Dr. SOSSE ALAOUI MOHAMMED
PETITE ANTHOLOGIE
DE L’ACTE GRATUIT DANS LES ROMANS
DES CINQ CONTINENTS
1866 - 2006
Tétouan
2015
INTRODUCTION
On parle encore aujourd’hui de l’acte gratuit en littérature dans le roman des cinq continents. D’où pour
nous l’intérêt d’une exploration initiale du genre en question, à travers cette
«Petite Anthologie de l’acte gratuit dans les romans des cinq
continents : 1866-2006». En guise d’approche
théorique, essayons de cerner les aspects jalons de cette embryonnaire tentative de sa configuration intercontinentale.
D’où :
1. Théorie de l’acte gratuit dans les romans des cinq continents :
En vue d’établir une théorie de
l’acte gratuit dans les romans des cinq continents, Jean Maisonneuve s’interroge sur une théorie des auteurs à ce sujet : «Il
ne s’agit pas ici d’aborder dans leur fond les problèmes de la liberté et du
hasard, du nécessaire ou de l’absurde qui sont la source et le prétexte
d’imbroglios subtils. Certes l’auteur évoque très souvent ces problèmes, mais
soutient-il pour autant ce que certains ont appelé « une théorie de l’acte
gratuit » ? N’est-ce pas plutôt une formule ambiguë, objet de
définitions diverses, d’inflations puis de dilutions successives jusqu’à la
stricte dénégation ?» - «Avatars de l’acte gratuit gidien (Note
anachronique)», www.cairn.info, p.1.
De
son côté, Julia Gardavoine relève une théorie propre à la visée des héros de
l’acte gratuit : « C’est ce que la critique appellera acte gratuit.
L’acte gratuit serait d’abord un acte commis sans raison valable, une simple
affirmation de la volonté de puissance. Raskolnikov et Lafcadio développent en
effet une même théorie : l’idée qu’il existerait des hommes supérieurs,
capables de tuer sans motif et échappant ainsi aux règles ordinaires. » - « L’acte
gratuit dans ‘Crime et Châtiment’ de F. Dostoevski et ‘Les Caves du Vatican.», www.applis.univtours.fr, p.1.
János Szávai penche avec Dostoïevski pour
une théorie de l’acte gratuit romanesque fondée sur la philosophie des
lumières et la notion de liberté européenne, en notant : « Pour
Dostoïevski la grande question c’est la dualité du monde, les actes gratuits de
ses personnages servent à rappeler l’extrême fragilité du monde moderne, issu
de la philosophie des lumières. Stavroguine, comme il l’explique, prend du
plaisir et de la gratuité pour le bien, et de la gratuité pour le mal. Le roman
européen, en reprenant au début du 20e siècle la thématique de l’acte gratuit,
essaie de la coupler avec la notion de la liberté, possible ou impossible. »
- «Variations sur l’acte gratuit : Gide, Cocteau, Márai », www.google.fr , p.16.
Quant à Eliane Tonnet-Lacroix théorise une
définition de l’acte gratuit à la lumière des composantes sociales, logiques et
morales, voire psychologiques, en affirmant : «L’acte gratuit, c’est
l’acte totalement sincère, libéré des pesanteurs sociales, logiques ou morales.
Détaché des motivations ou des fins qui commandent habituellement
l’action, l’acte gratuit est à la fois désintéressé et absurde, libre de toute
considération d’intérêt et de toute considération rationnelle. » - « Après-guerre
et sensibilités littéraires», www.lcdpu.fr , p.176.
2. Formes de l’acte gratuit dans les romans des cinq
continents :
Concernant les formes prises par l’acte
gratuit dans les romans des cinq continents, Jean Maisonneuve
juge : «Mais
tout charme s’use ; à travers les avatars [les formes] et les prestiges de
ce terme-phare, on a pu saisir au fil des textes le passage d’un état d’exultation
à celui d’inquiétude ponctuée de sursauts. Les symptômes en apparaissent dès la
fin (le fond ! ) des Caves, lorsque André-Lafcadio exprime son trouble et
sa lassitude (Romans, p. 866-868) ; ils conduisent – après cinq
ouvrages et quinze ans plus tard – aux fragments précités du Journal. Dans
l’intervalle l’auteur s’y sera même demandé si l’acte gratuit « n’est pas
une fausse profondeur» - «Avatars de l’acte gratuit gidien (Note anachronique)»
- Op.cit., pp.8-9. Notons :
a. Une première forme, dite profanisée, comme
folie, par Gide par rapport à Dostoïevski est signalée par János Szávai en ces
termes : « L’intrigue des Caves peut être considérée comme une
version profanisée de l’intrigue des Frères Karamazov. Chez Dostoïevski c’est
également un autre, Dimitri qui est condamné, à la place de Smerdiakov, le vrai
coupable, pour l’assassinat du père, car
le témoignage d’Ivan, considéré comme fou, est rejeté par le tribunal. Mais la
dimension spirituelle ou métaphysique de cette intrigue dostoievskienne est
singulièrement réduite dans la version profanisée.» - Op.cit., pp.3-4.
b. Une forme de l’acte gratuit, comme
suicide, rapportée Jean Maisonneuve en citant : «Dans une conférence
prononcée au théâtre du Vieux-Colombier pour le centenaire de Dostoïevski (donc
en 1921) Gide évoque le suicide d’un personnage des Possédés, Kirilov. Il y
déclare assez platement que ce suicide « est un acte absolument gratuit,
je veux dire que sa motivation n’est point extérieure » (ce dernier terme
mériterait d’être explicité car il englobe, outre l’intérêt, la contrainte,
l’influence, l’offre d’une tentation…).» - Op.cit., p.5.
c. Une forme de l’acte gratuit, comme jeu
de hasard, est également rapportée par János Szávai: «En 1952 Cocteau a même
publié un Gide vivant où il soulevait, entre autres, le problème du modèle du
personnage de Lafcadio. Mais son acte gratuit est d’une autre nature que celui
de Gide. Chez lui il ne s’agit point du choix d’une gratuité pour le mal,
remplaçant la gratuité pour le bien, les enfants terribles sont vraiment
par-delà. La logique métonymique disparaît, et laisse place au Jeu (…). Le vol
d’objets inutiles (…) est ainsi un jeu qui veut signifier le refus du monde
matériel, ou, comme dirait Heidegger, le refus de la logique cartésienne de
l’esprit calculateur.» - Ibid., p.13.
d. Une
forme d’acte gratuit comme alibi J. Maisonneuve : «On pourrait plutôt parler de
surdétermination dans cet acte prétendu gratuit exprimée peu après par son
auteur : « Quoi ! Les boutons de Carola maintenant ! Ce
vieillard est un carrefour » (p. 834). Qui plus est, le hasard intervient
aussi dans la partie un peu comme dans le système de la roulette russe ;
au moment critique, Lafcadio hésite, cherche une espèce d’alibi :
« Si je puis compter jusqu’à douze, sans me presser, sans voir dans la
campagne quelque feu, le tapir est sauvé… Lentement, lentement… dix… un
feu ! » (p. 829-831).» - Variations sur l’acte gratuit : Gide,
Cocteau, Márai », Op.cit., p.4.
e. Une forme d’acte gratuit comme liberté
possible ou impossible, notée par le même auteur : «Pour Dostoïevski la
grande question c’est la dualité du monde, les actes gratuits de ses
personnages servent à rappeler l’extrême fragilité du monde moderne, issu de la
philosophie des lumières. Stavroguine, comme il l’explique, prend du plaisir et
de la gratuité pour le bien, et de la gratuité pour le mal. Le roman européen,
en reprenant au début du 20e siècle la thématique de l’acte gratuit, essaie de
la coupler avec la notion de la liberté, possible ou impossible.» - Ibid.,
p.16.
f. Une forme d’acte gratuit comme fait par-delà
le bien et le mal, remarque : « Clin d’œil, sans doute, au Friedrich
Nietzsche du Par delà bien et mal ou d’Humain, trop humain, au philosophe qui
destine son livre aux esprits libres, appelés à se défaire de leurs liens.
Baragliuoul, romancier catholique pense trouver sa voie, en substituant à la
place de la gratuité du bien, la gratuité du mal. Au moins au niveau de
l’intrigue. Il suppose qu’il existe un lien direct entre le refus des interdits
du Décalogue et le succès de l’écriture.» - Ibid., p.7.
g. Une forme d’acte gratuit
comme acte par personne interposée, est notifié par Guy Pannetier, en ces
termes : « Les actes gratuits peuvent être positifs ou négatifs –
L’acte gratuit peut être un acte par personne interposée, basé sur un
mensonge : faire faire par un autre par des promesses un acte
répréhensible que l’on ne veut pas faire soi-même : ex : le
terrorisme où l’on promet le paradis. Il n’y a pas de gratuité possible. Il
existe toujours une motivation. » - « L’acte gratuit existe t-il
? », http://cafes-philo.org, p.1.
h. Une
dernière forme d’acte gratuit comme acte gratuit en série, nous est suggérée par
Julia Gardavoine, dans sa remarque à propos de Crime et Châtiment, sur le
double meurtre de Raskolnikov : Raskolnikov comme Lafcadio sont des meurtriers
: le premier tue une vieille usurière et sa sœur enceinte, le second tue un
vieil homme dans un train. Dorénavant, serait héroïque celui qui mènerait à
bien une action criminelle. Et Lafcadio, comme Raskolnikov, échouent. Dans Crime
et Châtiment, le héros ne parvient pas à dominer ses actes…» - « L’acte
gratuit dans ‘Crime et Châtiment’… », Op.cit., p.3.
