre entité géographique [v. le Sahara marocain](...)  .  C’est une relation laborieusement construite [une figuration géopolitique] où la France et la Grande-Bretagne s’autoproclamaient l’« Occident » face aux peuples inférieurs et soumis du « non-Occident », pour l’essentiel inerte et sous-développé - «Albert Camus, ou l’inconscient colonial », www.monde-diplomatique. fr , p. 1.
   De son côté Lionel Dupuy relève plus précisément : « Le roman (géographique) est d’actualité : l’Afrique révèle certains de ses mystères suite aux expéditions de Richard Burton et John Hanning Speke en 1858 (découverte du Lac Tanganyika), David Livingstone traverse l’Afrique australe d’est en ouest de 1853 à 1856 ; ce dernier repart avec John Stanley à la recherche des sources du Nil en 1858 (…). L’espace n’appartient pas au géographe. Mais ce dernier, de par sa formation, est le mieux placé pour aborder les questions d’espace et de production des territoires (parfois imaginaires) dans la littérature, et plus spécifiquement dans le roman. » - « Géographie et imaginaire géographique dans les Voyages Extraordinaires de Jules Verne : Le Superbe Orénoque (1898)», www.archivesouvertes. fr/, pp.30-  275.
    Dans ce même esprit, Jennifer Yee clarifie  dans le cas de la France : «Ce conservatisme semble inhérent au roman colonial de la fin du XIXe siècle, où ce qui est menacé par le processus colonial n’est pas l’identité du colonisé, mais celle du colonisateur ; ce n’est pas, apparemment, la culture (...) .  Très souvent, le héros du roman colonial est donc présenté comme un microcosme où se joue une lutte qui n’est rien d’autre que la défense d’une identité aux frontières curieusement fragiles [la figuration géopolitique]. Mis ainsi en position de risque, aux avant-postes de la France impériale [le Sahara marocain], le héros perdra-t-il son identité ou réussira-t-il à résister en réaffirmant cette identité avec une nouvelle vigueur. » - « À rebours de l’exotisme : la province et le foyer familial vus des colonies. », Op.cit., p.1. 
      En définitive le même auteur relate : «Comme on le sait, la fin du XIXe siècle vit une montée du nationalisme [la figuration géostratégique du Sahara marocain]. En ce qui concerne le roman colonial, ce dernier s’exprimait de deux manières complémentaires. L’identité nationale s’affirmait d’une part à travers une opposition avec l’Autre et l’exotique, et d’autre part, bien que cela puisse sembler au premier abord paradoxal, à travers le thème de l’identité régionale.  Ainsi le roman colonial [occidental], s’il permet l’expression du désir d’aventure ou l’exploration de l’altérité, est avant tout un moyen de réaffirmer l’importance de l’identité. L’Autre sert de repoussoir au Même. Dans les romans [occidentaux] considérés ici, l’essentiel du drame se joue dans l’âme même du héros et dans le conflit entre la tentation exotique et la réaffirmation de son appartenance à un terroir. » - «À rebours de l’exotisme : la province et le foyer familial vus des colonies », op.cit., p.1.


   En somme, cette figuration multiple du Sahara marocain dans les romans occidentaux nous permet de dire avec Mathurin Songossaye : «Au cours de notre étude, nous avons essayé de saisir les figures [les figurations du Sahara marocain] spatio-temporelles dans le roman [v. les romans occidentaux] (…) anglophone et francophone [v. ici hispanophone]. L’exploration du (….) premier grand ensemble spatial [le Sahara marocain], révèle qu’au de-là de quelques divergences, il est, avant la pénétration coloniale, l’espace où le héros évolue dans la pureté et l’innocence (…). Par ailleurs, la plongée dans l’étude de la figuration de l’espace [le Sahara marocain]a montré que l’espace, au travers de ses différentes formes [figurations], est instable et mouvant. Il est à reconstruire, toujours à réimaginer.» - « LES FIGURES SPATIO-TEMPORELLES DANS LE ROMAN AFRICAIN SUBSAHARIEN ANGLOPHONE ET FRANCOPHONE », www.epublications.unilim.fr, pp.477-486.
   Espérons que cette « Petite anthologie sur la figuration du Sahara marocain dans les romans occidentaux », parus entre 1904-2013, serve d’exemple à d’autres anthologies plus achevées, exploratrices du non-dit interculturel et de l’entente entre les diverses contrées et entités géographiques réelles de l’humanité universelle.    
                                                            L’AUTEUR






                                                           ( 1)
LA FIGURATION COLONIALO-EXOTIQUE
DU SAHARA MAROCAIN
DANS LES ROMANS OCCIDENTAUX
1950-2010
DANS :
LA PISTE OUBLIÉE, R.- F. ROCHE (Fr.)
UN ÉTÉ DANS LE SAHARA, E. FRMENTIN (Fr.)
L’ESCADRON BLANC, J. PEYRÉ (Fr.)
LE ROMAN D’UN SPAHI, P. LOTI (Fr.)
LE ROMAN DU SAHARA, M. LAUGEL (Fr.)
FORT SAGANNE, L. GARDEL (Fr.)






ROGER-FRISON ROCHE
      Né le 10 février 1906 à Paris, où jusqu'en 1920, il  fait ses études. En 1923, il s'installe à Chamonix et devient secrétaire du Syndicat d'Initiatives et du Comité Olympique. Il commence à écrire pour le journal : Le savoyard de Paris. En 1930, il rencontre Marguerite Landot qu’il épouse. Par la suite, reporter radiophonique sportif, il part pour le Sahara qui lui inspire son premier roman, paru en 1936. En 1942, il est correspondant  de guerre des Alliés en Tunisie, où il est fait prisonnier avant de s'enfuir et rejoindre Chamonix en 1943. Il entre dans la résistance. Il meurt le 17 décembre 1999. Entre temps, il publie: L'Appel du Hoggar (1936), La Piste oubliée (1950), etc.
LE TRAQUENARD D’AKOU
   Akou,  meurtrier, au Sahara maroco-algérien, lors d’un affrontement tribal, arrêté, il tue le soldat qui le ramenait à un poste pour être jugé et s’enfuit. Aussitôt, une expédition colonialo-exotique est organisée, prenant l’allure d’une vendetta, qui sert, en fait, de couverture à une mission scientifique secrète au Sahara.

    Elle [Tamara, compagne du méhariste corse] se lève, ravive les braises, met l’eau à chauffer dans la bouilloire, prépare les verres, les théières, sort le pain de sucre d’un sac (…), le casse à petits coups secs avec le martelet de cuivre (…). Elle verse le premier verre de thé bouillant, le hume en faisant claquer ses lèvres charnues; elle ferme à demi ses yeux de gazelle passés au khôl (…). Le Targui n'attaque, en principe, qu'en force ; par contre, sa patience est infinie, ses ruses nombreuses, son service de renseignements très bien fait ; c'est à l'improviste, sur un isolé, sur une caravane morcelée qu'il fondra.        
    Si Akou était seul dans l'histoire, je vous dirais : « Vous ne craignez pas grand chose ; le Targui fuira devant vous et vous ne le retrouverez jamais, à moins que vous n'employiez également la ruse pour l'attirer dans un traquenard. (…)
    L'affaire de Tin Rerho est une explication selon le mode ancestral. Elle ne déshonore pas son homme, et je serais allé moi-même à Constantine plaider la cause de ce malheureux... Mais il y a le lâche assassinat dans le dos d'un gradé français, et cela, Verdier, nous ne pouvons l'admettre. Il faut retrouver Akou, venger Moreau ! Si ce crime restait impuni, vous le savez, Verdier, les Touaregs à leur tour n'auraient que mépris pour ces Roumis qui ne vengent même pas le sang des leurs...

ROGER-FRISON ROCHE
La piste oubliée
Ed. Arthaud, 1950


LOUIS GARDEL
    Romancier et éditeur français, Louis Gardel est né à Alger en 1931. Il est également directeur de collection au Seuil et membre du jury du Prix Renaudot. De Fort Saganne (1980) au Beau rôle (1986), de L'Aurore des bien-aimées (1997) à La Baie d'Alger (2007), Louis Gardel aura construit toute sa vie une œuvre riche et singulière, à la profondeur souvent cachée par son sens et son goût du romanesque. Avec Le scénariste, il ouvre une nouvelle porte de romans de mœurs et d'amour.
IL PART AU SAHARA
    C’est le rêve colonialo-exotique déchiré des bâtisseurs français d’empires, au Sahara maroco-algérien, en 1904-1915. Le héros, le lieutenant Charles Saganne amoureux du désert s’y engage, en rendez-vous avec la mort, pour y construire un petit fort, surmonté d’une plaque tombale, unique trace qu’il y laisse, de son passage de conquérant colonial, après sa mort.

Quand il voit son fils,  le père Sagane a une contraction de tout le visage. C’est le seul signe aussitôt repris de son émotion. Ils s’étreignent avec des bourrades et ces rires de retrouvailles dont on ne sait pas soi-même si on les retient ou si on les force.

« Tu connais mon aîné, Léon ? dit le père en se dégageant. Eh bien tel que tu le vois, il part pour le Sahara. Les Alpes ne lui suffisaient plus. Bon chien de chasse de race. Il nous de l’espace à nous ! oui de l’espace !
Il reprend sa hache, et tourné vers Charles :
« Va donc m’ôter cet uniforme ! je me bats contre cette souche depuis deux jours. Mais maintenant, à nous deux nous allons l’avoir ; et avant le dîner, encore ! (…)
  Il interroge le lieutenant sur Grenoble, sur les raisons qui l’ont poussé à demander sa mutation au Sahara ; il lui demande quand on se décidera enfin à marcher contre Berlin, ce qu’il pense de la capacité militaire de l’allié russe et des arrière-pensées anglaises. Il écoute et fait mine de comprendre les réponses que Sagane crie dans son oreille. Quand Charles annonce l’objet de sa visite et lâche le chiffre de douze mille francs, il tourne la tête et ses yeux s’animent. Il tend vers le jeune homme un index diaphane, à l’ongle jauni :
- C’est pour toi ou pour ton père ?
- Pour moi, dit Sagane en se désignant de la main.
Sans quitter son petit fils des yeux, son bras tremblant à demi déplié, le vieillard branle du chef dans sa cravate, ponctuant ses réflexions intérieures de « ah !» impénétrables.
- C’est pour toi, répète-t-il.
- Oui.
- Ah !...
Sagane se penche vers l’oreille qui est, curieusement, la seule partie du vieux corps à ne pas porter les stigmates de l’âge :
- Si tu ne peux pas, n’en parlons plus, grand-père…
La grand-mère arrive.  (…)
Son mari, agacé par l’interruption, reprend son attitude figée. Il se remet à vivre, aussitôt que sa femme s’est éloignée, emportant l’apéritif au goût de poussière. Posant sa main sur la jambe du lieutenant pour lui indiquer d’avoir à rapprocher sa chaise, il demande (…).
Le 10 avril 1922, jour anniversaire de la bataille d’Esseyène, le général Dubreuilh, inaugure à Infélélé, le fort Sagane. Huit mètres sur huit, quatre pièces sans fenêtres, c’est à peine remis en état, le bâtiment que Charles a construit. On l’a seulement entouré de murs crénelés. La porte ogivale ouvre sur le plateau de Tassili. Tout est en terre. Sur le fronton, on a scellé une pierre gravée : FORT SAGANNE.
Cette plaque ces murs sont la seule trace tangible du passage de Saganne : son corps n’a pas été rapatrié.  
  