3. Acte gratuit et genres littéraires dans les romans des cinq
continents :
A propos de l’acte gratuit et genres littéraires dans
les romans des cinq continents, le lien entre le roman de l’acte gratuit avec
d’autres types de romans qu’il rejoint selon ses diverses élaborations
littéraires. A savoir :
a. Le roman de l’acte gratuit comme roman
policier ou roman noir :
A cet égard, Julia Gardavoine révèle que le roman de
l’acte gratuit s’apparente au roman noir, en notant : «Le roman noir se définit
ainsi par des personnages typiques, par des scènes pathétiques suscitant la
sympathie pour humiliés et offensés, et par des situations effrayantes (…).
L’influence romantique du roman noir modifie quelque peu cette donnée: si les personnages
typiques ont une dimension manichéenne, ils sont aussi des figures contrastées,
alliant sublime et grotesque par exemple. Les personnages sont stylisés,
typiques, sans être univoques. Ainsi, dans Crime et Châtiment, nous retrouvons
les figures romantiques.» - Op.cit., p.13.
b. Le roman de l’acte gratuit comme roman
d’aventures :
Le même auteur décèle que le roman de l’acte
gratuit a une parenté avec le roman d’aventures : «Ainsi, Gide s’est
grandement inspiré de Crime et Châtiment de Dostoïevski pour écrire ses Caves
du Vatican. En choisissant le même motif central, celui du crime immotivé, il a
tenté, dans la lignée de son prédécesseur, de renouveler le genre du roman
d’aventures, du roman noir et du roman policier, en se focalisant de manière
réaliste sur l’intériorité de ses personnages. » - Ibid., p.144.
c.
Le roman de l’acte gratuit comme roman fantastique :
Et le même écrivain décrit, par ailleurs, le
roman de l’acte gratuit comme roman fantastique, en indiquant : « Mais
on ne peut réduire Gide comme Dostoïevski à de simples écrivains réalistes. Ce
réalisme est lui-même déjà en tension avec le motif du roman d’aventures où se
déroulent des actions extraordinaires. Pour Dostoïevski, la réalité est
fantastique: ce n’est pas un quotidien banal, une réalité sociale qu’il veut
retranscrire, mais la vie en ce qu’elle est dense et extraordinaire. » - Ibid., p.62.
c. Le roman de l’acte gratuit comme roman de
l’absurde :
Majed Jamil Nasif voit l’Etranger d’Albert Camus comme
roman de l’acte gratuit de l’absurde, en notant : «On peut dire alors de
Meursault, "étranger" au monde, et c’est ce sentiment qui appelle sa
solitude. Il voit toujours le monde naturellement de cette façon. Par ailleurs,
le destin vient arrêter sa contemplation pour la nature lorsqu’il a joué un
grand rôle dans le crime sur la plage où Meursault tire sur l’Arabe, et sent
qu’il détruit l’équilibre du monde naturel. Il tire encore sur le corps inerte,
ce meurtre est un acte parfaitement gratuit et absurde. » - « Le
héros absurde et son attachement à la vie dans L’Étranger d’Albert Camus», www.iasj.net,
p.9.
d. Le roman de l’acte gratuit comme roman
philosophique :
Dans un article de ‘Cafés-philo café-philo de
l’Haÿ-les-Roses’, on relève une vue du
roman de l’acte gratuit comme roman philosophique : «Dans l’acte gratuit,
on ne peut pas juger un acte chaque fois qu’il est effectué en portant un
jugement de valeur quantitative en permanence sur ces actes. C’est épouvantable
pour la vie en société (…). Un jeune participant nous lit un extrait des
« Caves du Vatican » de Gide sur un exemple de crime immotivé (…). Le
café - philo suppose plusieurs approches : psychanalytique, morale /
humaine, politique, philosophie conceptuelle, métaphysique.»- «L’acte gratuit
existe t-il ? », www.cafes-philo.org, p.1.
e. Le
roman de l’acte gratuit comme roman à thèse :
De la
même façon, J. Gardavoine rapporte que le roman de l’acte gratuit est aussi vu
comme un roman à thèse, en soulignant : «L’idée du roman a une portée
philosophique. L’auteur pose une question profonde qu’il analyse, met en acte
dans une intrigue précise. Et l’idée commune à Crime et Châtiment et aux Caves
du Vatican réside dans la conception de l’acte gratuit : le crime immotivé pose
la question de la liberté contre le déterminisme, du plaisir contre la
culpabilité, de la rédemption... Cela a conduit de nombreux critiques à
considérer les œuvres comme philosophiques, voire comme des romans à thèse.» -
Ibid, p.72
f. Le roman de l’acte gratuit comme roman
réaliste :
Sous
la plus de cette dernière, le roman de l’acte gratuit apparaît parallèlement
comme un roman réaliste, comme dans : «Mais on ne peut réduire Gide comme
Dostoïevski à de simples écrivains réalistes. Ce réalisme est lui-même déjà en
tension avec le motif du roman d’aventures où se déroulent des actions
extraordinaires. Pour Dostoïevski, la réalité est fantastique: ce n’est pas un
quotidien banal, une réalité sociale qu’il veut retranscrire, mais la vie en ce
qu’elle est dense et extraordinaire. » - Op.cit., p.62
4. Acte
gratuit au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents :
Pour
ce qui est de l’acte gratuit au-delà de la littérature dans les romans des cinq
continents, plusieurs aspects l’incrustent dans la réalité culturelle de
l’époque de son manifestation conceptuelle à travers
A
priori les romans de Dostoïevski et de Gide. On peur en répertorier en
l’occurrence :
a. L’aspect idéologico-polémique de l’acte
gratuit au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents :
En ce
qui concerne l’aspect idéologico-polémique de l’acte gratuit au-delà de la littérature
dans les romans des cinq continents, voir chez d’A. Gide, J. Gardavoine : «Quant à Gide, son œuvre
a été perçue comme éminemment polémique comme le laisse entendre la guerre
idéologique suscitée par sa publication. Des écrivains comme Claudel ou des
critiques comme Henri Massis se sont déchaînés contre les idées véhiculées par
l’œuvre, grandement immoralistes à leur avis. Ainsi, les deux œuvres
chercheraient à produire du sens, à exprimer un point de vue sur le monde. »
- Op.cit., p.72.
b. L’aspect
anti-cléricaliste anti-franc-maçon et anti-laïciste de l’acte gratuit au-delà
de la littérature dans les romans des cinq continents :
On
identifierait également l’aspect anti-cléricaliste anti-franc-maçon et
anti-laïciste de l’acte gratuit au-delà de la littérature dans les romans des
cinq continents, dans le texte, tel que l’évoque Gardavoine, dans : « De plus, le crime
de Lafcadio s’inscrit dans la lignée des attentats anarchistes qui se succèdent
entre 1892 et 1894. En 1893 sont votées les lois scélérates en vue de réprimer
ces attentats, ce qui n’empêche pas celui qui vise en novembre 1893 le ministre
de Serbie, le 9 décembre l’attentat de Vaillant à la Chambre des députés et, le
24 juin 1894, l’assassinat de Sadi Carnot. Mais, c’est surtout le climat de
cette époque, les débats qui lui sont propres, qui sont particulièrement bien
rendus, et notamment le conflit de l’Église catholique et de la
Franc-maçonnerie (…).
Face aux catholiques, le milieu républicain
est soutenu par la franc-maçonnerie : en 1879, Jules Grévy, franc-maçon,
devient président de la République et, avec Gambetta, Paul Bert et Jules Ferry,
il mène une campagne anti - cléricale : le parti clérical, voilà l’ennemi.
L’enseignement laïc, obligatoire et gratuit est instauré. » - Op.cit.,
p.58.
c.
L’aspect anti-institutionnel de supériorité de l’homme au-delà de la
littérature dans les romans des cinq continents :
L’aspect
anti-institutionnel de supériorité de l’homme au-delà de la littérature dans
les romans des cinq continents écrit Gardavoine : « Ce questionnement
sur la soif de supériorité de l’homme a taraudé Gide également Et Lafcadio
développe une théorie similaire (…). On peut voir dans cette affirmation de
toute puissance une dimension nietzschéenne. Nietzsche, à partir de 1872, à
l’université de Bâle, présenta ses idées réformatrices sur l’éducation de
l’homme : il attaque l’influence des trois institutions que sont l’Université,
(…) et la manipulation de la pensée religieuse, l’État et l’idolâtrie du
nationalisme, qui selon lui stérilisent toute évolution créatrice de
l’individu.» - Ibid., p.76.
d. L’aspect anti-déterministe et
anti-positiviste de l’homme au-delà de la littérature dans les romans des cinq
continents :
D’un
autre côté, J. Gardavoine expose l’aspect anti-déterministe et anti-positiviste
de l’homme au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents, dans :
«Ainsi, Dostoïevski comme Gide s’intéressent à cette nature large de l’homme, à
sa pluralité. Mais l’un comme l’autre, ils tiennent à souligner la liberté
intrinsèque de l’homme et se refusent à adopter une posture de moraliste ou de
psychologue. Pour Dostoïevski, l’homme reste pour lui un mystère. Dans Crime et
Châtiment, il ridiculise les théories psychologiques et le déterminisme, en
vogue à son époque (…). Il rejette le discours positiviste qui prétend éliminer
toute dimension de mystère et de liberté dans l’homme et qui soutient que le
criminel a été poussé au crime par sa nature et son milieu.» - Ibid., p.44.
e. L’aspect anti-historiciste et
anti-fait-diversier au-delà de la littérature dans les romans des cinq
continents :
Quant
à l’aspect anti-historiciste et anti-fait-diversier au-delà de la littérature
dans les romans des cinq continents, le même auteur observe notamment : «Le
romancier ne recopie pas servilement le fait-divers comme un historien, il s’en
inspire, y découvre un sens caché et surcompose la réalité (…). Mais M. Cadot
rappelle que Dostoïevski dissimule le fait-divers qui lui a véritablement servi
de point de départ (…). Le lien avec ce fait-divers est explicite: comme nous l’avons
déjà vu, le nom de Raskolnikov provient de vieux-croyant, ce dernier tue
également deux femmes au moyen d’une hache et récupère espèces et bijoux dans
un coffre.» - Ibid., pp.52-53.
f. L’aspect anti-historiciste et
anti-fait-diversier au-delà de la littérature dans les romans des cinq
continents :
Dostoïevski
se révolte contre la conception utilitariste de l’art, prônée par les rationalistes.
Tchernychevski dans sa thèse Les Rapports esthétiques de l’art et de la
réalité, 1855, faisait l’apologie de la réalité aux dépens de l’art, reflet
pâle et figé de la nature vivante et énergique: la réalité serait plus parfaite
que l’art (…). Ainsi Gide et Dostoïevski défendent la gratuité d’une œuvre
d’art [v. littérature], d’un texte et se rapprochent par là même d’une
esthétique de l’art pour l’art. » - Op.cit., pp. 135,137.
En somme,
par ce bref aperçu, en guise d’introduction, à ce panorama succinct de cette ««Petite Anthologie de l’acte gratuit
dans les romans des cinq continents : 1866-1981», espère servir de base à
une exploration plus exhaustive de son champ de représentation tant littéraire
qu’extra-littéraire.
L’auteur
(1)
L’ACTE GRATUIT DANS
LES ROMANS D'EUROPE
1866-1964
RUSSIE
Crime et châtiment : 1864
Fiodor Mikhaïlovitch
Dostoevski
FRANCE
Les Caves du Vatican :
1914
André Gide
La condition humaine : 1933
André Malraux
L’’étranger : 1942
La chute : 1956
Albert Camus
AUTRICHE
Le procès : 1925
Franz Kafka
ROUMANIE
Le triangle : 1964
Pop Simion
FIODOR MIKHAILOVITCH DOSTOIEVSKI
Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (aussi
Fédor ou Théodore en français) est un écrivain russe, né à Moscou le 11 novembre 1821 et mort à Saint-Pétersbourg le 9 février 1881. Reconnu comme l'un des plus grands romanciers
russes, il a influencé de nombreux écrivains et philosophes de par le monde. Il
erre d'abord en Europe, un temps au cours duquel il devient un grand libéral pour son pays, comme patriote convaincu, avant de
l’être à son retour en Russie, en
1871, en publiant : Crime et Châtiment (1866) et de L'Idiot (1869) lui ouvrant la de la maturité avec ses œuvres les
plus achevées : L'Éternel Mari (1870), Les Démons (1871) et Les Frères Karamazov (1880). Or, ses œuvres, dit-on, ne sont pas des « romans à thèse »,
mais des romans où s'affrontent dialectiquement des idées différentes et des
personnages qui s’édifient eux-mêmes, par leurs actes et leurs interactions philosophiques,
sociales, religieuses et idéologiques. Il est le concepteur, partant de
Nietzche, de l’acte gratuit. Dans Crime et châtiment, Raskolnikov commet
un double acte criminel gratuit sur la vieille Aliona Ivanovna et sa sœur Elisabeth.
Ce second assassinat inattendu
Par bonheur, tout se passa de nouveau bien au moment
où il franchissait la porte cochère. Mieux encore, comme un fait exprès, un
énorme chariot de foin entra juste devant lui, le cachant complètement pendant
qu'il passait ; à peine le chariot eut-il le temps de pénétrer dans la
cour, lui, qu’il se glissa vivement à droite. On entendait plusieurs voix crier
et discuter de l’autre côté de la voiture, mais personne ne l’avait remarqué et
il ne croisa personne. De nombreuses fenêtres donnaient sur cette énorme cour
carrée étaient ouvertes en ce moment,
mais il ne leva pas la tête - il n'en avait pas la force. L'escalier qui
menait chez la vieille était tout près, immédiatement après la porte cochère, à
droite. Il était déjà dans l'escalier... Ayant repris son souffle, et
comprimant de la main sur son cœur qui cognait, tandis qu’i tâtait et ajustait
encore une fois la hache, il se mit à monter l'escalier prudemment,
silencieusement, tout en prêtant sans cesse l'oreille (…).
Mais voici
le quatrième, voici la porte, voici l'appartement d’en face; il est vide. Au
troisième, le logement situé juste au dessous de celui de la vieille était
également vide : la carte de visite clouée à la porte a été enlevée – ils sont donc partis! ... Il
étouffait. Un instant, la pensée lui traversa le cerveau : «Et si je m’en
allais?» Mais il n’y donna pas de réponse et prêta l’oreille à ce qui pouvait
se passer chez la vieille: silence de mort. Puis il se tourna encore vers
l'escalier, écouta longtemps, attentivement... Après quoi il jeta un dernier
regard autour de lui, se ramassa,
s’apprêta et, tâtant encore une fois la hache dans sa boucle. «Ne suis-je
pas... trop pâle? Pensait-il, ne suis-je pas trop agité? Elle est méfiante...
Ne devrais-je attendre encore... que mon cœur se calmât? ...».
Mais le cœur ne cessait pas. Au contraire,
comme par un fait exprès, il cognait au contraire de plus en plus fort, fort,
fort... Il n’y tint plus, tendit vers la sonnette et la tira. Au bout d’une
demi-minute, il sonna encore une fois, plus fort. Pas de réponse. Il était
inutile de sonner en pure perte, et d’ailleurs cela ne convenait guère. La
vieille, était bien entendu chez elle, mais elle était soupçonneuse, il l’a
savait seule. Il connaissait à peu près ses habitudes... et une fois de plus il
appliquait l’oreille contre la porte. Etaient ses sens qui étaient si aiguisés
(…) Quelqu'un, se tenait derrière la porte, sans manifester sa présence et, (…)
l’oreille collée de même, semblait-il contre la porte...
Il
fit exprès de bouger et marmonna quelque chose presque à voix haute, pour ne
pas montrer qu'il se cachait; puis, il sonna une troisième fois, mais
tranquillement, d'une façon ferme et sans la moindre impatience. Il se
souvenait de tout cela plus tard - c'était si clair, si net - cette minute
s'était imprimée dans son être à tout jamais -, il n'arrivait pas à comprendre
d'où avait pu lui venir tant de ruse, d'autant plus que sa raison passait par
des instants d'éclipse, et qu'il n'avait presque plus aucune sensation de son
corps... Un instant plus tard, il entendit qu'on levait le loquet.
La porte, comme la dernière fois, ne fit
que s'entrebâiller à peine, et, à nouveau, deux yeux aigus et méfiants le
fixèrent dans le noir. Ici, Raskolnikov s'affola un peu et faillit faire une
faute importante. Il remua exprès et grommela quelque chose assez haute
pour ne pas laisser deviner qu’il se cachait, puis sonna une troisième fois,
mais doucement, posément, sans aucune impatience (…). Un instant plus tard, il
entendait qu’on tirait le verrou. Comme la fois précédente, la porte s’ouvrit
de la largeur d’une fente minuscule (…).
Craignant que la vieille n'eût peur en
se voyant seule avec lui, et n'espérant pas que son aspect lui fît changer
d’avis, il saisit la porte et la tira vers lui, afin qu’elle ne s’avisât pas à
s’enfermer. Voyant cela, la vieille ne chercha pas à ramener la porte vers
elle, mais ne lâcha pas non plus la
poignée. Voyant qu'elle se tenait sur le seuil et ne le laissait pas passer, il
alla droit sur elle (…). Elle recula (…) et le regarda de tous ses yeux.
- Bonjour, Aliona Ivanovna, commença-t-il
de l’air le plus dégagé qu’il pût (...). Je vous... apporte un objet... mais,
allons plutôt là... vers la lumière... Et, la laissant là, il alla délibérément dans la chambre, sans y être invité. La
vieille courut après lui; sa langue se délia.
- Seigneur! Mais qu'est-ce donc ? Qui
êtes-vous ? Que voulez-vous? ...
- Voyons, Aliona Ivanovna... vous me
connaissez... Raskolnikov... voici, j'apporte le gage que je vous ai promis l'autre jour... Et il lui
tendait le gage.
La vieille y jeta un regard, mais aussitôt
elle fixa l’intrus (…).
- Qu’avez-vous donc à me regarder ainsi
comme si vous ne m’aviez pas reconnu ? prononça-t-il soudain. (…).
La
vieille se ressaisit, le ton résolu du visiteur lui redonna visiblement du
courage (…).