LOUIS GARDEL
Le fort Saganne,
Ed. du Seuil, 1980
www.gallica.bnf.fr

MARCEL LAUGEL

     Diplomate à la retraite, Marcel Laugel est né le 5 décembre 1931 à Alger. Il est marié à Carmen et le père de quatre enfants. Licencié ès lettres d’enseignement (arabe), Brevet d’arabe classique, Diplôme de berbère de l’Université d’Alger, il est Commandeur de la Légion d’honneur, commandeur de l’Ordre national du Mérite, et de nombreuses décorations étrangères. Parmi ses œuvres, citons : Le Roman du Sahara, paru à l’indépendance du Maroc et de l’Algérie (1956,1962) et réédité en 1991. Ayant passé la majorité de sa carrière, dans les pays arabes, il a acquis une grande expérience dans son domaine. Représentant la France, pendant près de 5 ans, au Yémen, il a occupé le poste d'observateur et de témoin privilégié de l'évolution de ce pays, en proie à une guerre courte et meurtrière qui a débouché sur sa réunification (1990).
TINDOUF DES ANNÉES 1930

   Dans les étendues désertiques de la région de Tindouf, des années 1930, Larcher, un chef de bataillon colonial  français se voit partagé entre  la méditation colonialo-exotique sur le désert et l’état de  guerre de ses soldats contre la résistance armée locale. 
   Un voile de poussière couvrait l'agglomération de Tindouf, soumise au vent de sable depuis plusieurs jours. Les bourrasques du Sud-Ouest agitaient les palmes des dattiers, les soulevant du même côté du tronc. Le soleil, déjà haut, ne parvenait pas à traverser la couche de sable en suspension dans l'atmosphère et répandait une lumière laiteuse dans la cour du fort. C'est à peine si, des bâtiments, se distinguaient, l'espace d'un instant, l'enfilade des arcades, les piliers noyés dans un flot de sable ou la perspective trouble des coupoles caractéristiques de l'architecture saharienne des années 30. La vie semblait interrompue. De temps à autre, un homme, la tête enfouie sous son chèche, entreprenait de passer d'une habitation à l'autre, titubant sous les rafales.
    Le vent gonflait sa tunique comme une outre, lui conférant la silhouette grotesque d'un personnage de comédie. La tempête, qui durait quelquefois tout un mois, entraînait une nervosité croissante. C'était l'époque des intrigues, des colères, des querelles. Une mauvaise humeur générale s'emparait du simple soldat  et, par un effet d'osmose, remontait jusqu'au sommet de la hiérarchie, pour peu que le chef manifestât les mêmes dispositions d'esprit que ses subordonnés.
    Larcher gardait son calme. Il trouvait même un certain pouvoir lénifiant à ces conditions climatiques un peu particulières et se laissait séduire par cette ambiance irréelle que le vent, par sa constance, parvenait à créer (…). Cette poussière envahissante qui se déposait sur les objets de manière lancinante provoquait découragement et lassitude. Était-elle plus désagréable que la pluie ou la neige?
   Larcher eut cependant une pensée pour les pelotons de méharistes. Il se revoyait, dix années plus tôt, la tête protégée par le capuchon de sa pèlerine, les pieds nus dans des sandales piqués par les grains de sable projetés à grande vitesse (…). Comme il était bien souvent impossible de faire du feu, une pâte de dattes concassées, craquant sous la dent, circulait de main en main, permettant de tromper la faim en attendant une éclaircie.
    Larcher s'arracha à sa méditation pour s'asseoir à sa table de travail. Il prit un dossier, en souffla la poussière et se plongea une nouvelle fois dans sa lecture. Il ne tarda pas à le refermer. La carrière militaire réservait quelquefois des surprises. Chef de bataillon après vingt années de service, une mission inattendue lui avait été confiée, dérisoire, si son enjeu n'en avait été considéré comme de la première importance par le commandement. Renversé sur sa chaise, bourrant sa pipe mais oubliant de l'allumer…   
MARCEL LAUGEL
Le roman du Sahara,
Ed. Balland, 1991
www.webcache.googleusercontent.com


PIERRE LOTI
    Louis Marie Julien Viaud, dit Pierre Loti, né le 14 janvier 1850 à Rochefort et mort le 10 juin 1923 à Hendaye, est un écrivain et officier de marine française. Pierre Loti, dont une grande partie de l'œuvre est d'inspiration autobiographique, s'est nourri de ses voyages pour écrire ses romans, par exemple à Tahiti pour Le Mariage de Loti (1882), au Sénégal [v. au Sahara marocain] pour Le Roman d’un spahi (1881), etc. Membre de l’Académie française, il est enterré sur l’île d’Oléron, après des funérailles nationales.
LA MORT D’UN SPAHI
    Vers 1880, le Spahi fait service militaire au Sénégal. Il se fait muter ensuite à la place d’un autre  muté, après trois ans, dans le cadre d’une vision colonialo-exotique en Afrique du Nord, où il est tué au cours d’une bataille de pacification coloniale au Sahara marocain.

    De petites vapeurs tremblotantes, comme celles qui s’élèvent des fournaises, jetaient sur tout cela leurs réseaux mobiles ; ces paysages trompeurs miroitaient et tremblaient sous la chaleur intense ; – puis on les voyait se déformer et changer comme des visions ; – l’œil en était ébloui et lassé.
De temps à autre apparaissaient sur cette rive des groupes d’hommes de pure race blanche, – fauves et bronzés, il est vrai, – mais régulièrement beaux, avec de grands cheveux bouclés qui leur donnaient des airs de prophètes bibliques. – Ils allaient tête
nue sous ce soleil, vêtus de longues robes d’un bleu sombre, – Maures de la tribu des Braknas ou des Tzarazas, – bandits tous, pillards, détrousseurs de caravanes – la pire de toutes les races africaines. (…)
   La brise d’est, qui est comme la respiration puissante du Sahara, s’était levée peu à peu et augmentait d’intensité à mesure qu’on s’éloignait de la mer. Un vent desséchant, chaud comme un souffle de forge, passait maintenant sur le désert. – Il semait partout une fine poussière de sable et apportait avec lui la soif ardente du Bled-el-Ateuch. On jetait continuellement de l’eau sur les tentes qui abritaient
les spahis ; – un nègre traçait avec un jet de pompe des arabesques rapides qui disparaissaient à mesure, – vaporisées presque subitement dans l’atmosphère altérée. Cependant on approchait de Podor, l’une des plus grandes villes du fleuve, – et la rive du Sahara s’animait.
   C’était l’entrée du pays des Douaïch, pasteurs enrichis par leurs razzias de bétail faites en pays nègre. Ces Maures passaient le Sénégal à la nage en longues caravanes, chassant devant eux dans le courant, à la nage aussi, des bestiaux volés. Des campements commençaient à paraître dans la plaine sans fin. – Les tentes en poil de chameau, raidies sur des pieux de bois, ressemblaient à de grandes ailes de chauves-souris tendues sur le sable ; – elles formaient des dessins bizarres d’une grande intensité de noir, – au milieu d’un pays jaune, toujours aussi uniformément jaune.

PIERRE LOTI
Le Roman d’un Spahi,
Gallimard, 1992










JOSEPH PEYRÉ
   Joseph Peyré, écrivain français, est né le 13 mars 1892 à Aydie (Pyrénées-Atlantiques), et mort le 26 décembre 19681, à Cannes (Alpes-Maritimes). Ses ouvrages ont été couronnés de succès. Trois thèmes animent les romans de cet écrivain de la solitude et de l'exaltation de l'homme, du désert et des méharées à travers le sable. De son cycle romanesque saharien, comptons notamment L'Escadron blanc (1931), Le Chef à l'étoile d'argent (1933), La Légende du goumier Saïd. (1950), Sahara (1931), etc.

QUATRE VINGTS FUSILS SORTIS DU DRAA!
    C’est l’aventure colonialo-exotique d’un bataillon de légionnaires français à la poursuite d’un rezzou saharien Ould Abidine, issu du Draa, au Sahara marocain, encore soulevé contre la colonisation étrangère franco-espagnole, vers 1930.
   « Urgent priorité. - T. O. 1451 SC- Quatre-vingt-dix fusils Ould Abidine signalés sortis du Draa [du Sahara marocain] vingt septembre, en direction puits Iguidi. Stop. Faire connaître effectif mobile immédiatement disponible. »
    Le lieutenant méhariste Marçay lut d'un regard le radiogramme jaune que le sans-filiste venait de lui passer de sa main libre : Quatre-vingt-dix fusils sortis du Draa !
     La nouvelle tombait comme un éclair. Depuis un mois, par ondes courtes, des bruits couraient les oasis, soulevés, démentis par des messages invisibles. Mais cette fois l'alarme descendait du ciel par les deux mâts de la sans-fil : quatre-vingt-dix fusils sous le commandement d'un fils d'Abidine ! Le « rezzou » menaçant, la caravane de corsaires venait de se lancer sur la route du Sud.
      Le lieutenant Marçay se leva, et se dirigea vers la carte du Sahara, constellée de triangles, de cercles bleus et rouges qui faisaient le seul ornement de la pièce blanchie à la chaux.
     Quatre-vingt-dix fusils sortis du Draa, la zone inquiète jalonnée par le liséré vert et la file de croix des confins algéro-marocains. Depuis trois ans, les Berabers n'avaient armé aucune expédition de cette force pour courir l'étendue du reg pierreux et de la dune. Le lieutenant Marçay aurait voulu répondre trait pour trait à l'appel du Morse : le poste d'Adghar qu'il commandait était prêt à jeter sur la route des Berabers un « contre-rezzou » méhariste.
     Mais il fallait que le légionnaire penché, le casque écouteur collé à son crâne rasé, le torse nu, huilé de sueur, eût achevé de « recevoir ». Enfin le sans-filiste enleva son casque. Une sonnerie électrique déclencha, dans la pièce voisine, le halètement du moteur et l'étincelle bleue de deux heures déchira l'ombre orageuse.
     Le lieutenant Marçay passa alors au légionnaire le texte déjà griffonné et les champs magnétiques transmirent aux pylônes du Nord la réponse du poste perdu : « Deux pelotons de quarante hommes pourront partir dans les quarante-huit heures. »
     Peu importaient les hommes. La question du commandement concernait surtout les montures. Combien de méhara le lieutenant Marçay pouvait-il mettre en ligne ? Quarante venaient de rentrer usés jusqu'aux jarrets d'une reconnaissance, et il ne fallait pas compter sur eux avant des mois. Il y en avait cinquante au pâturage de la compagnie, éloigné de trois cents kilomètres.
    Mais depuis que durait l'alerte, le chef de poste avait pris ses dispositions : quatre-vingts méhara pouvaient, dans les quarante-huit heures, être amenés du pâturage d'Ilatou, où il les avait mis en réserve.
     Tout était paré. Les étincelles fulguraient encore dans la pénombre bleuie par le méthylène des rideaux que l'officier sortait et fondait, tache blanche, dans la blancheur du soleil.
Il était vêtu à la saharienne, de la petite blouse, de la longue culotte blanche flottante. Des « nails », larges semelles de cuir d'antilope, protégeaient ses pieds nus contre la brûlure du sable.
     Malgré la saison tardive, la chaleur atteignait encore quarante-trois à l'ombre, et il fallait un événement grave pour pousser à pareille heure un homme dans la cour ardente du bordj.
Les remous d'air soufflaient une haleine de four. La vertigineuse réverbération du soleil n'était coupée que par les pans d'ombre rouge des bâtiments qui épaulaient leurs cubes égaux à l'abri de l'enceinte.
      Les mâts de la sans-fil, seuls à s'élancer des plans écrasés de la citadelle depuis la démolition du donjon fondu par la pluie du six mars, semblaient encore vibrer sous la foudre : quatre-vingt-dix fusils sortis du Draa, les puits, les caravanes menacées, le Hod et l'Azaouad ouverts, à mille kilomètres dans l'ouest et le sud !