- Mais qu’avez-vous à être si pâle? Et les
mains qui tremblent! Auriez-vous eu peur, hein?
- J’ai ai la fièvre, répondit-il d'une voix
saccadée. On pâlit forcément… quand on n’a pas de quoi manger, ajouta-t-il,
articulant à grande peine (…).
- Qu'est-ce
que c'est? demanda-t-elle, en examinant Raskolnikov encore une fois, tandis
qu’elle soupesait le gage dans la main.
- Un objet... un étui à cigarettes... en argent... regardez.
- On dirait qu’il n’est pas en argent... Ce qu'il est entortillé…
- Un objet... un étui à cigarettes... en argent... regardez.
- On dirait qu’il n’est pas en argent... Ce qu'il est entortillé…
Il déboutonna son manteau, et dégagea la hache
de sa boucle mais sans encore la retirer complètement, il la soutint seulement de la main droite sous le vêtement
(…). Il n’y avait plus un instant à perdre. Il retira complètement la hache, la
brandit à deux mains (…), la lui laissa tomber sur la tête (…).
Comme toujours, la vieille était tête nue
(…). Le coup l’atteignit juste au sommet du crâne, ce à quoi contribua sa
petite taille. Elle poussa un cri, mais un cri très faible, et soudain
s’affaissa sur le plancher (..). Il posa
la hache par terre près de la morte, et aussitôt (…) plongea la main dans la
poche de la vieille, cette même poche d’où, la dernière fois, elle avait tiré
ses clefs. (...) Il lui sembla tout à coup que la vieille était encore vivante
et pouvait revenir à elle. Laissant là les clés et la commode, il revint en
courant vers le corps, saisit la hache, la brandit même une nouvelle fois
au-dessus de la vieille, mais il ne la fit pas retomber. Sans aucun doute, elle
était morte (…).
Le
sang, pendant ce temps, avait formé toute une flaque sur le plancher.
Soudain, il remarqua qu'elle portait un
cordon au cou (…). Il ne s’était trompé : une petite bourse (…). La bourse
était pleine à craquer, Raskolnikov la fourra dans sa poche sans l’examiner,
rejeta les croix sur la poitrine de la vieille, et, emportant cette fois la hache, il courut de nouveau à
la chambre à coucher (…). Soudain il crut entendre marcher dans la pièce
où se trouvait la vieille (...).
Au milieu de la pièce se tenait Elisabeth
avec un gros balluchon entre les bras (…) ; elle contemplait, frappée de stupeur sa sœur
assassinée (…). Il se jeta sur elle avec la hache (…). Le coup porté du
tranchant de la hache, l’atteignit en plein crâne et lui ouvrit d’un coup tout
le haut du front presque jusqu’au sommet de la tête. Elle s’écroula d’une masse
(...).
La
peur s’emparait de plus en plus de lui, surtout depuis ce second assassinat
tout à fait inattendu (…). « Mon Dieu ! Il faut fuir,
fuir ! » murmura-t-il en s’élançant vers l’entrée (…). Raskolnikov
tira le verrou, entrebâilla la porte : on n’entendait rien ; et
soudain, sans plus réfléchir, il sortit. referma la porte aussi à fond qu’il le
put, et s’élança dans l‘escalier (…). Personne dans l’escalier ! Sous la
voûte de la porte cochère non plus. Il franchit vivement le seuil et tourna à
gauche dans la rue.
In «Crime et châtiment»,
Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Trad. Elisabeth Guertik
Ed. L.G.F.
ANDRÉ GIDE
André
Gide, écrivain français, né le 22 novembre 1869 à Paris et y est mort, le 19 février 1951, d'une famille bourgeoise protestante, vivant à Paris et en Normandie. En 1893, il voyage
en Afrique du Nord. En Suisse, il soigne un état nerveux et écrit Paludes. A la mort de sa mère, il épouse sa cousine
Madeleine et publie Les Nourritures terrestres, en 1897. Il soutient les Dreyfusards, se lie avec Roger Martin du Gard, Paul Valéry, Francis Jammes , Pierre Louÿs. Il crée avec ses
amis La Nouvelle Revue
française et en est le chef de
file, favorisant grandement les lettres françaises. Il publie : L'Immoraliste (1902), La Porte étroite (1909). Après la Première Guerre mondiale, il
publie Les Caves du Vatican (1914), La Symphonie
pastorale (1919), sur le la
morale religieuse et les sentiments; Les Faux-monnayeurs (1925), est un récit non linéaire, font de lui le
premier écrivain, et Si le grain ne meurt (1926), récit
autobiographique. Dans les Caves du Vatican, Lafcadio perpètre un acte criminel
gratuit sur son demi-frère Amédée Fleurissoire.
Qu’on puisse croire à un accident
Sans attention pour la valise de
Lafcadio, Fleurissoire, occupé à son nouveau faux col, avait mis bas sa veste
pour pouvoir le boutonner plus aisément ; mais le madapolam empesé, dur
comme du carton, résistait à tous ses efforts.
—
Il n’a pas l’air heureux, reprenait à part soi Lafcadio. Il doit souffrir d’une
fistule, ou de quelque affection cachée. L’aiderai-je ! Il n’y parviendra
pas tout seul (...).
Si pourtant ! Le col enfin admit le
bouton. Fleurissoire reprit alors, sur le coussin où il l’avait posée près de
son chapeau, de sa veste et de ses manchettes, sa cravate et, s’approchant de
la portière, chercha comme Narcisse sur l’onde, sur la vitre, à distinguer du paysage
son reflet.
—
Il n’y voit pas assez.
Lafcadio redonna de la lumière. Le train
longeait alors un talus, qu’on voyait à travers la vitre, éclairé par cette
lumière de chaque compartiment projetée (…).
—
Qui le verrait ? pensait Lafcadio. Là, tout près de ma main, sous ma main,
cette double fermeture, que je peux faire jouer aisément ; cette porte
qui, cédant tout à coup, le laisserait crouler en avant ; une petite
poussée suffirait ; il tomberait dans la nuit comme une masse ; même
on n’entendrait pas un cri... Et demain, en route pour les îles !... Qui
le saurait (…)?
Si je puis compter jusqu’à douze, sans me
presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. Je
commence : Une ; deux ; trois ; quatre ;
(lentement ! lentement) cinq ; six ; sept ; huit ;
neuf... Dix, un feu...
Fleurissoire ne poussa pas un cri. Sous la
poussée de Lafcadio et en face du gouffre brusquement ouvert devant lui, il fit
pour se retenir un grand geste, sa main gauche agrippa le cadre lisse de la
portière, tandis qu’à demi retourné il rejetait la droite en arrière par-dessus
Lafcadio, envoyant rouler sous la banquette, à l’autre extrémité du wagon, la
seconde manchette qu’il était au moment de passer.
Lafcadio sentit s’abattre sur la nuque une
griffe affreuse, baissa la tête et donna une seconde poussée plus impatiente
que la première ; les ongles lui raclèrent le col ; et Fleurissoire
ne trouva plus où se raccrocher que le chapeau de castor qu’il saisit
désespérément et qu’il emporta dans sa chute (…).
Tant pis,
c’est joué... Qu’on puisse croire à un accident... Non, puisque j’ai refermé la
portière... Faire stopper le train ?... Allons, allons ; Cadio, pas
de retouches : tout est comme tu l’as voulu. « Preuve que je me
possède parfaitement : je vais d’abord regarder tranquillement ce que
représente cette photographie que le vieux contemplait tout à l’heure...
Miramar ! Aucun désir d’aller voir ça... On manque d’air ici.
Il
ouvrit la fenêtre.
—
L’animal m’a griffé. Je saigne... Il m’a fait très mal. Un peu d’eau
là-dessus ; la toilette est au bout du couloir, à gauche. Emportons un
second mouchoir.
Il atteignit, dans le filet au-dessus de
lui, sa valise et l’ouvrit sur le coussin de la banquette, à l’endroit où il
était précédemment assis.
—
Si je croise quelqu’un dans le couloir : du calme... Non, mon cœur ne bat
plus. Allons-y... Ah ! sa veste ; aisément je la peux cacher sous la
mienne. Des papiers dans la poche : de quoi nous occuper pendant le reste
du trajet (…).
—
Pas de quoi tacher un faux col, pensa-t-il en se rajustant ; tout va bien.
Il allait ressortir ; à ce moment la
locomotive siffla ; une file de lumière passa derrière la vitre dépolie du
closet (….). Mais par-dessus tout il avait l’indécision en horreur, et gardait
depuis nombre d’années, comme un fétiche, le dé d’un jeu de tric-trac que dans
le temps lui avait donné Baldi ; il le portait toujours sur lui, il
l’avait là, dans le gousset de son gilet :
—
Si j’amène six, se dit-il en sortant le dé, je descends !
Il
amena cinq.
—
Je descends quand même. Vite ! le veston du sinistré !... À présent,
ma valise...
Il courut à son compartiment.
Ah !
Combien, devant l’étrangeté d’un fait, l’exclamation semble inutile ! (…) Quand
Lafcadio rentra dans le compartiment pour y reprendre sa valise, la valise n’y
était plus (…). Il bondit à la fenêtre et crut rêver : sur le quai de la
gare, non loin encore du wagon, sa valise s’en allait tranquillement, en compagnie
d’un grand gaillard qui l’emportait à petits pas (…).
—
Tant pis pour la valise ! Le dé l’avait bien dit : je ne dois pas
descendre ici.
Il
referma la portière et se rassit.
—
Pas de papiers dans la valise ; et mon linge n’est pas marqué ; que risque-je ?...
N’importe : m’embarquer le plus tôt possible ; ce sera peut-être un
peu moins amusant ; mais, à coup sûr, beaucoup plus sage.
Le train cependant repartait (…).
Il bourra une nouvelle pipette, l’alluma,
puis plongeant la main dans la poche intérieure de l’autre veston, il en sortit
d’un coup une lettre d’Arnica, un carnet de l’agence Cook et une enveloppe de
papier bulle qu’il ouvrit.
—
Trois, quatre, cinq, six billets de mille ! N’intéresse pas les gens
honnêtes (…).
—
Est-ce que je deviens fou ? pensa-t-il. Quel rapport avec Julius ?...
billet volé ?... non ; pas possible. Billet prêté, sans aucun doute.
Diable ! diable ! J’ai peut-être fait du gâchis : ces vieillards
sont mieux ramifiés qu’on ne croit...
In « Les Caves du Vatican »
André Gide
ANDRÉ MALRAUX
André Malraux, pour l'état civil Georges
André Malraux, né le 3 novembre 1901 à Paris et y
est mort le 23 novembre 1976, marié le 26 octobre 1921 à Clara Goldschmidt, divorcé le 9
juillet 1947, remarié à Riquewihr, le 13 mars 1948, avec Marie-Madeleine Lioux,
est un écrivain, aventurier, homme politique et intellectuel français. Essentiellement autodidacte et tenté par
l'aventure, il gagne l'Indochine où il participe à un journal anticolonialiste et est
emprisonné, 1923-1924 pour trafic d'antiquités khmères. De retour en France, il narre cette aventure dans son
roman La Voie royale (1930). En 1933, paraît La Condition humaine, inspiré de la révolution chinoise et reçoit le Prix Goncourt. En 1936-1937, il
rejoint les Républicains espagnols, et écrit L'Espoir (1937). Il participe
à la Résistance, en 1944. Après la guerre, il est ministre d'État et ministre de la
Culture (1959 - 1969), du général de Gaulle, et au RPF. En 1976, il est inhumé
au Panthéon. Or, dans la Condition humaine, Tchen commet un acte
un acte terroriste gratuit.
Les policiers craignaient-ils une seconde bombe?
La
Ford passa, l’auto arrivait : une grosse voiture américaine flanquée de
deux policiers accrochés à ses marchepieds ; elle donnait une telle
impression de force que Tchen sentit que, s’il n’avançait pas, s’il attendait,
il s’en écarterait malgré lui. Il prit sa bombe par l’anse comme une bouteille
de lait. L’auto du général était à cinq mètres, énorme. Il courut vers elle
avec une joie d’extatique, se jeta dessus, les yeux fermés.
Il revint à lui quelques secondes plus tard : il n’avait ni senti ni
entendu le craquement d’os qu’il attendait, il avait sombré dans un globe
éblouissant. Plus de veste. De sa main droite il tenait un morceau de capot
plein de boue ou de sang. A quelques mètres un amas de débris rouges, une
surface de verre pilé où brillait un dernier reflet de lumière, …déjà il ne
distinguait plus rien : il prenait conscience de la douleur, qui fut en
moins d’une seconde au-delà de la conscience. Il ne voyait plus clair. Il
sentait pourtant que la place était encore déserte ; les policiers
craignaient-ils une seconde bombe ? Il souffrait de toute sa chair, d’une
souffrance pas même localisable : il n’était plus que souffrance. On
s’approchait. Il se souvint qu’il devait prendre son revolver. Il tenta
d’atteindre sa poche de pantalon. Plus de poche, plus de pantalon, plus de
jambe : de la chair hachée. L’autre revolver, dans la poche de sa chemise.
Le bouton avait sauté. Il saisit l’arme par le canon, la retourna sans savoir
comment, tira d’instinct le cran d’arrêt avec son pouce. Il ouvrit enfin les
yeux (…).
Un policier était tout près. Tchen voulut
demander si Tchang Kaï-Shek était mort, mais il voulait cela dans un autre
monde ; dans ce monde-ci, cette mort même lui était indifférente. De toute
sa force, le policier le retourna d’un coup de pied dans les côtes. Tchen
hurla, tira en avant, au hasard, et la secousse rendit plus intense encore
cette douleur qu’il croyait sans fond. Il allait s’évanouir ou mourir. Il fit
le plus terrible effort de sa vie, parvint à introduire dans sa bouche le canon
du révolver. Prévoyant la nouvelle secousse, plus douloureuse encore que la
précédente, il ne bougeait plus. Un furieux coup de talon d’un autre policier
crispa tous ses muscles : il tira sans s’en apercevoir.
In «La Condition humaine»
André Malraux
ALBERT CAMUS
Albert Camus, né le 7 novembre 1913, à Mondovi, près d'Annaba (ex-Bône), en Algérie, et mort le 4 janvier 1960 à Villeblevin, dans l'Yonne, est un écrivain, philosophe, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste français. Il est également journaliste militant engagé dans la Résistance française et, partisan des milieux libertaires moraux de l'après-guerre. Dans le journal Combat, il prend parti
pour l'indépendance de l'Algérie, au Parti communiste français, qu'il quitte après deux ans. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1957. Son
enquête Misère de la Kabylie
(1939) a eu un grand écho. Il expose sa philosophie de l’absurde, dans son théâtre,
dans : Le Malentendu et Caligula (1944). En 1945, il est le seul à dénoncer l'usage de
la bombe atomique, après deux
jours du bombardement d'Hiroshima. En 1947, Il publie un roman : La Peste (1947), une
pièce de théâtre Les Justes (1949) et un roman La Chute (1956). Dans
l’Étranger, Meursault commet un acte criminel gratuit sur l’Arabe de la
plage.
La gâchette a cédé
Au
bout d'un moment, je suis retourné vers la plage et je me suis mis à marcher.
C'était le même éclatement rouge. Sur le sable, la mer haletait de toute la
respiration rapide et étouffée de ses petites vagues. Je marchais lentement
vers les rochers et je sentais mon front se gonfler sous le soleil. Toute cette
chaleur s'appuyait sur moi et s'opposait à mon avance. Et chaque fois que je
sentais son grand souffle chaud sur mon visage, je serrais les dents, je
fermais les poings dans les poches de mon pantalon, je me tendais tout entier
pour triompher du soleil et de cette ivresse opaque qu'il me déversait. À
chaque épée de lumière jaillie du sable,
d'un coquillage blanchi ou d'un débris de verre, mes mâchoires se crispaient.
J'ai marché longtemps.
Je voyais de loin la petite masse sombre
du rocher entourée d'un halo aveuglant par la lumière et la poussière de mer.
Je pensais à la source fraîche derrière le rocher. J'avais envie de retrouver
le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l'effort et les pleurs de
femme, envie enfin de retrouver l'ombre et son repos. Mais quand j'ai été plus
près, j'ai vu que le type de Raymond était revenu. Il était seul. Il reposait
sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans le sombres du rocher, tout
le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J'ai été un peu
surpris. Pour moi, c'était une histoire finie et j'étais venu là sans y penser.
Dès qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu
et a mis la main dans sa poche. Moi, naturellement, j'ai serré le revolver de
Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il s'est laissé aller en arrière,
mais sans retirer la main de sa poche. J'étais assez loin de lui, à une dizaine
de mètres. Je devinais son regard par instants, entre ses paupières mi-closes.
Mais le plus souvent, son image dansait devant mes yeux, dans l'air enflammé.
Le bruit des vagues était encore plus paresseux, plus étalé qu'à midi. C'était
le même soleil, la même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici. Il y
avait déjà deux heures que la journée n'avançait plus, deux heures qu'elle
avait jeté l'ancre dans un océan de métal bouillant. À l'horizon, un petit
vapeur est passé et j'en ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce
que je n'avais pas cessé de regarder l'Arabe.
J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à
faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait
derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé.
Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son
visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur
s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais
enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses
veines battaient ensemble sous la peau.
À cause de cette brûlure que je ne
pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était
stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas.
Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever,
l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a
giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait
au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup
sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais.
Mes yeux étaient aveuglés derrière ce
rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur
mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en
face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux
douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais
et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour
laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur
le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et
c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé.
J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre
du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors,
j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient
sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la
porte du malheur.
«L’Étranger»
Albert Camus
ALBERT CAMUS
En 1947, Albert Camus publie avec succès le
roman : La chute (1947). Dans cet extrait,
sur un pont, lors d’une nuit pluvieuse, Clémence perpètre un acte criminel
gratuit, en refusant de secourir une jeune femme qui, non loin de lui, se jette
à l’eau, en la laissant emporter par fleuve.
Dans le silence nocturne, d’un corps
qui s’abat sur l’eau
Voici. Cette nuit-là, en novembre, deux ou
trois ans avant le soir où je crus entendre rire dans mon dos, je regagnais la
rive gauche, et mon domicile, par le pont Royal. Il était une heure après
minuit, une petite pluie tombait, une bruine plutôt, qui dispersait les rares
passants. Je venais de quitter une amie qui, sûrement, dormait déjà. J’étais
heureux de cette marche, un peu engourdi, le corps calmé, irrigué par un sang
doux comme la pluie qui tombait.