      Cependant les hommes de la compagnie saharienne dormaient, éparpillés par la sieste, dans leurs maisons indigènes.
Sous l'arc du pont-levis, jeté sur les douves à sec, la sentinelle en gandoura kaki, mousqueton à l'épaule, se leva au passage du lieutenant Marçay. Celui-ci traversa sans s'en douter l'immense plage nue qui séparait le bordj de sa demeure arabe. Pourtant, rien n'y brisait la lumière implacable. Le soleil tombait sur la nuque comme un poids de feu, les nails ne pouvaient s'arracher des braises du sable. Seul l'énorme bouc voué au sacrifice bêlait derrière la première maison. Comment se lèveraient-ils de cette arène et de ces murs frappés de mort, les quatre-vingts cavaliers armés sur lesquels les postes du Nord comptaient depuis dix minutes, les méharistes qui devaient former l'escadron blanc ?
      Arrivé chez lui, le lieutenant Marçay poussa la porte de planches, débris de caisses où la marque « Impérial Kebir » courait en caractères d'affiche, et réveilla son ordonnance qui dormait sur la dalle fraîche, le « chèche », le voile arabe, rabattu sur les yeux. Le soldat se leva. C'était, comme tous les méharistes de la compagnie, un homme des Chaamba, mince et sec, au teint jaune, portant le collier de barbe frisée et courte de sa tribu. On l'avait surnommé l'Azraf à cause de ses yeux bleus décolorés que le soleil semblait avoir éteints.
    — Va chez le lieutenant Kermeur lui dire qu'il vienne me trouver tout de suite, lui ordonna l'officier. Malgré l'heure insolite, le masque tiré de l'Azraf ne trahit nul étonnement. Il s'éloignait déjà lorsque son chef le rappela :
    — Attends...
    Le lieutenant Marçay s'écarta de quelques pas, revint, épongea la sueur qui dégouttait de son front. Puis il confirma l'ordre qui semblait lui coûter :                       
     —Va !  
JOSEPH PEYRÉ
L’escadron blanc,
Ed. Grasset, 1992







EUGЀNE FROMENTIN

Eugène Fromentin1, né le 24 octobre 1820, à La Rochelle (Charente-Inférieure), où il est mort le 27 août 1876. C’est un artiste peintre et un écrivain français. En 1846, il visite l'Algérie, avec deux amis et remplit ses carnets de croquis de paysages et d’habitants de l'Afrique du Nord, dont le Sahara marocain, s'inscrivant dans le mouvement de l'orientalisme de l’époque coloniale. Méconnu aujourd’hui, il demeure l’auteur du roman sur le renoncement difficile de l’adulte aux rêves de l’enfance. Il a écrit Un été dans le Sahara (1857), Une année dans le Sahel (1859), etc.
UN REPAS ARABE
    C’est le début de la colonisation française du Sahara maroco-algérien en 1853, suite à celle de l’Algérie, survenue en 1830. Les événements colonialo-exotiques sont vécus par l’auteur-narrateur, en témoin curieux et contestateur des mœurs et de la cuisine locales Arabes sahariennes.
     La chambre où nous mangions était toute petite, sans meubles, avec une cheminée française et des murs déjà dégradés, quoique la maison fût neuve. Il y avait du feu dans la cheminée; un tapis de tente trop grand pour la chambre et roulé contre un des murs, de manière à nous faire un dossier; pour tout éclairage, une bougie tenue par un domestique accroupi devant nous et faisant, dans une immobilité absolue, l’office de chandelier. Si simple que soit la salle à manger, si mal éclairé que soit le tapis qui sert de table, un repas arabe est toujours une affaire d’importance.
      La diffa est le repas de l’hospitalité. La composition en est consacrée par l’usage. D’abord un ou deux moutons rôtis entiers; on les apporte empalés dans de longues perches et tout frissonnants de graisse brûlante; il y a sur le tapis un immense plat de bois de la longueur d’un mouton; on dresse la broche comme un mât au milieu du plat; le porte-broche s’en empare à peu près comme d’une pelle à labourer, donne un coup de son talon sur le derrière du mouton et le fait glisser dans le plat. La bête a tout le corps balafré de longues entailles faites au couteau avant qu’on ne la mette au feu ; le maître de la maison arrache un premier lambeau et l’offre au plus considérable de ses hôtes. Le reste est l’affaire des convives.
     Le mouton rôti est accompagné de galettes au beurre, feuilletées et servies chaudes; puis viennent des ragoûts, moitié mouton et moitié fruits secs, avec une sauce abondante, fortement assaisonnée de poivre rouge. Enfin arrive le couscous, dans un vaste plat de bois reposant sur un pied en manière de coupe.
La boisson se compose d’eau, de lait doux, de lait aigre; le lait aigre semble préférable avec les aliments indigestes; le lait doux, avec les plus épicés.
    On prend la viande avec les doigts; sans couteau, ni fourchette, on la déchire; pour la sauce, on se sert de cuillers de bois, et le plus souvent d’une seule qui fait le tour du plat. Le couscous se mange indifféremment, soit à la cuiller, soit avec les doigts; pourtant, il est mieux de le rouler de la main droite, d’en faire une boulette et de l’avaler au moyen d’un coup de pouce rapide, à peu près comme on lance une bille. L’usage est de prendre autour du plat, devant soi, et d’y faire chacun son trou.

EUGЀNE FROMENTIN
Un été dans le Sahara,
Ed. Robert Laffont, 2010













                                               (2)
LA FIGURATION MYSTICO-ONIRIQUE
DU SAHARA MAROCAIN
DANS LES ROMANS OCCIDENTAUX
1904-2013        
DANS :
LE JARDIN D’ALLAH, R. HICHENS (Gr.-B.)
AU PAYS DE SABLES, I. EBERHARDT (Suis.)
THÉ AU SAHARA, P. BOWLES (U.S.A.)
 LES PERLES DE LUMIЀRE, B. KLAM (Fr.)





ROBERT HICHENS

     Robert Smythe Hichens, né à Speldhurst, 14 novembre 1864 et décédé à Zurich, le 20 juillet 1950, est un journaliste et romancier britannique. Il est auteur de nouvelles, parolier et critique musical dramaturge et satiriste. Son premier roman est The Coastguard's Secret (1886), mais connu surtout pour The Green Carnation (1894). Il en fera d'autres nombreux et passionnants romans dont certains ont été traduits en français dont  The Garden of Allah (Le jardin d’Allah), paru en1904, etc.

LE SAHARA CONFIRMAIT LES PAROLES DU DEVIN

      Une jeune fille Domini Rend veut rompre avec le monde pour tenter de se connaître elle-même. Elle part pour Biskra avec sa compagne et rencontre Boris Androvsky (ex-moine), à Alger attiré comme elle par le désert (le Sahara), tout deux partagés entre l’amour humain et celui mystico-onirique de Dieu. À la Trappe, oasis, elle ramène son mari et son fils, loin du domaine du comte Antéoni, au jardin d’Allah.    

    ... Elle souriait en entendant le vent, mugir. Le Sahara [v. marocain] confirmait pleinement les paroles du devin. Demain, elle et Androwski partiraient ensemble, dans la tempête, et dans les ténèbres. Le troupeau de chameaux se perdrait dans la désolation du désert, et les gens de Béni-Mora [bordj alors du Sahara marocain], les ayant vu disparaître, plaindraient peut-être ceux qui s'abritaient derrière les rideaux du palanquin. Ils les plaindraient, comme déjà Suzanne le faisait ouvertement, ayant une expression tragique. A cette pensée, elle se mit à rire de bon cœur.
     La nuit maintenant était avancée, minuit n'allait pas tarder à sonner et, elle n'avait pas encore songé à se coucher. Elle craignait en dormant d'oublier sa joie, et la gloire qui entrait dans sa vie. Elle restait jalouse de posséder les heures d'or de cette nuit bruyante et sombre; dormir serait les perdre. Et un sentiment d'avarice superbe s'exaltait en elle, contré la pensée du sommeil.
     Androwski dormait-il ? Elle se le demandait, elle désirait ardemment le savoir. Cette nuit, elle prenait conscience pour la première fois de l'intrépidité, inhérente à son caractère, qui lui sembla avoir atteint la perfection, sous l'influence de son amour parfait. (…) Mais maintenant, elle sentait que l'amour avait revêtu sa nature d'une armure qui la rendait invincible.
     Est-il étrange que l'homme ait ainsi le pouvoir de parachever l'œuvre de Dieu ? La raison ne doit pas devenir la servante de la foi en un être humain ? Elle ne songeait qu’à s'étonner de  rien. Tout dans la vie lui semblait être parfaitement en harmonie, parce que son cœur était en accord parfait avec un autre cœur. C'est pourquoi elle souhaitait la bienvenue à la tempête, et fit même bon accueil aux pensées évoquées par elle, au souvenir de la face convulsée du devin, lorsqu'il attachait ses yeux au sol, pour y lire, dans le sable, son destin (…).
     Le village et toute l'oasis restaient noyés dans un brouillard intense qui, au lieu de peser lourdement, flegmatiquement, sur la face de la vie et de la nature, allait et venait paraissant affolé sous le poids d'un cataclysme imminent. Il semblait chercher au travers des couches obscures, à s'affranchir pour le crime. C'était l'émissaire du désert, et il l'avait envoyé de la plus lointaine retraite des dunes, en le poussant d'une force irrésistible (…).
    Le désert faisait rage contre l'oasis qui osait le défier jusque dans son sein (…). Il vociférait contre les minarets des mosquées [lieu de paix], sous lesquels se réfugiaient les colombes effarées ; il secouait les barrières qui enfermaient les gazelles dans leur parc ; il cinglait la grande statue du Cardinal [la présence coloniale], qui lui faisait face hardiment, brandissant sa double croix, comme pour l'exorciser (…). Partout, dans l'oasis, éclatait sa puissance destructive, mais assurément, son attaque la plus terrible semblait dirigée contre l'église catholique [complice de la colonisation].

ROBERT HICHENS,
Le jardin d’Allah,
Ed. Publibook, 1904
ISABELLE EBERHARDT

Isabelle Wilhelmine Marie Eberhardt1, née le 17 février 1877 à Genève et décédée le 21 octobre 1904, à Aïn-Sefra, lors d’une crue de rivière, est une auteure suisse, de parents russes, naturalisée française par mariage. Installée à Bône avec sa mère en 1897, elle  préfère côtoyer les indigènes au lieu des Européens. Sa relation avec Mohamed Khodja l’amène à se convertir à l'Islam. Sa mère morte, elle devient nomade et rencontre Slimane Ehnni, un Musulman français et sous-officier de spahi, soupçonné d'espionnage. Elle se lie à Si El Hachemi chef de la confrérie Kadirya, et survit à une tentative d'assassinat, le 29 janvier 1901,  d’une confrérie rivale. Chassée d'Algérie par les autorités coloniales, en 1900, elle épouse Slimane et y revient, collaborer à El Akhbar de Victor Barrucand. Puis reporter de guerre, à Aïn Sefra, lors du conflit frontalier du Sahara oriental marocain avec la France, en Algérie occupée. En 1903, elle voit le général Lyautey, futur conquérant du Maroc, qui en dit : « elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire..». Ses œuvres éditées, en 1980, compte son roman, Au pays des sables  (1986).

SEULE DANS CE COIN PERDU DE LA TERRE

    Voici cent ans, l’auteure, vêtue en cavalier nomade, elle parcourt, dans une quête mystico-onirique, les pistes sahariennes algéro-marocaines, perturbées par la colonisation  au contact des bédouins et des marabouts sahariens, en 1902, menant une existence hors du commun, en embrassant l’Islam mystique au sein du désert. Ce dont rend compte ici l’état d’âme mystico-onirique de l’héroïne de son roman «Au pays des sables ».