Sur le pont, je passai derrière
une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus
près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux
sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et
mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une
hésitation.
Au bout du pont, je pris les quais en
direction de Saint-Michel, où je demeurais. J’avais déjà parcouru une
cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j’entendis le bruit, qui, malgré la
distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d’un corps qui s’abat
sur l’eau. Je m’arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt,
j’entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve,
puis s’éteignit brusquement.
Le
silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je
voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de
saisissement. Je me disais qu’il fallait faire vite et je sentais une faiblesse
irrésistible envahir mon corps. J’ai oublié ce que j’ai pensé alors. «Trop
tard, trop loin...» ou quelque chose de ce genre. J’écoutais toujours,
immobile. Puis, à petits pas, sous la pluie, je m’éloignai. Je ne prévins
personne.
Albert Camus
FRANTZ KAFKA
Franz Kafka est
un écrivain pragois de langue allemande et de religion
juive, né le 3 juillet 1883 à Prague et
mort le 3 juin 1924 à Kierling. Il est considéré
comme l'un des écrivains éminents du XXe siècle, Il est
particulièrement connu pour ses romans Le Procès (1925) et Le Château (1926) et sa nouvelle La Métamorphose (1915). Il a
laissé pourtant une œuvre très vaste, caractérisée par une atmosphère
cauchemar, où la bureaucratie
et la société totalitaire ont davantage prise sur l'individu. Il décrit une atmosphère extrêmement étrange. Il tente
de déceler la lutte entre les forces oppressives, en rendant à l'individu sa responsabilité
et sa liberté de choix par lui-même.
Dans le Procès, on assiste à l’exécution d’un acte criminel gratuit par
personnes interposées.
Comme un chien !
L’avant-veille de son trente et unième
anniversaire de naissance – c’était vers neuf heures du soir, l’heure du calme
dans les rues – deux messieurs se présentèrent chez K. En redingote, pâles et
gras, et surmontés de haut-de-forme qui semblaient vissés sur leur crâne.
Chacun voulant laisser passer l’autre le premier, ils échangèrent à la porte de
l’appartement quelques menues politesses qui reprirent en s’amplifiant devant
la chambre de K (…).
«C’est donc vous qui m’êtes
envoyés ? » demanda-t-il.
Les messieurs firent oui de la tête et se
désignèrent réciproquement, tenant leurs gibus à la main. K. s’avouait que ce
n’était pas cette visite qu’il attendait. Il se dirigea vers la croisée et
regarda encore une fois dans la rue sombre (…). À une fenêtre éclairée de
l’étage, de petits enfants jouaient ensemble derrière une grille et, encore
incapables de quitter leur place, tendaient leurs menottes l’un vers l’autre
(…).
À peine dans l’escalier, les deux messieurs
voulurent se pendre à ses bras, mais il leur dit :
« Dans la rue, dans la rue, je ne suis
pas malade ! »
Aussitôt la porte franchie, ils s’accrochèrent à ses bras de la plus bizarre façon :
K. ne s’était encore jamais promené ainsi avec personne (…). En passant sous
les becs de gaz, K. tenta à plusieurs reprises, si difficile que ce fût avec
ces gens qui le serraient, de voir ses compagnons mieux qu’il ne l’avait pu
dans la pénombre de sa chambre (…). À cet aspect, K. s’arrêta, les autres
en firent autant ; ils étaient au bord d’une place vide ornée de pelouses
et de fleurs.
« Pourquoi
est-ce précisément vous qu’on a envoyés ? » cria-t-il plutôt qu’il ne
le demanda (…).
«Je n’irai pas plus loin », dit K. pour
essayer.
Cette
fois-ci, les messieurs n’avaient pas besoin de répondre ; il leur
suffisait de ne pas desserrer leur prise et d’essayer de déplacer K. en le
soulevant ; mais K. résista. «Je n’aurai plus besoin de beaucoup de
forces, je vais toutes les employer là», pensa-t-il. Il songeait à ces mouches
qui s’arrachent les pattes en cherchant à échapper à la glu. «Ces messieurs
vont avoir du travail », se dit-il.
À ce moment, Mlle Bürstner surgit par
un petit escalier du fond d’une ruelle encaissée. Peut-être, après tout,
n’était-ce pas elle, mais la ressemblance était certainement très grande (…).
Il se mit en marche, et la joie qu’en éprouvèrent les deux messieurs se refléta
sur son propre visage. Ils le laissaient maintenant choisir la direction et K.
(…). La jeune fille venait d’entrer dans une ruelle latérale, mais K., pouvant
se passer d’elle maintenant, s’abandonna à ses compagnons (…).
«Je ne voulais pas m’arrêter, dit-il à ses
deux compagnons, un peu honteux de leur docilité (…). Ils arrivèrent donc
rapidement hors de la ville qui finissait de ce côté-là presque sans transition
dans les champs. Une petite carrière déserte et abandonnée s’ouvrait tout près
d’une maison d’extérieur encore très urbain (…).
Après
avoir échangé quelques politesses pour régler la question des préséances – les
messieurs semblaient avoir reçu leur mission en commun – l’un d’entre eux
s’approcha de K. et lui retira sa veste, son gilet et sa chemise (…). Lorsque
cet endroit fut trouvé, le monsieur fit signe à son collègue qui amena K.
jusque-là. C’était tout près de la paroi ; il s’y trouvait encore une
pierre arrachée. Les messieurs, assirent K. sur le sol, l’inclinèrent contre la
pierre et posèrent sa tête dessus.
Malgré tout le mal qu’ils se donnaient et
malgré toute la complaisance qu’y mettait K., sa position restait extrêmement
contrainte et invraisemblable. (…) L’un des messieurs ouvrit ensuite sa
redingote et sortit d’un fourreau accroché à une ceinture qu’il portait autour
du gilet un long et mince couteau de boucher à deux tranchants, le tint en
l’air et vérifia les deux fils dans la lumière (…). Ses regards tombèrent sur le dernier étage de
la maison qui touchait la carrière.
Comme une lumière qui jaillit les deux
battants d’une fenêtre s’ouvrirent là-haut ; un homme – si mince et si faible
à cette distance et à cette hauteur – se pencha brusquement dehors, en lançant
les bras en avant. Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ?
Quelqu’un qui prenait part à son malheur ? Quelqu’un qui voulait
l’aider ? (…) La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à
un homme qui veut vivre. Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où
était la haute cour à laquelle il n’était jamais parvenu ? Il leva les mains
et écarquilla les doigts.
Mais l’un des deux messieurs venait de le
saisir à la gorge ; l’autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l’y
retourna par deux fois. Les yeux mourants, K. vit encore les deux messieurs
penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue.
«Comme un chien ! » dit-il, et
c’était comme si la honte dût lui survivre.
«Le procès, X»
Franz Kafka
Trad. Denis Roche
POP SIMION
Pop Simion est un écrivain
roumain, né en 1930. Il débute, journaliste, dans la presse quotidienne, puis
collabore à divers périodiques littéraires, où il se confirme comme reporter et
auteur talentueux de nouvelles. Il publie ses reportages et nouvelles en
plusieurs volumes, dès 1957, dont : La terre du pendu (Pămîntul
spînzuratului : 1958), Parallèle 45 (Parallela 45 :1959),
L’année 15 (Anul 15 : 1960), Affiches de bal (Afise de
bal : 1962), Heures brûlantes (Ore calde : 1963), et Piéton
à Cuba (Pieton un Cuba). Son roman Le triangle est paru, en 1964.
L’acte criminel gratuit de Leontina sur le soldat allemand John Kempe pour
venger son ex-mari Ion Kîrlă, tué, par d’autres soldats, est un acte gratuit
par personne interposée.
Elle ignorait quelle quantité d’idéal
elle avait mis dans son acte
Le départ des Allemands devint un fait divers (…). Un
servant de canon s’approcha de Leontina pour lui offrir des caramels. La femme
dissimula ses mains dans les plis de sa robe. Les voisines se moquèrent d’elle
en lui donnant des coups de coude.
- Prends-les, ne sois pas bête !
- ils
ne te laisseront pas grosse !
Leontina rougit. Elle n’avait pas encore
appris malgré ses vingt-quatre ans à
maîtriser ses sentiments. Elle se met à sucer les caramels et à papoter, gagnée
par une douce béatitude (…).
- moi je ne tue pas avec le fusil,
pac ! pac !précisa l’Allemand aux caramels. Moi je tue boum !
boum ! avec ce lance-bombe.
La femme prit peur, cracha le caramel
qu’elle suçait et le Fritz se mit à rire d’elle avec indulgence.
Bumșhică, l’ «écrivain» de la mairie
passa entre les femmes avec un papier qu’il s’en fut affiché au tableau, là où
sont affichés les listes d’impôt, les lois et le prix du maïs (…). Les femmes
l’entendaient respirer. Arrivé sur la terrasse de la mairie il chercha quelque
chose dans sa poche, toussota, puis désignant le tableau, il dit
doucement :
- Là-bas… allez voir vos morts ! (…)
Leontina lit l’annonce et n’y vit pas le
nom de son homme. Elle regarda les autres femmes avec un petit air de fierté,
avec orgueil même, et voulut les rabrouer d’être si agitées, se poussant et
s’éparpillant sans rime ni raison. Puis elle regarda de nouveau le tableau et y
découvrant le mot [Ion Kîrlă
mort à] Don,
elle porta la main à sa bouche et le monde se mit à tourner (…). L’ombre d’un
peuplier coupait la rue et elle s’arrêta. Elle se laissa tomber dans la
poussière. Tiède du chemin, en proie à cette paresse intérieure que vous donne
le désespoir (…).