    Un grand silence pesait sur la zaouïya accablée de sommeil. C'était l'heure mortelle de midi, l'heure des mirages et des fièvres d'agonie. La chaleur s'épanouissait sur les terrasses incandescentes et sur les dunes qui scintillaient au loin. On m'avait couchée sur une natte, dans un réduit donnant sur une terrasse haute. La petite pièce s'ouvrait toute grande sur le ciel de plomb et sur le désert de pierre et de sable qui brûlait sous le soleil. Aux poutrelles de palmier du plafond pendait une petite outre en peau de bouc, dont l'eau s'égouttait lentement dans un grand plat de cuivre posé à terre. Toutes les minutes, la goutte tombait, sonnait sur le métal, avec un bruit clair et régulier, d'une monotonie de tic-tac d'horloge d'hôpital ou de prison, et ce bruit me causait une souffrance aiguë, comme si la goutte obstinée était tombée sur mon crâne en feu.
   Accroupi près de moi, un esclave soudanais aux joues marquées de profondes entailles, agitait en silence un chasse-mouches de crin (…). Pendant des instants longs comme des années, j'imaginais le soulagement que j'éprouverais quand il aurait enlevé le plat sur mon ordre, et quand la goutte d'eau tomberait enfin sur le sol battu, avec un bruit mat. Mais je ne pouvais parler, et la goutte tombait toujours, sonnait inexorable sur le cuivre poli.
Les poutrelles du plafond s'évanouirent, un ciel s'enfonça devant mes yeux. Maintenant, c'étaient des palmes d'un bleu argenté qui se balançaient et bruissaient au-dessus de ma tête (…). J'étais couchée dans une séguia, sur de longues herbes aquatiques, molles et enveloppantes comme des chevelures. Une eau fraîche coulait le long de mon corps et je m'abandonnais voluptueusement à la caresse humide.
    Un autre ruisselet chantait à portée de ma bouche. Parfois, sans faire un mouvement, je recevais l'eau glacée entre mes lèvres ; je la sentais descendre dans mon gosier desséché, dans ma poitrine où s'éteignait peu à peu l'intolérable brûlure de la soif, l'eau, l'eau bienfaisante, l'eau bénie des rêves délicieux ! Je m'abandonnais aux visions nombreuses, aux extases lentes du Paradis des Eaux…il y avait là d'immenses étangs glauques sous des dattiers gracieux ; là coulaient d'innombrables ruisseaux clairs; des cascades légères ruisselaient des rochers couverts de mousses épaisses ; de toutes parts des puits grinçaient, répandant alentour des trésors de vie et de fécondité…Quelque part très loin une voix monta (…).
    La voix troubla mon repos. De nouveau mes yeux s'ouvrirent sur la petite chambre d'exil. L'homme des mosquées annonçait la prière du jour (…) J'étais tout à fait éveillée maintenant. Mes yeux aux paupières meurtries et alourdies s'ouvraient avidement sur la splendeur du soir. Soudain une tristesse infinie descendit dans mon âme. Des regrets enfantins m'envahissaient. J'étais seule, seule dans ce coin perdu de la terre marocaine, et seule partout où j'avais vécu et seule partout où j'irai, toujours… Je n'avais pas de patrie, pas de foyer, pas de famille… J'avais passé, comme un étranger et un intrus, n'éveillant autour de moi que réprobation et éloignement (…) Sur aucun point de la terre aucun être humain ne songeait à moi et ne souffrait de ma souffrance.
Plus lucide, calmée, j'ai méprisé ma faiblesse et j'ai souri.
    Si j'étais seule, n'était-ce pas parce que je l'avais voulu aux heures conscientes où ma pensée s'élevait au-dessus des sentimentalités lâches du cœur et de la chair également infirmes ?
Etre seul, c'est être libre, et la liberté était le seul bonheur nécessaire à ma nature. Alors, je me dis que ma solitude était un bien. Un souffle chaud se leva vers l'ouest, un souffle de fièvre et d'angoisse. Ma tête déjà lasse retomba sur l'oreiller ; mon corps s'anéantissait en un engourdissement presque voluptueux ; mes membres devenaient légers, comme inconsistants.  La nuit d'été, sombre et étoilée, tombait sur le désert. Mon esprit quitta mon corps et s'envola de nouveau vers les jardins enchantés et les grands bassins bleuâtres du Paradis des Eaux.

ISABELLE EBERHARDT
Seule dans ce coin perdu de la terre
Ed. Diana Levi, 1904
PAUL BOWLES

    Paul Bowles (30 décembre 1910-18 novembre 1999) est un compositeur, écrivain, et voyageur américain. Il passa la majeure partie de sa vie au Maroc. En 1929, il abandonna ses études et voyagea à Paris. En 1931, il adhéra au cercle littéraire et artistique de Gertrude Stein et, sur son conseil, se rendit à Tanger avec son professeur de musique, Aaron Copland. Il voyagea, dès l'année suivante, dans d'autres régions du Maroc, du Sahara marocain et en Algérie. En 1947, il s'établit à Tanger, où Jane Auer vint le rejoindra en 1949. Le couple devint le centre d’intérêt des milieux Européo-américains de la ville. Dès 1940, ils reçurent la visite Truman Capote, Tennessee Williams et Gore Vidal. En 1950, ils accueillirent Allen Ginsberg et William S. Burroughs. Là, Bowles écrivit des romans, des nouvelles et des récits de voyages. Malgré ses 52 ans au Maroc, il fut inhumé à Lakemont à New York. Il publia: Un thé au Sahara (The Sheltering Sky), en 1949 – Adapté pour le cinéma en 1990 par Bernardo Bertolucci, Après toi le déluge (Let It Come Down), en 1952 ,  La Maison de l'araignée (The Spider's House), en 1955.

KIT  S’IMAGINA QUE LA CARAVANE N’AVANÇAIT PAS

     En 1947, trois artistes américains Port et Kit Moresby et leur ami George Tunner débarque dans un port d’Afrique du Nord dans un but mystico-onirique, de traverser le Sahara marocain. Ils pensent y trouver remède à leur vie malheureuse. Port y meurt de Typhoïde et sa femme vit maintes mésaventures chez les Touaregs, puis à Tanger où elle retrouve Tunner sans le suivre pour aller vivre parmi les convives d’un café maure de la ville.

   En temps normal, il lui (Kit Moresly) arrivait souvent de penser que Port (Moresly) manquait de  compréhension; mais quand on en arrivait aux extrêmes, il était irremplaçable. Dans les moments vraiment difficiles, elle s'en remettait à lui, toute entière, non seulement parce qu'il devenait alors un guide infaillible, mais parce qu'une case de sa conscience l'utilisait comme un contrefort, et qu'ainsi, partiellement, elle s'identifiait à lui. (…)
    En pénétrant dans le wagon, elle n'eut plus l'impression de se trouver dans le train. Ce n'était qu'un espace rectangulaire rempli à craquer d'hommes en burnous bruns accroupis, endormis, allongês, debout, ou qui se déplaçaient dans un fouillis de ballots. Elle demeura un instant immobile à considérer le spectacle; elle éprouvait pour la première fois la sensation de se trouver en terre étrangère. (…)
    Si seulement il était possible de percer l'avenir, de discerner ce que leur réservaient les prochaines semaines! Les nuages sur les montagnes avaient bien été de mauvais augure, mais pas comme elle se l'était imaginé (…). Les autres présages annonçaient un drame beaucoup plus horrible et certainement inéluctable. Chaque péril évité la rapprochait d'un danger plus terrible encore. (…)
    Devant les musiciens, au centre de la pièce, une fille dansait, si l'on pouvait appeler ses mouvements une danse. Elle tenait à deux mains une canne derrière sa tête et ne remuait que son cou et ses épaules agiles. Ses mouvements gracieux, d'une impudence qui frisait le comique, traduisaient parfaitement les sons stridents en termes visuels. Port était moins touché par la danse que par l'expression étrangement détachée de la danseuse, une expression de somnambule. Son sourire était figé, et l'on aurait dit volontiers que son esprit l'était également, comme s'il s'adressait à un objet si lointain qu'elle seule en connaissait l'existence. Un dédain impersonnel et souverain se lisait dans ses yeux qui ne voyaient pas et dans la courbe de ses lèvres tranquilles. (…)
    La soudaine apparition du vent était un présage nouveau, qui ne pouvait se rapporter qu'aux jours à venir. Elle entendit sous la porte sa plainte étrange, animale. Si seulement elle pouvait renoncer, se détendre, et vivre dans la certitude que tout espoir était perdu. Mais une telle certitude n'existait pas ; plus d'une voie s'ouvrait toujours dans les jours à venir. On ne pouvait même pas abandonner tout espoir. Le vent soufflerait. Le sable redeviendrait immobile, et, d'une façon imprévisible, le temps amènerait une transformation qui ne pourrait être que terrifiante puisqu'elle ne serait pas un prolongement du présent. (…)
    Elle ne se posait pas de problème; elle se contentait d'être détendue et de voir se dérouler le doux paysage immuable. À vrai dire, elle s'imagina plusieurs fois que la caravane n'avançait pas, que la dune dont elle longeait le dessin aigu était celle qu'elle avait laissée depuis longtemps derrière elle, qu'il ne pouvait être question d'aller quelque part quand on n'était nulle part. Et cette sensation faisait naître en elle un léger trouble. "Suis-je morte?" se demandait-elle, mais sans angoisse, car elle était certaine du contraire.
PAUL BOWLES
Un thé au Sahara 
Ed. Gallimard, 2012
www.oic.uqam.ca  








BENOÎT KLAM

Benoît Klam est né en 1976, en Alsace quitte à neuf ans pour sillonner les mers avec l'École en bateau. À quatorze ans, il débarque, retrouve sa famille, reprend ses études, et après un court détour par la marine marchande, il sort diplômé de l'École Centrale des Arts et Manufactures. Depuis ce temps, installé sur le bord d'un fjord norvégien avec sa femme et ses enfants, il est ingénieur, puis il se rend pour un temps pour embrasser  l'immensité du Sahara marocain. Il écrit  Les perles de lumière (2013), une aventure mystico-onirique extraordinaire, au cours de qu’il exalte dans un style illuminé par une langue poétique, baigné dans la féérie et la solitude des sables salutaires.

AUX CONFINS DE L’HUMANITÉ

    Aux confis du Sahara marocain et de l’humanité, le vieux Mael vit en ermite pèlerin, dans un état mystico-onirique, une évasion salutaire du monde de soi et du monde, dans la solitude, au cœur du désert.      

   Barbe blanche, une mer de rides sur le front, il [Mael rêveur] marchait dans le désert. Ses yeux de vieillard, éteints, regardaient les pierres de l'étendue plate et aride au travers d'un mur de verre. Les sons de ce monde ne l'atteignaient pas, ou alors rarement, et si atténués. L'humanité et les êtres s'y agitaient, pantins silencieux, inaccessibles. Pourtant, un jour, il avait lui aussi fait partie des hommes. Il avait lui aussi été de l'autre côté de cette barrière invisible, souriant, joyeux, vivant. Il y avait longtemps de cela, soixante-dix ans ou plus, il en avait perdu le compte, emporté avec le reste.
    L'aube était claire et fraîche, comme toujours par ici. Les dernières paraboles, les dernières chèvres, les derniers chiens errants étaient depuis un bout de temps déjà derrière lui; il était parti tôt, très tôt, ce matin. À quoi bon attendre ? Ses vieilles jambes n'y tenaient plus. Son cœur brûlait d'impatience. Toutes ces années à guetter, patiemment, ce jour-là !
     Cette nuit sur sa paillasse, le vent l'avait réveillé pour lui murmurer que l'heure était venue. Ses poumons avaient goûté l'air vif et piquant, il avait regardé les étoiles qui l'invitaient au voyage, sémaphores éternels pour le guider, mains tendues pour l'emporter, puis il s'était levé avec la détermination tranquille de celui à qui le destin a parlé. Il avait accueilli l'instant avec paix et soulagement.
     «Enfin ! s'était-il dit. Que grâce soit rendue au Seigneur.» Non pas qu'il fût vraiment croyant, mais il gardait en lui la notion instinctive de ces forces qui le dépassaient et qui rendaient parfois les desseins de la vie humaine si impénétrables. Il avait avalé une poignée de dattes sèches accompagnées de lait de chèvre, petit déjeuner rituel de toujours depuis qu'il s'était installé aux confins de l'humanité.
   Après quoi, il avait préparé sa besace, ce qui fut vite réglé. Il n'avait pas besoin de grand-chose. Une couverture de laine pour la nuit, de l'eau et quelques vivres pour deux ou trois jours. Il avait embrassé du regard la pièce unique et contemplé ses maigres possessions posées pour la plupart à même le sol de terre battue. Ce n'était pas grand-chose, mais il s'y était attaché au fil des ans. Son cœur s'était serré légèrement à la pensée qu'il allait les quitter et une douce mélancolie l'avait laissé rêveur quelque temps, perdu en lui-même.
     Cet adieu fait, il avait enfilé sa seule paire de souliers, des sandales fidèles et si usées que c'était extraordinaire qu'elles tinssent encore à ses pieds. Il semblait qu'elles allaient se désintégrer d'un instant à l'autre pour ne faire plus qu'un avec la poussière du désert [du Sahara]. Son vieux bâton en main, blanchi et séché par le vent et le temps comme un os millénaire, il s'était mis en route dans le noir de la nuit.

BENOÎT KLAM
Les perles de lumière,
Ed. Rocher, 2013
 





(3)
LA FIGURATION MYTHICO-IDÉOLOGIQUE
DU SAHARA MAROCAIN
DANS LES ROMANS OCCIDENTAUX
1919-1980
DANS :
L’ATLANTIDE, P. BENOÎT (Fr.)
LA ROSE DE SABLE, H. DE MONTHERLANT (Fr.)
DÉSERT, J.G.M. Le CLÉZIO (Fr.)






PIERRE BENOÎT
   Pierre Benoit, né le 16 juillet 1886 à Albi, au Tarn, et mort le 3 mars 1962 à Ciboure, aux Pyrénées-Atlantiques, est un romancier français, membre de l'Académie française, dont les romans d'aventures, en tête desquels se trouve L'Atlantide (1919), ont connu un grand succès durant la première moitié du XXe siècle. Les romans du grand voyageur qu'il était ont souvent pour cadre des pays étrangers, voire exotiques dont étaient férus le grand public de son temps : L'Atlantide (1919), au Sahara moroco-algérien; le Lac salé (1921), aux États-Unis ; la Chaussée des géants (1922), en Irlande ; la Châtelaine du Liban (1924), en Syrie, etc.

FINIR NOYÉS AU MILIEU DU SAHARA

    Au cours d’une exploration mythico-idéologique dans le Sahara maroco-algérien, deux officiers français André se Saint Avit et Jean – Marie François Morhange ont capturés et conduits dans un palais merveilleux, prisonniers d’une femme, la Sultan Antinéa du Hoggar [v. le Saghro, le Hoggar du Sahara marocain], petite fille des Atlantes [v. l’Atlantique] qui les envoûte par dépaysement.

   - Antinéa ne peut être qu'un nom propre —, dit Morhange.
   - qui s'applique-t-il? J'avoue l'ignorer, et si, à l'heure actuelle, je marche vers le Sud en vous y entraînant, c'est que je compte sur un supplément d'informations. Son étymologie? Il n'y en a pas une, il y en a trente possibles. Songez bien que l'alphabet tifinar est loin de cadrer avec l'alphabet grec, ce qui multiplie les hypothèses. (…)                                                                                                                      
   – Finir noyés au beau milieu du Sahara eût été prétentieux et ridicule. Vous nous avez, grâce à votre esprit de décision, évité cette fin paradoxale (...).
   – Vous êtes les Hommes. Elle est la Femme, dit la voix songeuse de M. Le Mesge. Tout est là.
   – Vraiment, monsieur, je ne vois... nous ne voyons pas bien.
   – Vous allez comprendre. Avez-vous réellement oublié à quel point les belles reines barbares de l'Antiquité ont eu à se plaindre des étrangers que la fortune poussa vers leurs rivages ?
    … Si loin que nous reportent nos souvenirs, nous ne voyons que procédés semblables de grivèlerie et d'ingratitude. Ces messieurs usaient largement de la beauté de la dame et de ses richesses. Puis, un matin, ils disparaissaient. Bien heureuse encore si le quidam, ayant fait soigneusement le point, ne revenait pas avec des navires et des troupes d'occupation (…).
     Je sais ce que c'est la peur. Aussi maintenant, quand je fixe l'immensité ténébreuse d'où tout à l'heure surgira brusquement l'énorme soleil rouge, je sais que ce n'est point de peur que je tressaille. Je sens lutter en moi l'horreur sacrée du mystère et son attrait. (..)
    - Maintenant, — m’annonça-t-il, — il n’y a plus que des livres. Je vais te les faire passer. Mets-les en tas, dans un coin, en attendant qu’on me fabrique des rayons.
   Deux heures durant, je l’aidai à empiler une véritable bibliothèque. Et quelle bibliothèque ! comme jamais poste du Sud n’en aura vu.
  Tous les textes consacrés, à un titre quelconque, par l’antiquité aux régions sahariennes, étaient réunis entre les quatre murs crépis de cette chambre de bordj (…). Je note encore la Descrittione dell’ Africa, de Léon l’Africain ; les histoires arabes d’Ibn-Khaldoun, d’Al-Iaqoub, d’El-Bekri, d’Ibn-Batoutah, de Mohammed El-Tounsi (…).           
    Mais voilà, il y avait le Parlement qui ne marchait pas, à cause de l'Angleterre, de l'Allemagne, à cause surtout d'une certaine Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, qui prescrit que l'insurrection est le plus sacré des devoirs, même lorsque les insurgés sont des sauvages qui vous coupent proprement la tête (…). « Vous êtes, tous les deux, continua M. Le Mesge, sous la puissance d'une femme. Cette femme, la reine, la sultane, la souveraine absolue du Hoggar, s'appelle Antinéa. Ne sursautez pas, monsieur Morhange, vous finirez par comprendre. »
    Il ouvrit le livre et lut cette phrase : Je dois vous en prévenir d'abord, avant d'entrer en matière : ne soyez pas surpris de m'entendre appeler des barbares de noms grecs. «Quel est ce livre ? balbutia Morhange, dont la pâleur, en cet instant, m'épouvanta.
    – Ce livre, répondit lentement, pesant ses mots, avec une extraordinaire impression de triomphe, M. Le Mesge, c'est le plus grand, le plus beau, le plus hermétique des dialogues de Platon, c'est le Critias ou L'Atlantide (…).
   Un nouveau coup de timbre. La vieille fit place à un second nègre, celui-ci grave, tout de blanc vêtu, avec une calotte de coton tricoté sur son crâne oblong. C'était le barbier, et sa main était douée d'une prodigieuse dextérité. Il eut tôt fait de couper mes cheveux, fort convenablement ma foi. Puis, sans me demander si je n'avais pas une taille préférée, il me rasa complètement.
Je considérai avec plaisir mon visage tout entier réapparu.             « Antinéa doit aimer le genre américain, pensai-je. Quel affront à la mémoire de son digne grand-père, Neptune ! » (…).
    On n'est pas impunément des mois, des années, l'hôte du désert. Tôt ou tard, il prend barre sur vous, annihile le bon officier, le fonctionnaire timoré, désarçonne son souci des responsabilités.
   Qu'y a-t-il derrière ces rochers mystérieux, ces solitudes mates, qui ont tenu en échec les plus illustres traqueurs de mystères ?
                                                                                                       
PIERRE BENOÎT
L’Atlantide

HENRY DE MONTHERLAND
   Henry de Montherlant, de son nom Henry Marie Joseph Frédéric Expedite Millon de Montherlant, est né le 20 avril 18951 à Paris 7e, y est décédé le 21 septembre 19722, est un romancier, essayiste, auteur dramatique et académicien français. Il critique la violence de l'Européen sur l'indigène, en Afrique du nord, et en éprouve le dégoûter pour la vie. Il vit entre Paris et l’Afrique du Nord, notamment en Algérie en 1930. D’où l'origine de sa réflexion sur le régime colonial, au contact des indigènes coloniaux », il compose La Rose de Sable (1968), etc., où il dénonce sous la forme romanesque les excès de la France coloniale. De peur d'indisposer la France, il renonce à le publier. Sa publication sera étalée sur 30 ans, entre 1938 et 1968.

L'IMAGINATION SAHARIENNE

     En 1931, le lieutenant d’Auligny est en garnison en France. Sa  mère, fille de général, le fait affecter au Maroc, pour qu'il y gagne du galon ou la croix. L’officier d’Auligny s'intéresse peu d'abord à l’aspect mythologico-idéologique de la colonisation nord-africaine. Mais il s’éprend d’une jeune Bédouine du Sahara marocain et se met à penser aux méfaits de la colonisation. Enfin, il se fait porter malade pour éviter une campagne militaire contre la résistance patriotique locale.
    (…) Depuis sept semaines qu'il était dans le Sud, jamais l'idée lui était venue de regarder le coucher du soleil, autrement que d'un regard distrait, et lorsqu'il trouvait ce phénomène sous les yeux. Mais, ici, il était dans l'état d'esprit du Parisien qui ne verra même pas le ciel, s'il s'agit du ciel de Paris, et s'extasiera à son endroit, s'il passe une journée à la campagne.
   C'était aussi sa première nuit sur la dure, en plein désert, et il voulait écrire là-dessus à Mme d'Auligny une lettre littéraire, avec descriptions à la clef. En effet, l'imagination saharienne (mirages, couchers de soleil, oasis enchantées, réminiscences bibliques, etc) n'est pas seulement le lyrisme des gens qui ne sont pas poètes. Elle a une arrière-pensée patriotique qui au début avait échappé à Auligny. L'imagination saharienne (ou marocaine) peut être synthétisée toute entière dans la comparaison que fit le général Drude à ses troupes se rembarquant.
    En bas, leur dit-il à peu près, vous voyez la mer bleue ; au-dessus, Casablanca la blanche ; et au-dessus encore le ciel rouge du couchant : c'est l'image de notre drapeau que vous avez déployé sur le Maroc. Depuis lors, toute description du Maroc ou du Sahara en revient toujours à figurer peu ou prou, comme dans l'allocution du brave général, le drapeau tricolore. L'imagination saharienne travaille à augmenter la valeur morale de la terre que nous conquérons, et à faire passer plus aisément les sacrifices de tout genre que nous coûte cette conquête. (...)
    Qu'était-ce alors que son petit désir pour Ram, jusqu'à ce jour ? Le registre change, le ton s'élève. Des sentiments qui parlaient chez lui en sourdine vont y prendre une voix dominante. Sous l'influence de son amour pour Ram, ces hommes autour desquels sa sympathie a toujours tourné, maintenant il les aime. Mais, soulevé par cette grande lame, il dépasse son éducation, le rôle qu'on lui a confié, son devoir même peut-être : en cet instant, ces hommes, il les préfère à ses compatriotes.
    Mouvements redoutables! Il est entré dans le jeu social sous les couleurs d'une équipe; on savait exactement ce qu'il était, ce qu'on devait attendre de lui. Et ne dirait-on pas qu'au beau milieu de la partie il change de maillot, se met avec l'adversaire! Il a cessé de voir à travers les idées qu'on lui a apprises, les lunettes qu'on lui a données. Maintenant il voit avec ses yeux à lui, et il oblique, prend une autre direction. Où va-t-il ? Dans le même instant où son amour, comme pour prouver qu'il est bien de l'amour, le rend triste alors qu'il a toutes les raisons d'être heureux (…), son esprit vole en avant, déjà découvre la terre inconnue. Avec une témérité naïve, il lui semble qu'il devance ses camarades, ses chefs, voit des choses qui leur sont cachées, et met la main, en jeune conquérant, sur une vérité plus vraie que la leur.

 HENRY DE MONTHERLAND
La rose de sable
JEAN-MARIE GUSTAVE LE CLÉZIO

Jean-Marie Gustave Le Clézio, signant  J. M. G. Le Clézio1, né le 13 avril 1940 à Nice, est un écrivain de langue française, de nationalités française et mauricienne. Il connaît vite le succès avec son premier roman Le Procès-verbal (1963). Jusqu’aux années 1970, ses écrits littéraires portent sur les recherches formelles du Nouveau Roman. Puis, influencé par ses origines familiales, ses incessants voyages et son goût pour les cultures amérindiennes, il publie des romans qui portent sur l’onirisme et le mythe, comme Désert (1980) et Le Chercheur d’or,(), etc.  Il est aussi l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages de fiction (romans, contes, nouvelles) et d’essais. Il reçoit  le prix Nobel de littérature en 2008, en tant qu’explorateur d’une humanité au-delà et en dessous de la civilisation mythico-idéologique régnante. 


LE SAHARA PAYS OÙ LES LOIS DES HOMMES
N’AVAIENT PAS D’IMPORTANCE

     La progression d’une caravane dans le Sahara marocain du Draa, Tamgrout, Igdi, Aït Atta, Gheris, Tafilalet, les ksours de l’Atlas, Hank vers Tombouctou. C’est le récit d’une part de Nour du clan nomade fuyant la colonisation mythico-idéologique chrétienne, vers la terre de Ma-el-Aïnine, le symbole du pays de la liberté et celui de Lalla fuyant un pariage forcé à Tanger, aux portes du désert, vers l’exil lointain à Marseille.