Leontina se leva et avança dans la rue
(…). Elle aperçut l’Allemand alors que celui-ci était à deux pas d’elle et lui
dit le mot schpazir. C’était l’homme aux caramels (…). L’Allemand claqua
des talons, porta deux doigts à son képi, et s’inclina sous les yeux de la
femme, dorés comme l’or.
- Danke ! dit-il et il prit
par le bras (…).
La nouvelle se répandit comme le feu à
travers l’herbe (…).
-
Catin ! Murmura quelqu’un et les
syllabes se projetèrent, brûlantes, modulées sur la vitre et au même instant le
verre s’écria lui aussi « catin ! » en grimaçant des dessins
hilares (…). Le soleil sombrait au couchant incommoda Leontina et elle dut
protéger ses yeux. « La catin a honte », se dirent les gens. Mais
Leontina n’avait pas honte, elle purement et simplement dans la rue, ni
contente ni triste. Elle emmena l’Allemand jusqu’à chez elle (…).
-
Comment que tu t’appelles ? ton nom…
-
A, mein Name ? Johan Kempe, dit l’Allemand bruyamment.
«Alors,
toi aussi tu t’appelles Ion, se dit Leontina sans émotion (…).
La remise où Leontina était entrée avec
l’Allemand était une sorte d’arche de Noé. Il y avait là des tresses d’oignons,
des lattes jaunies par le temps, des manches de pioches (…), des touffes de
joubarbe qu’on fait bouillir et qui guérissent les maux d’oreilles (…), bref il
y avait là de tout, mais surtout des pommes, quantité de pommes, toute une
montagne de pommes qui s’écroula sur le corps de l’Allemand, l’ensevelissant
jusqu’à mi-corps.
Elle l’avait tué avec une aiguille qu’elle
portait dans ses cheveux. Elle l’avait tué comme un poussin, mais il n’était
pas mort sur le champ, il s’était débattu, s’était jeté sur la paysanne, puis
il était tombé sur les pommes ou pour mieux dire entre les pommes et la
montagne de posses s’était écroulée, recouvrant (…) son visage empreint de
stupéfaction (…). Mais l’homme de la guerre ne pouvait plus vivre, il était
enterré dans les pommes et l’odeur de ces fruits ne parvenait plus jusqu’à son
sommeil.
La femme qui sortait de la remise ignorait quelle quantité d’idéal elle
avait mis dans son acte ; elle ignorait aussi que cet acte s’était détaché
du mobile qui l’avait déclenché, que le crime s’était transformé en son
inverse. Elle savait qu’elle avait tué. Elle apparut dans la nuit et, estimant
qu’elle avait fait le nécessaire pour le repos de l’âme de Kîrlă, ses lèvres dirent en bruissant comme une
feuille de papier :
- Et maintenant, punis-moi mon Dieu !
Au
dehors, le brouillard tamisait une pluie fine, qui se faisait entendre plutôt
que sentir (...). Le village se trouvait derrière elle et devant elle se
déployait la campagne qu’elle traversait tête haute et les mains dissimulées
dans les plis de sa robe (…). Leontina semblait sortir de la bourbe d’un
marais.
«Le triangle»
Pop Simion
Trad. Annie Bentoïu
In Revue roumaine,
1965
(2)
L’ACTE GRATUIT DANS
LES ROMANS D'AMÉRIQUE
DU NORD ET DU SUD
1925-1937
AMÉRIQUE DU NORD
USA
Gatsby le magnifique : 1925
Francis Scott Fitzgerald
Des souris et des hommes : 1937
AMÉRIQUE DU SUD
COLOMBIE
On a tué Santiago Nasar : 1981
Gabriel Garcia Marquez
FRANCIS SCOTT FITZGERALD
Francis
Scott Fitzgerald, de son vrai nom Francis Scott Key Fitzgerald, né le 24 septembre 1896 à Saint Paul (Minnesota) et mort, le 21 décembre 1940, à Hollywood, est un écrivain américain. Chef de file de la Génération
perdue et
représentant de L'Ère du Jazz, il est également le lanceur de la carrière d'Ernest Hemingway. En 1920, il se marie avec Zelda Sayre, jeune fille du Sud qui sera son inspiratrice et
l'auteure d'un roman autobiographique : Accordez-moi
cette valse (1932). Ils auront une fille, Frances Scott Fitzgerald, surnommée « Scottie ».
En 1917, il s'engage dans l’armée américaine, lors de la Première
Guerre mondiale. En 1918, il écrit son premier
roman : Le Romantique Égotiste, refusé par l’édition et qui publié
plus tard sous le titre L'Envers du paradis (1919). En France, après Beaux et
damnés (1922),
roman très représentatif de son auteur, il écrit en Côte d'Azur ce son chef
d'œuvre, Gatsby le Magnifique (1925), etc. On lui prête ce mot : "La vie est une collection
d'accidents". Dans ce dernier, l’acte criminel gratuit porte sur Myrtle Wilson, fauchée mortellement par une automobiliste qui prend la fuite.
L’«auto
tragique»
Les seuls bâtiments que nous eussions en vue formaient
un petit pâté de briques jaunes posé sur la lisière de l’enclos à
poussier ; amorce de Grand-Rue destinée à le desservir et n’avoisinant que
le vide. Des trois boutiques qui le composaient, une était à louer ; la
deuxième était une gargote ouverte toute la nuit ; une piste cendreuse y
accédait ; la troisième, un garage – Réparations, GEORGE B. WILSON. Achat
et vente d’autos – où j’entrai avec Tom (…).
– Je veux
te [Myrtle Wilson] voir, fit Tom avec fermeté. Prends le prochain train.
– Bien (…).
– Et son
mari, il ne dit rien ?
– Wilson ?
Il croit qu’elle va voir sa sœur à New-York. Il est si bête qu’il ne s’aperçoit
même pas qu’il existe (…).
– Combien
vous dois-je ? répéta Tom avec dureté.
– Un
dollar vingt (…).
Derrière une
des fenêtres de l’étage, les rideaux s’étaient écartés : Myrtle Wilson
fixait des yeux l’automobile. Elle était si absorbée qu’elle ne s’aperçut pas
qu’on l’observait. Des émotions se succédaient dans sa figure, avec la lenteur
des objets sur un négatif qu’on développe (…). Mais sur celui de Myrtle Wilson
elle me parut sans motif et inexplicable, jusqu’à ce que je me fusse rendu
compte que ses yeux, écarquillés par une terreur jalouse, étaient fixés, non
pas sur Tom, mais sur Jordan Baker, qu’elle prenait pour sa femme (…).
– C’est
ma femme que j’ai enfermée là-haut, expliqua Wilson avec calme. Elle y restera
jusqu’à après-demain, puis nous partirons loin d’ici (…).
Naturellement,
Michaelis [le propriétaire de la gargote] essaya de découvrir ce qui s’était
passé, mais Wilson refusa d’en dire un mot. Au lieu de parler, il se mit à
jeter à son visiteur des regards étranges et soupçonneux et à lui demander ce
qu’il avait fait à certaines heures de certains jours (…). Quand il en ressortit, un peu après sept heures, il se
rappela cette conversation en entendant la voix de Mrs. Wilson, forte et
grondante, au rez-de-chaussée du garage.
– Bats-moi
donc, criait-elle. Jette-moi par terre et bats-moi ! Sale petit
lâche !
L’instant
d’après, elle s’élançait dehors dans le crépuscule, en agitant les mains et en
criant – avant qu’il pût quitter le seuil de sa porte, la chose s’était
produite.
L’«auto
tragique», comme l’appelèrent les journaux, ne s’arrêta pas ; elle sortit
de l’obscurité grandissante, hésita dramatiquement, un instant, puis disparut
au premier tournant. Michaelis n’était même pas certain de sa couleur, il dit
au premier agent qu’elle était vert clair. L’autre voiture, celle qui se
dirigeait vers New-York, s’arrêta cent mètres plus loin et son conducteur
revint en courant vers l’endroit où Myrtle Wilson, sa vie violemment éteinte,
était accroupie sur la route, mêlant un sang épais et noir à la poussière (…).
Nous
aperçûmes les trois ou quatre autos et la foule quand nous étions encore à une
certaine distance.
– Une voiture démolie ! fit Tom. C’est bon.
Wilson va faire enfin un peu d’argent.
Il ralentit, mais sans l’intention de s’arrêter
jusqu’à ce que, nous étant rapprochés, les visages silencieux et intenses des
gens qui étaient devant la porte du garage l’eussent fait automatiquement
mettre les freins.
– Jetons
un coup d’œil, fit-il d’un air de doute ; rien qu’un coup d’œil.
Je m’aperçus
à ce moment d’un son creux et plaintif qui sortait sans cesse du garage, d’un
son qui, lorsque, descendus de voiture, nous nous dirigeâmes vers le garage
d’où il sortait, se résolut en ces mots : « Oh ! mon
Dieu ! », répétés sans arrêt, en une plainte entrecoupée.