   Ils avaient marché ainsi pendant des mois, des années, peut-être. Ils avaient suivi les routes du ciel entre les vagues des dunes, les routes qui viennent du Draa, de Tamgrout, de l'erg Iguidi, ou, plus au Nord, la route des Ait Atta, des Gheris, de Tafileit, qui rejoignent les grands ksours des contreforts de l'Atlas, ou bien la route sans fin qui s'enfonce jusqu'au cœur du désert, au-delà du Hank, vers la grande ville de Tombouctou. Certains étaient morts en route, d'autres étaient nés, s'étaient mariés. Les bêtes aussi étaient mortes, la gorge ouverte pour fertiliser les profondeurs de la terre, ou bien frappées par la peste, et laissées à pourrir sur la terre dure. C'était comme s'il n'y avait pas de noms, ici, comme s'il n'y avait pas de paroles. Le désert lavait tout dans son vent, effaçait tout. Les hommes avaient la liberté de l'espace dans leur regard, leur peau était pareille au métal.
    La lumière du soleil éclatait partout. Le sable ocre, jaune, gris, blanc, le sable léger glissait, montrait le vent. Il couvrait toutes les traces, tous les os. Il repoussait la lumière, il chassait l'eau, la vie, loin d'un centre que personne ne pouvait reconnaître. Les hommes savaient bien que le désert ne voulait pas d'eux : alors ils marchaient sans s'arrêter, sur les chemins que d'autres pieds avaient déjà parcourus, pour trouver autre chose. L'eau, elle était dans les «aïun» les yeux, couleur de ciel, ou bien dans les lits humides des vieux ruisseaux de boue. Mais ce n'était pas de l'eau pour le plaisir, ni pour le repos. C'était juste la trace d'une sueur à la surface du désert, le don parcimonieux d'un Dieu sec, le dernier mouvement de la vie.
      Eau lourde arrachée au sable, eau morte des crevasses, eau alcaline qui donnait la colique, qui faisait vomir. Il fallait aller encore plus loin, penché un peu en avant, dans la direction qu'avaient donnée les étoiles. Mais c'était le seul, le dernier pays libre peut-être, le pays où les lois des hommes n'avaient plus d'importance. Un pays pour les pierres et pour le vent, aussi pour les scorpions et pour les gerboises, ceux qui savent se cacher et s'enfuir quand le soleil brûle et que la nuit gèle.

J.-M. G. Le Clézio,
Désert,
Ed. Gallimard. 1980








(4)
                 LA FIGURATION GÉO-STRATÉGIQUE                 
DU SAHARA MAROCAIN
DANS LES ROMANS OCCIDENTAUX
1929-2012
DANS :
VENT DE SABLE, J. KESSEL (Fr.)
TERRE DES HOMMES, A. DE ST-EXUPÉRY (Fr.)
L’ÉTERNEL ABÎME, J. KNITTEL (Suis.)
SAHARA, CIZIA ZYKË (Fr.)
SAHARA, L. LEANTE (Esp.)
KATIBA, J. C. RUFIN (Fr.)
PANIQUE À BAMAKO, G. DE VILLIERS (Fr.)




JOSEPH KESSEL
Joseph Kessel, né le 10 février 1898 à Villa Claraen Entre Ríos, Argentine, mort le 23 juillet 1979 à Avernes en Val-d'Oise, est un journaliste, reporter et romancier français. Il est le fils de Samuel Kessel, médecin juif lituanien (en Russie impériale). Après avoir son doctorat à Montpellier, il s'embarqua pour l'Argentine avec son épouse. Infirmier brancardier en 1914, il obtint en 1915 sa licence de lettres et s’engagea, à 17 ans, au Journal des Débats, service de politique étrangère et se lia à l’équipe de Pierre Lazareff de Paris-Soir. Correspondant de guerre  en d'Espagne, puis de la drôle de guerre, il rejoignit la Résistance et le réseau Carte, avec Maurice Druon. Il franchit les Pyrénées pour gagner Londres et les Forces françaises du général de Gaulle. À la Libération, il est reporter et assiste au procès de Nuremberg pour France-Soir. Il voyage en Palestine, le 15 mai 1948, et publia : La Steppe rouge (1922),  L'Équipage (1923), Vent de sable (1929), etc. Il est reçu à l’Académie française, en 1962, au fauteuil du duc de La Force.
CAPTURÉS AU SAHARA PAR
DES R’GUIBAT

     Écrit à la suite du voyage de l’auteur sur la ligne Toulouse- Casablanca-Dakar avec Émile Lecrivain, ouverte en 1925, qui eut pour étapes Casablanca, Agadir, le Fort Juby, le pénitencier militaire, la Villa Cisneros et sa garnison espagnole. C’est pour eux un objectif géostratégique religieux au péril de leur vie.
     
    Ecoutons Joseph Kessel qui relate ces histoires dans "Vent de sable", l'histoire de son vol vers le Sénégal comme journaliste à bord des avions de la Ligne." Or, le 2 Mars 1927, l'hydravion uruguayen piloté par le commandant Larre-Borges, qui tentait le raid transatlantique avec trois hommes à bord, tomba en mer à une centaine de kilomètres de Cap Juby. Cet accident suscita dans le monde entier une angoisse profonde. D'abord le sort de l'équipage demeura complètement inconnu. Puis on apprit qu'il avait pu gagner la côte et avait été fait prisonnier par les Maures.
      Le 5 Mars, Mermoz découvre ce qui restait de l'hydravion et signale aussitôt sa position. Les pilotes Riguelle et Guillaumet se posent près de la carcasse et recueillent les renseignements auprès des Maures. Le 8, les pilotes Reine et Antoine vont déposer près des ravisseurs des Uruguayens, les émissaires du gouvernement espagnol, et s'envolent sous une grêle de balles. Le 10, les mêmes pilotes viennent prendre l'équipage uruguayen racheté et le ramènent au Cap Juby.  Cela se passait trois mois après le meurtre de Gourp, Erable et Pintado, dans la même région, avec les mêmes fanatiques.
      Il y eut encore des pannes, encore des captivités. Elles furent assez bénignes. Jusqu'à cette aube de Juin 1928 où l'avion qui portait le pilote Marcel Reine, l'ingénieur Edouard Serre et l'interprète marocain Abdallah vint heurter dans la brume une haute dune du Rio de Oro, Sahara espagnol. Sortis indemnes de l'appareil inutilisable, les trois hommes furent presque aussitôt capturés par des R'Guibat. Ces nomades et guerriers maures appartenaient à une tribu particulièrement farouche et avide. Les messagers qui se présentèrent de leur part au fort le plus proche exigèrent pour leurs deux captifs une rançon démesurée. Les pourparlers durèrent quatre mois.
     Pendant ce temps, Reine et Serre vécurent en esclaves des chameliers à la peau bleue. La faim, la soif, la chaleur torride, la vermine, les coups, les marches épuisantes, les mains et les jambes couvertes de plaies, ils connurent tous les tourments que pouvait infliger un sol, un climat et des maîtres également impitoyables. En France, leurs noms étaient devenus célèbres. On suivait leur aventure au jour le jour avec angoisse et passion.    
     Quand ils furent enfin libérés, on les accueillit, on les fêta comme des triomphateurs. Puis on pensa à autre chose.

JOSEPH KESSEL
Vent de sable,
Ed. du Panthéon, 1929

ANTOINE DE SAINT-EXUPÉRY

   Antoine Marie Jean-Baptiste Roger de Saint-Exupéry, né le 29 juin 1900, à Lyon et disparu en vol, le 31 juillet 1944 en mer, au large de Marseille. Issu d’une famille de la noblesse française, il a eu une enfance heureuse malgré la mort de son père. Peu brillant, il obtient son baccalauréat en 1917 et, après un échec à l'École navale, il s'oriente vers les beaux-arts et l'architecture. Pilote lors de son service militaire en 1921, à Strasbourg, il est engagé en 1926 par la compagnie Latécoère (future Aéropostale) pour transporter le courrier de Toulouse au Sénégal avant de rejoindre l'Amérique du Sud en 1929. Il publie, s’en ses premiers romans : Courrier sud (1929) et surtout Vol de nuit (1931), qui rencontre un grand succès. Dès 1932, son employeur en difficulté, il s’adonne à l’écriture et au journalisme. Il entreprend de grands reportages au Viêt Nam en 1934, à Moscou en 1935, en Espagne en 1936, qui nourriront sa réflexion géostratégique sur les valeurs humanistes qu'il développe dans Terre des hommes (1939).

SI NOUS RETROUVIONS CISNEROS

     L’auteur est nommé pilote de ligne assurant le courrier entre Toulouse et Dakar. Il fait ici le récit géostratégique d’un accident de vol, en compagnie de son navigateur André Prévot dans le Sahara marocain.

     Nous n’étions plus certains de rejoindre la côte, car l’essence manquerait peut-être. Mais, la côte une fois rejointe, il nous eût fallu retrouver l’escale. Or, c’était l’heure du coucher de la lune. Sans renseignements angulaires, déjà sourds, nous devenions peu à peu aveugles. La lune achevait de s’éteindre, comme une braise pâle, dans une brume semblable à un banc de neige. Le ciel, au-dessus de nous, à son tour se couvrait de nuages, et nous naviguions désormais entre ces nuages et cette brume, dans un monde vidé de toute lumière et de toute substance. Les escales qui nous répondaient renonçaient à nous renseigner sur nous-mêmes : «Pas de relèvements...Pas de relèvements... », car notre voix leur parvenait de partout et de nulle part.
     Et brusquement, quand nous désespérions déjà, un point brillant se démasqua sur l’horizon, à l’avant gauche. Je ressentis une joie tumultueuse, Néri se pencha vers moi et je l’entendis qui chantait ! Ce ne pouvait être que l’escale, ce ne pouvait être que son phare, car le Sahara, la nuit, s’éteint tout entier et forme un grand territoire mort. La lumière cependant scintilla un peu, puis s’éteignit. Nous avions mis le cap sur une étoile, visible à son coucher, et pour quelques minutes seulement, à l’horizon, entre la couche de brume et les nuages. Alors nous vîmes se lever d’autres lumières, et nous mettions, avec une sourde espérance, le cap sur chacune d’elles tour à tour. Et quand le feu se prolongeait, nous tentions l’expérience vitale : « Feu  en vue, ordonnait Néri à l’escale de Cisneros, éteignez votre phare et rallumez trois fois. » Cisneros éteignait et rallumait son phare, mais la lumière dure, que nous surveillions, ne clignait pas, incorruptible étoile.

    Malgré l’essence qui s’épuisait, nous mordions,  chaque fois, aux hameçons d’or, c’était, chaque fois, la vraie lumière d’un phare, c’était, chaque fois, l’escale et la vie, puis il nous fallait changer d’étoile. Dès lors, nous nous sentîmes perdus dans l’espace  interplanétaire, parmi cent planètes inaccessibles, à la recherche de la seule planète véritable, de la nôtre, de celle qui, seule, contenait nos paysages familiers, nos maisons amies, nos tendresses. De celle qui, seule, contenait... Je vous dirai l’image qui m’apparut, et qui vous semblera peut-être puérile. Mais au cœur du danger on conserve des soucis d’homme, et j’avais soif, et j’avais faim. Si nous retrouvions Cisneros, nous poursuivrions le voyage, une fois achevé le plein d’essence, et atterririons à Casablanca, dans la fraîcheur du petit jour. Fini le travail ! Néri et moi descendrions en ville.».

ANTOINE DE SAINT-EXUPÉRY
Terre des hommes,
Ed. Gallimard, 1939
JOHN KNITTEL

   John Knittel est un écrivain suisse, né le 24 mars 1891 à Dharwad (Inde), mort 26 avril 1970 à Maienfeld, canton des Grisons. Fils d'un père pasteur missionnaire aux Indes originaire du Wurtemberg, il fait ses études en Suisse où sa famille s'installe en 1896. Il devient médecin, et publie son premier roman en 1919 en langue anglaise. En 1922 il devient directeur d'un théâtre à Londres. Beaucoup de ses œuvres, lorsqu'elles n'ont pas la Suisse pour cadre : Thérèse Étienne, Via Mala, sont inspirées de ses nombreux voyages dans les pays du pourtour méditerranéen : Italie, Égypte, Maroc, etc. C'est Via Mala (1939) qui lui acquiert de la part du grand public un succès qui ne se démentira plus. John Knittel est mort en avril 1970 à Maienfeld, canton des Grisons (Suisse).  Il écrivit  Le docteur Ibrahim (1959), L’éternel Abîme (1974), etc.

LE ROUX L’ENNEMI TENACE
DES FRANÇAIS ET DES ESPAGNOLS
                                          
  C’est l’histoire d’Abd- el-Kader, homonyme d’Abd- el-Kader, vaincu en Algérie en 1847. Toutefois, entre d’Abd- el-Kader, dit le Roux a vu l’instauration du Protectorat français au Maroc, le soulèvement du Rif par d’Abd- el-Krim, en 1924 et sa défaite face à la coalition militaire franco-espagnole, en 1926. Il symbolise la lutte géostratégique des Marocains pour la liberté, à travers l’épisode de la capture au Sahara marocain du général Sonloup et de sa fille, prise d’otages en vue d’obtenir une rançon pour continuer la lutte.

    "Le Roux", homme intrépide, était enveloppé d'un voile de mystère. Nul Européen n'avait pu l'approcher. Il était l'ennemi le plus tenace des Français et des Espagnols.
    On savait qu'il avait adhéré au parti de Mohammed Ben-Abd-el-Krim-el-Khatabi et qu'il avait réuni autour de lui, après la défaite d'Abd-el-Krim, un grand nombre de partisans, Berbères et Arabes. Au demeurant, on ne savait presque rien de sa personne...
    Un escadron du 5ème régiment de chasseurs d'Afrique était en marche. Ayant quitté Bordj-Oued-Kjardès l'aube, il entra à l"heure de midi dans l'unique rue du petit village de Mreier.
   Ce village se trouvait sur la route militaire qui ondule de l'Atlas du Maghreb  vers la plaine, tel un long serpent gris déroulant de larges courbes vers l'horizon du sud [v. le Sahara marocain] pour se perdre enfin dans le bassin sans limites du Sahara.

JOHN KNITTEL
L’éternel abîme,
Ed. L.G.F., 1974
CIZIA ZYKË

   Cizia Zykë, né Jean-Charles Zykë, est un écrivain aventurier   français, né en 1949, au Maroc, il est mort à Bordeaux, le 27 septembre 2011. Fils d'un légionnaire français d’origine albanaise et d’une mère grecque, Cizia Zykë passe son enfance à Taroudant, dans le sud du Maroc saharien. Sa famille s’installe à Bordeaux, lorsque le Maroc obtient son indépendance, en 1956. Amateur de drogues, il se rend souvent à Amsterdam, pendant cette période-là, pour se procurer des stupéfiants. Après deux overdoses d’héroïne, il décide de partir pour au Sahara marocain, en Afrique du Nord, où il finit par organiser un commerce extrêmement lucratif de véhicules d’occasion. Zykë meurt à Bordeaux d'une crise cardiaque, le 27 septembre 2011. De ses romans autobiographiques, il faut citer : Oro (1985), Sahara (1986), etc.

LE COMMERCE DES DONS DE L’U.N.I.C.E.F.
ET DES O.N.G.
    À contrario de la géostratégie incarnée par les dons de l’U.N.I.CE.F. et des O.N.G. humanitaires internationales, ceux-ci sont commercialisés au sud du Sahara marocain, entre l’Algérie et le Sahel, et ce conjointement avec l’esclavage  des filles et des femmes fuyant et  cherchant aide et refuge dans les pays voisins,  contre l’insécurité qui sévit dans la région et sont alors  vendues aux harems des nouveaux riches locaux.

    Quinze jours pour descendre et traverser le désert [le Sahara], une semaine à dix jours pour vendre, la fête ici, la fête à Bordeaux, et ils recommencent le circuit.
  « Et la traversée ?
   - Le désert ? C’est tranquille. Du billard ! »
     Il ne résiste pas à la tentation de me raconter le voyage du curé espagnol qu’ils ont ramassé la dernière fois dans le Sud algérien.
     Il était en panne. On lui a dit : « Mon père, monter avec nous. El lui nous a dit, ‘merci’ » (…).
    Tôt ce matin, je suis allé faire un tour. Niamey est une ville moite et bruyante. Les heures de la matinée sont celles où l’activité des rues est la plus désordonnée, surtout dans le quartier du grand marché, débordant d’allées et venues, véritable labyrinthe de toits de paille et de couleurs criardes.
     La plupart des Africains sont commerçants. Les moins favorisés sont assis dans la rue devant une natte où se trouve leur unique marchandise : une mangue, trois cacahuètes, ou une paire de vieux boulons. Ceux-là ne réussissent pas. Les autres, gros poussahs noirs dégoulinant de graisse, sont plus prospères. Ils doivent leur succès commercial à l’excellent label U.N.I.C.E.F. ils réalisent de très bonnes marges puisqu’ils vendent des cadeaux.
    Je pensai pourtant être dénué de scrupules, mais en Afrique, je suis battu. Des cartons d’emballage portent encore le nom de ces organismes humanitaires. Certaines âmes charitables seraient sans doute surprises de savoir que leurs dons ne nervent qu’à engraisser quelques salopards locaux.

    Mais ils ont fait mieux, ils ont vendus aux enchères des centaines de filles et de femmes de la tribu des Tamacheks. Fuyant le Sahel, elles venaient chercher de l’aide ici, où à partir d’un certain seuil de richesse, il est d’usage d’avoir un harem…       Il (Alain) m’explique qu’il avait déjà tenté deux fois de traverser le désert, mais que, par trouille, il avait flanché devant le Sud algérien. Cette fois-ci, il a réussi, encouragé par la présence à ses côtés, des Bordelais (…).  
    Le lendemain, les Bordelais sont repartis pour l’Europe. Je serre longuement la main du Ministre des Affaires d’Occasion qui sait que je vais réapparaître. Je lui fais cadeau du siège passager de la Méhari du Pâtissier que j’ai viré, afin de pouvoir voyager à l’arrière, confortablement, jambes allongées. Miguel s’est installé à côté de moi.
     On est reparti vers le Sud.
CIZIA ZYKË
Sahara,
Ed. Hachette, 1986
LUIS LEANTE



    Elle dort le matin, l’après-midi, elle dort presque tout le temps. Puis elle a des insomnies pendant une grande partie de la nuit, un état de veille irrégulière où les moments de lucidité passagère alternent avec ceux de délire ou d’abandon, souvent d’inconscience. Jour après jour, depuis des semaines. Aucune frontière dans le cours du temps. Quand elle parvient à rester éveillée quelques instants,  elle tente d’ouvrir les yeux avant de retomber dans le vertige du sommeil, un sommeil si profond qu’elle peine à en émerger.

L’IMAGE DU SCORPION AU-DELÀ
DU CAUCHEMARD

   Une femme espagnole quinquagénaire Montse s’éveille dans un hôpital  en un lieu stratégique perdu entre le Maroc et l’Algérie. Une infirmière veille constamment sur elle. Quelques mois plus tôt, le médecin Montsera Cambra découvre dans les affaires d’une Algérienne la photo, datée en 1976, de Santiago San Roman, son premier amour. Elle le croyait alors exécuté, en 1975, pour collaboration avec le Polisario. Elle part à sa recherche dans les camps de Tindouf. Mais en chemin, elle se fait piquer par un scorpion.

    Depuis des jours, lors de ses rares moments de lucidité, elle distingue des voix étrangères. Lointaines, comme si elles provenaient d’une autre pièce ou du tréfonds de son sommeil. Elle les entend parfois près d’elle, toutes proches. Elle n’en est pas sûre, mais il lui semble que les inconnus parlent en arabe, en  chuchotant. Elle ne comprend rien à ce qu’ils disent, mais le son de leurs voix, loin de l’inquiéter, la réconforte. Elle a du mal à réfléchir, beaucoup de mal. Si elle fait un effort pour vérifier où elle se trouve, elle ressent une grande fatigue et plonge en une seconde dans le sommeil redouté. Elle lutte pour ne pas s’endormir, car elle souffre d’hallucinations.
    Elle est sans cesse assaillie par la même image : le cauchemar du scorpion. Même éveillée, elle redoute d’ouvrir les yeux au cas où l’arachnide ait survécu au sommeil. Mais elle a beau essayer, ses paupières demeurent lourdement scellées. La première fois qu’elle ouvre les yeux, elle ne parvient pas à voir quoi que ce soit. La lumière de la chambre l’éblouit et l’aveugle, comme si elle était restée dans un cachot pendant des jours. Ses paupières cèdent à nouveau sous le poids. Mais maintenant, pour la première fois, elle est capable de distinguer la réalité du rêve.
     — Skifak ? Esmak ? demande quelqu’un tout bas.
    C’est une voix de femme qui lui parle avec une grande douceur. Même si elle ne comprend pas ses paroles, le ton lui semble agréable. Elle reconnaît la voix qu’elle a entendue ces derniers jours ou ces dernières semaines, quelquefois tout près de son oreille ou plus loin, comme dans la pièce contiguë. Elle n’a pas la force de lui répondre. Même consciente, elle ne peut chasser de sa tête l’image du scorpion, qui surgit au-delà du cauchemar. Elle a même l’impression de sentir sa carapace et ses pattes remonter le long de son mollet. Elle fait un effort pour se convaincre que ce n’est pas réel. Elle tente de bouger, malgré sa faiblesse.
     Pourtant, la piqûre avait été sèche et brève, comme celle d’une aiguille. Sans les cris de cette femme qui l’avait prévenue, « Siñorita, siñorita ! Toi, attention, siñorita ! », elle ne l’aurait même pas vu. Elle s’était retournée pour regarder au moment où elle passait le bras dans le burnous.
      C’est alors qu’elle avait vu le scorpion pris dans la doublure et qu’elle avait compris qui venait de la piquer. Elle avait dû se couvrir la bouche pour ne pas crier, mais elle avait fini par imiter la voix des femmes qui, assises ou à genoux, la regardaient, horrifiées. Elle ne se souvient jamais de sa dernière position. Elle se réveille tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre. C’est à cela qu’elle comprend que quelqu’un la retourne pour lui éviter des escarres. La première chose qu’elle voit, ce sont les ombres des écailles au plafond (….).
         La femme a froid pour la première fois. Elle tend l’oreille pour reconnaître un son familier. C’est inutile, on n’entend rien. Elle veut parler, appeler à l’aide, mais elle est incapable de prononcer des mots. Elle use ses dernières forces à attirer l’attention de qui pourrait l’entendre.
      Soudain la porte s’ouvre et le visage d’une autre femme qu’elle n’a jamais vue apparaît. Elle ne tarde pas à comprendre qu’il s’agit d’un médecin ou d’une infirmière. La melfa aux couleurs vives la recouvre de la tête aux pieds. Par-dessus, elle porte une blouse verte boutonnée jusqu’en haut.     
      En la voyant réveillée, l’infirmière pousse un léger cri et met quelques instants à réagir.
     — Skifak ? Skifak ? lui demande-t-elle précipitamment.
Bien qu’elle ne comprenne pas ce qu’on lui dit, elle suppose que cette femme lui demande comment elle se sent. Mais elle ne peut activer le moindre muscle de sa gorge pour lui répondre. Elle la suit d’un mouvement des yeux, essayant de reconnaître les traits de cette jeune fille sous la melfa.         
     L’infirmière quitte la pièce en criant et ne tarde pas à revenir accompagnée d’un homme et d’une femme. Ils parlent entre eux avec précipitation, sans toutefois élever la voix. Ils portent tous les trois une blouse. Les femmes, par-dessus la melfa. L’homme lui prend le bras et cherche le pouls à son poignet. Il demande aux deux femmes de se taire. Il soulève les paupières de la patiente et examine méticuleusement ses pupilles. Il l’ausculte avec son stéthoscope.
     La femme sent le contact du métal sur sa poitrine comme une torche. Le visage du médecin reflète la perplexité. Après avoir quitté la pièce, l’infirmière revient avec un verre d’eau. Les deux femmes tentent de relever la patiente et lui donnent à boire. Ses lèvres s’entrouvrent à peine. L’eau s’échappe par les commissures et lui coule dans le cou. En la recouchant, elles voient le regard vide de la malade qui sombre dans un profond sommeil, état dans lequel elle se trouve depuis quatre semaines environ, quand on la leur a amenée ici, en la croyant  morte.
                                    LUIS LEANTE
Sahara,
Ed. Robert Laffont, 2010








JEAN CHRISTOPHE RUFIN

     Médecin, historien, écrivain, et diplomate français, Jean-Christophe Rufin est né à Bourges, dans le Cher, le 28 juin 1952. En 2008, Il a été élu le plus jeune membre, à l'Académie française, au fauteuil de l'écrivain Henri Troyat en 2008. Ex-président d'Action contre la faim, il a été ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie.  Médecin, il est l'un des pionniers de MSF, en compagnie de Bernard Kouchner et de  Claude Malhuret. Il a dirigé de nombreuses missions en Afrique de l'Est et en Amérique latine. Président de ACF, en 2002, il la quitte, en 2006, pour se consacrer à l'écriture et reste président d'honneur de cette ONG. En 2008, il participe avec les agents de la DGSE à la traque des fuyards d'Al-Qaïda après l'assassinat de touristes français en Mauritanie. Ses romans, s'apparentent à des récits de voyage, et d'anticipation. Il reçoit de nombreux prix dont le Goncourt en 2001 pour Rouge Brésil (), Katiba (2010), etc.

TROIS ITALIENS AU SAHARA

    Sur les routes de Mauritanie, on ne risque pas trop de se tromper de chemin. La ligne de l’asphalte, violette sous le soleil, est droite sur des dizaines de kilomètres. Elle sépare des steppes minérales sur lesquelles on aperçoit de temps en temps une chèvre ou un gamin. Le vent promène des flaques de sable sur la chaussée. Par endroits, des aires de dégagement se forment sur les bords de la route, encombrées d’épaves de camions, de traces de feu, d’ossements blanchis.     
      Le malade guettait ces haltes.
     Avec ses dix-huit ans, le gamin faisait la fierté de Rimini, sa ville natale. Champion d’Italie de saut en longueur, il avait une carrure d’athlète, les cheveux coupés ras, le regard bleu. Pourtant, à partir de la frontière marocaine, la dysenterie l’avait anéanti et il n’avait plus quitté la banquette arrière. Tous les dix kilomètres, il suppliait son cousin Luigi d’arrêter la voiture, pour se vider sur le bas-côté.
Le père du malade, chef de l’expédition, cinq traversées du Sahara à son actif, faisait équipe avec son frère Carlo dans une autre voiture. Ils avaient failli plusieurs fois perdre de vue le break des deux cousins. Ils les avaient finalement fait passer devant. Un nouveau spasme arracha un gémissement au malade.
       Il se redressa, pitoyable, et repéra avec soulagement une zone le long de laquelle le talus de sable qui bordait la route avait disparu.
     - Là, Luigi, maintenant. Je t’en prie !
    Le conducteur tourna le volant brutalement et vira vers le désert. La voiture s’y engagea en soulevant la poussière. Un nuage l’enveloppa et pénétra par les vitres ouvertes. Le malade glissa dehors et disparut. Luigi entendit le 4 × 4 de son oncle s’arrêter derrière lui.
    Luigi fixait la bouillie de sable qui se déposait en couche fine sur les vitres. Il découvrit alors qu’une autre voiture s’était garée devant la sienne. Elle émergeait lentement de la poussière. C’était une Renault hors d’âge, un ancien taxi, cabossé, repeint plusieurs fois de couleurs différentes, le pare-brise étoilé de chocs. Elle était occupée par trois hommes. Ils ne descendaient pas (…).
     Luigi avait la vue brouillée. Il passa sa manche retroussée sur ses yeux. Les détails lui apparurent dans le désordre. D’abord un visage très jeune de Maure blanc, barbe et moustache naissantes, cheveux crépus coupés ras. Les autres avaient des traits africains et la peau très noire. Leurs vêtements étaient dépareillés. Deux étaient habillés à l’européenne : jeans, chemise à manches courtes. Le Maure était en boubou bleu, les manches relevées. Luigi remarqua la mitraillette en dernier.
Il sauta hors de l’habitacle. L’homme qui portait la tenue traditionnelle pointa l’arme vers lui.
    - Pas bouger !
    … L’oncle de Luigi avait rejoint son frère et son fils. Ils étaient maintenant tous les quatre alignés, le malade par terre, à quatre pattes. Le Maure en boubou bleu les tenait en joue avec sa mitraillette. Ses yeux allaient rapidement de l’un à l’autre. Il avait l’air d’hésiter (…).
    Le jeune homme qui devait être le chef s’avança vers Carlo. Il avait quelque chose à la main qu’on distinguait mal. C’étaient deux bouts de fil électrique gainés de plastique. Il s’approcha de Carlo en les brandissant. Il parvenait à peine à dissimuler sa peur. Par contraste, les Italiens paraissaient calmes. Le malade, toujours au sol, secouait la tête doucement, comme un boxeur groggy.
     - Vous, grommela le garçon qui tenait les fils électriques. Montez !
    Il s’adressait à Carlo. Dans son français rudimentaire, le jeune homme n’exprimait pas ce qu’il voulait vraiment dire. Il s’attendait à ce que Carlo lui présente ses poignets pour les attacher. « Montez », comprit Luigi, veut dire « Montez les mains, levez-les, tenez-les en l’air pour que je les attache »…
    Et ce fut le quiproquo, l’absurde malentendu des moments d’extrême tension. Il se dirigea vers sa propre voiture, pensant que c’était là que le Maure lui demandait de « monter ».
    Le chef des assaillants cria quelque chose en arabe. Il croyait que l’Italien allait s’enfuir. L’homme qui tenait la mitraillette lâcha une rafale. Carlo tomba en avant. Son frère et Luigi firent un pas vers lui. Une deuxième salve les faucha en pleine poitrine.
   Le malade se releva, subitement guéri par la colère. Le bruit d’un autre camion, porté par le vent, emplit le silence. Alors, le Maure tira une dernière fois.
   Les trois hommes coururent jusqu’à leur voiture et reprirent à vive allure la route goudronnée.

JEAN CHRISTOPHE RUFIN
Katiba,
Ed. Flammarion, 2010










GÉRARD DE VILLIERS
    Gérard de Villiers écrivain, journaliste, éditeur français, est né à Paris le 8 décembre 1929 et y est mort d’un cancer du pancréas,  le 31 octobre 2013. Il est le fils de Jacques Boularan, dramaturge sous le pseudonyme de Jacques Deval, et de Valentine Adam de Villiers, issu des Adam de Villiers, bourgeois,  d'apparence noble de La Réunion. Lauréat de l'IEP  et de l'ESJ de Paris, ex-officier de la guerre d'Algérie [v. au Sahara], il travaille à Minute, Rivarol, Paris-Presse, France-Dimanche et au site Atlantico. En 1965, il écrit des romans d'espionnage, dont Panique à Bamako (2012), etc., avec pour héros : Son Altesse le prince Malko Linge, alias S.A.S. De Villiers se décrit comme homme de la droite libérale, anti-communiste, anti-islamiste, anti-communiste, antisocialiste, et déclare être accusé, à tort, de racisme. En août 2013,  le magazine du Monde consacre sa couverture à l'auteur de S.A.S. et révèle que Gérard de Villiers a travaillé pour le SDECE qui l’utilisait pour faire de la désinformation.
STOPPER LES ISLAMISTES EN ROUTE
POUR BAMAKO

     Après la réconciliation suite à l’élection à la présidence du Mali de Brahim Boubaker, successeur de Toumani Toré, déposé par le putch militaire, en 2012-2013, des groupes islamistes viennent de s’emparer de tout le nord du pays, non loin du sud du Sahara marocain, la situation est désespérée. De Tombouctou à Gao, les assaillants sont seulement à quinze heures de piste de la capitale du Mali, Bamako. La CIA se mobilise d’un point de vue géostratégique pour les stopper.

   …La boîte était presque vide: depuis le coup d’État du 22 mars fomenté par le capitaine Amadou Haya Sanogo, officier des «Bérets verts » de l’armée malienne, Bamako s’était vidée comme un évier de la plupart de ses toubabs et ceux qui étaient restés sortaient moins. Les Maliens n’étaient pas des sanguinaires. Peuple commerçant, pratiquant un islam africanisé, c’est-à-dire extrêmement modéré, ils n’aimaient pas la violence.
    Le vieux président ATT chassé du pouvoir, après quelques combats dans le centre de la ville, pour la possession de l’immeuble de la radiotélévision et des heurts à l’aéroport, un calme précaire était revenu dans Bamako, surveillé avec inquiétude par la CDAO.
    Le capitaine Sanogo s’était retrouvé tout seul, avec sa Révolution sur les bras et, pour tout arranger, la débâcle de l’armée malienne chassée des grandes villes du nord du pays: Tombouctou, Gao, Kidal, par une coalition improbable de Touaregs de la « Légion islamique » du colonel Kadhafi, revenus de Libye armés jusqu’aux dents, et d’islamistes fanatiques, agglutinés en plusieurs mouvements, sous la houlette de l’AQMI.
    Ceux-ci avaient égorgé sauvagement les quelques soldats maliens qui n’avaient pas couru assez vite vers le Sud, abandonnant leurs armes et matériel, puis s’étaient installés dans l’Azawad, la zone désertique [le Sahara] du Mali remontant jusqu’à l’Algérie, qui représentait 80 % de la surface du pays. Proclamant, sous les étendards noirs brodés de sourates du Coran, un califat pur et dur, semblable au régime des Talibans.
    Allant jusqu’à « chicoter » les enfants qui osaient encore jouer avec des « playstation», réputées instruments du Diable. Saccageant les bars et les restaurants, interdisant l’alcool et forçant les femmes à se voiler.
   Certes, ils n’étaient encore qu’à huit cents kilomètres de Bamako, la capitale du Mali, allongée paresseusement au bord du Niger, mais il n’y avait rien pour les arrêter. Désormais, une police islamique féroce veillait sur la morale. Un couple ayant eu des relations (…) hors mariage avait été fouetté en public à Tombouctou, sous le regard effaré et terrifié de la population.
    Alors, Bamako, calme en apparence, vivait au ralenti, la majorité des Blancs ayant fui. Les restaurants étaient vides. L’Hôtel de l’Amitié, 200 chambres en plein centre, avait dû fermer, faute de clients, envoyant les deux seuls qui lui restaient au «El Farouk », planté au bord du fleuve, juste à l’ouest du Pont des Martyrs.
   En ce samedi, la vie nocturne avait repris un peu dans les quelques discothèques encore ouvertes  (…). Normalement, il aurait dû se trouver devant sa télé, dans son petit cottage niché au fond des bois, à Mac Lean, en Virginie. Heureux retraité après trente-cinq ans de bons et loyaux services à la Central Intelligence Agency, qui l’avait recruté à la sortie de l’Université. D’abord analyste, puis officier traitant et enfin, chef de Station, il avait été affecté un peu partout dans le monde, en Irak, au Zaïre, au Pakistan, dans tous les points chauds. Divorcé, sans enfant, il s’était laissé pousser la barbe et s’était mis à boire un peu plus que modérément...
     Retraite qui n’avait duré que quatre mois.
    En effet, la CIA cherchait un OT expérimenté pour le nommer à Bamako, au Mali.
    N’en trouvant pas! (…)
    Tout le monde s’était défilé; la CIA, qui comptait de moins en moins de héros, avait fait appel à lui, lui proposant un contrat CDD de deux ans, avec des émoluments agréables. Élément qu’elle n’aurait pas pu proposer à un OT en activité.
     Ted Shackley avait signé des deux mains: il commençait à s’ennuyer au fond des bois (…).
      Avec son crâne rasé, ses épaules de Superman, ses traits brutaux et ses pectoraux monstrueux, Joe Kovarski faisait peur. C’est ce qu’il fallait pour être admis dans les « Spécial Forces » américaines. Cent quatre-vingt dix centimètres de muscles. (…).
     Pour les deux membres des «Special Forces », c’était une récréation inespérée. Venus pour entraîner l’armée malienne, ils se retrouvaient au chômage, celle-ci s’étant évaporée dans les sables du désert  [du Sahara].
    Défaite par les quelques centaines de combattants de la rébellion islamo-touareg. La plupart des « Spécial Forces » s’étaient repliés sur une base au Burkina-Fasso, ne laissant à Bamako qu’une poignée d’entre eux. Joe Kovarski et Dave Nichols se contentaient désormais d’escorter l’ambassadrice américaine, lorsqu’elle se hasardait en ville, et de servir d’officiers de sécurité à Ted Shackley, les membres de la CIA n’ayant pas le droit de sortir seuls, la nuit tombée (…).
    Ted Shackley regarda son chronographe et lança:
     – On va y aller!
    Les deux « Spécial Forces » étaient déjà debout. Le vieil OT de la CIA était leur diamant! Ils l’escortaient souvent lorsqu’il rendait visite à ses contacts, dans des quartiers excentrés (…).
     – On va sécuriser!
    Chacun d’eux portait un petit revolver « deux pouces » dans un « anckle holster » G.K. dissimulé par leur pantalon de toile. Dave Nichols le suivit et ils se retrouvèrent tous les quatre dans la sombre allée de latérite où il y avait encore un peu de vie (…).  Après un regard circulaire, Joe Kovarski lança à son copain :
    – Va lui dire que c’est OK. All clear.
    Après la clim relative de la boîte, les 38° humides de la nuit tropicale vous tombaient dessus comme une couverture brûlante.

GÉRARD DE VILLIERS
Panique à Bamako,
Ed. Hachette, 2012
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