– Il se
passe quelque chose de grave, là-dedans, fit Tom, surexcité.
Il se dressa
sur la pointe des pieds et jeta un coup d’œil par-dessus les têtes dans le
garage, qui n’était éclairé que par une lumière jaune suspendue très haut dans
une corbeille en métal (…).
Enveloppé
dans une couverture, puis dans une autre, comme s’il souffrait du froid dans
cette nuit brûlante, le corps de Myrtle Wilson était étendu sur un établi, près
de la porte, et Tom, le dos tourné vers nous, se penchait sur lui, immobile. À
côté, se tenait un agent motocycliste qui inscrivait des noms sur un petit
carnet, non sans transpirer abondamment et faire de nombreuses corrections. Au
premier abord, je ne pus découvrir l’origine des mots perçants et plaintifs qui
se répétaient en échos dans le garage dénudé, puis je vis Wilson qui se tenait
sur le seuil surélevé de son bureau, se balançant en avant et en arrière, en se
tenant des deux mains aux chambranles de la porte (…).
– Oh !
mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! Oh !
mon Dieu !
Enfin, Tom
leva la tête d’une saccade et, après avoir considéré le garage avec des yeux
éteints, il bredouilla une phrase incohérente en s’adressant à l’agent (…).
– Écoutez-moi
donc ! marmotta Tom avec emportement.
– Qu’est-ce
qui est arrivé ? Voilà ce que je veux savoir.
– Une
auto l’a renversée [Myrtle]. Mort instantanée.
– Mort
instantanée, répéta Tom, les yeux fixes (….).
Tom conduisit lentement jusqu’au prochain tournant,
puis son pied appuya à fond, et le coupé fila dans la nuit. Bientôt j’entendis
un sanglot bas et rauque et vis que les larmes débordaient sur son visage.
– Le
salaud, le capon ! pleurnicha-t-il. Il n’a même pas arrêté sa
voiture ! (…)
– Je
suis allé à West-Egg par un raccourci, et ai laissé la voiture dans mon garage.
Je ne crois pas qu’on nous ait vus, mais, bien entendu, je ne saurais
l’affirmer (…).
– C’est
Daisy qui conduisait ?
– Oui,
fit-il après un moment, mais naturellement je dirai que c’était moi (...).
Il [Mr.
Wilson] me regarda fixement sans prononcer une parole et je sus que j’avais
deviné juste au sujet de l’emploi de ces heures perdues. Je fis un mouvement
pour m’éloigner, mais il avança d’un pas et me saisit le bras.
– Je
lui ai dit la vérité, fit-il (…). Il était assez affolé pour me tuer si je ne
lui disais pas à qui appartenait la voiture. Il garda la main sur le revolver
qu’il avait dans sa poche tout le temps qu’il resta à la maison.
Il
s’interrompit et d’un air de défi :
– Qu’est-ce
que je lui ai dit ? (…). Il [Gatsby] t’avait jeté de la poudre plein les
yeux, exactement comme à Daisy. Mais c’était une crapule. Il a écrasé Myrtle
comme on écrase un chien, et n’a même pas arrêté son auto.
Je n’avais
rien à répondre, hormis, et cela ne pouvait se dire, que ce n’était pas vrai.
«Gatsby le Magnifique»
Francis Scott Fitzgerald
Trad. Victor Llona
JOHN STEINBECK
John Ernest Steinbeck, Jr.,
n é le 27 février 1902 à Salinas et mort le 20 décembre 1968 à New York, est un écrivain américain du milieu du XXe siècle. Il reçoit le prix Nobel de
littérature
en 1962. Il publie d’abord un roman La Coupe d'or (Cup of Gold :1929), puis A Life of Sir Henry
Morgan, Buccaneer, With Occasional Reference to History, sur la vie d’Henry Morgan, sans succès. En 1930, il épouse Carol Henning, à Pacific Grove. Il se lie à Edward Ricketts, un biologiste. Il écrit Les Pâturages
du ciel
(1932), un recueil de nouvelles sur la ville de Monterey, Le Poney rouge (1933) et Au dieu inconnu (1950). Sa mère meurt en 1934 et son père, en 1935. Il écrit Tortilla Flat en 1944, il le prix littéraire, la médaille d'or du roman du C.C.C. Il se fait l’ami
de l’éditeur, Pascal Covici. Après Des souris et
des hommes (1937) et En un combat
douteux
(1940), parus en 1936, ses œuvres prennent du relief. Dans Des
souris et des hommes, l’acte criminel gratuit de Lennie sur l’aguicheuse femme de Curley, est l’acte
involontaire d’un attardé mental géant, abattu, à son tour d’une balle, par George,
son compagnon de route.
J’ai encore
fait quelque chose de mal
Au ranch, George ordonne à
Lennie de se tenir à l’écart de la femme de leur patron, parce que c’est une
séductrice égoïste dont le mari, Curley, est très jaloux. Mais un après-midi,
tandis que Lennie se trouve dans la grange avec un chiot qu’on lui a donné et
qu’il vient de tuer par accident en le caressant, la femme de Curley vient le
rejoindre et engage la conversation. Lennie tente de l’éviter, mais elle se met
alors à parler du plaisir qu’on prend à toucher des choses douces.
La femme de
Curley se moqua de lui :
– T’es piqué,
dit-elle. Mais t’es gentil tout de même. On dirait un grand bébé. Mais, on peut
bien voir ce que tu veux dire. Quand je me coiffe, des fois, je me caresse les
cheveux, parce qu’ils sont si soyeux.
Pour montrer comment elle le faisait, elle passa ses
doigts sur le haut de sa tête.
– Y a des
gens qui ont des gros cheveux raides, continua-t-elle avec complaisance,
Curley, par exemple. Ses cheveux sont comme des fils de fer. Mais les miens
sont fins et soyeux. C’est parce que je les brosse souvent. C’est ça qui les
rend fins. Ici… touche, juste ici.
Elle prit la main de Lennie et la plaça sur sa tête.
– Touche là,
autour, tu verras comme c’est doux.
De ses gros doigts, Lennie commença à lui caresser les
cheveux.
– Ne m’décoiffe
pas, dit-elle.
Lennie dit :
– Oh ! c’est
bon. – Et il caressa plus fort. –Oh ! c’est bon.
– Attention,
tu vas me décoiffer.
Puis, elle s’écria avec colère :
– Assez,
voyons, tu vas toute me décoiffer.
D’une secousse elle détourna la tête, et Lennie serra
les doigts, se cramponna aux cheveux.
– Lâche-moi,
cria-t-elle. Mais lâche-moi donc.
Lennie était affolé. Son visage se contractait. Elle
se mit à hurler et, de l’autre main, il lui couvrit la bouche et le nez.
– Non,
j’vous en prie, supplia-t-il. Oh ! j’vous en prie, ne faites pas ça. George se
fâcherait.
Elle se débattait vigoureusement, sous ses mains. De
ses deux pieds elle battait le foin, et elle se tordait dans l’espoir de se
libérer. Lennie commença à crier de frayeur.
– Oh ! je vous en prie, ne faites pas ça,
supplia-t-il. George va dire que j’ai encore fait quelque chose de mal. Il
m’laissera pas soigner les lapins.
Il écarta un peu la main et elle poussa un cri rauque.
Alors Lennie se fâcha.
– Allons,
assez, dit-il. J’veux pas que vous gueuliez. Vous allez me faire arriver des
histoires ; tout comme a dit George. N’faites pas ça, voyons.
Et elle continuait à se débattre, les yeux affolés de
terreur. Alors il la secoua, et il était furieux contre elle.
– Ne gueulez
donc pas comme ça, dit-il en la secouant, et le corps s’affaissa comme un
poisson.
Puis elle ne bougea plus, car Lennie lui avait brisé
les vertèbres du cou.
Il abaissa les yeux vers elle, et, avec précaution,
enleva la main de dessus sa bouche ; et elle resta immobile.
– J’veux pas
vous faire de mal, dit-il, mais George s’foutra en rogne si vous gueulez.
Voyant qu’elle ne répondait ni ne bougeait, il se
pencha tout contre elle. Il lui souleva le bras et le laissa retomber. Un
moment il sembla éberlué. Puis il soupira dans sa terreur :
– J’ai fait
quelque chose de mal. J’ai encore fait quelque chose de mal.
«Des souris de des hommes»
John Steinbeck
Trad. Maurice-Edgar
Coindreau
GABRIEL GARCIA MARQUEZ
Né le 6 mars 1927 à Aracataca (Colombie) et mort le 17 avril 2014 (à 87 ans) à Mexico, est un écrivain colombien de langue espagnole.
Romancier, nouvelliste, journaliste et activiste politique, il reçoit en 1982 le prix Nobel de
littérature. Surnommé
« Gabo » en Amérique du Sud, il est l'un des auteurs les plus éminents et
populaires du XXe siècle. En tant qu'écrivain, García Márquez commence sa
carrière par la publication de nombreuses œuvres littéraires, très appréciées
par la critique, comme les nouvelles et les ouvrages non-fictionnels. Cependant,
ce sont les romans Cent ans de
solitude (1967), Chronique d'une mort annoncée (1981) et L'Amour aux temps du choléra (1985) qui lui valent la
reconnaissance du public, des médias et de ses pairs. L’acte criminel gratuit de
Pedro et Pablo Vicario, dans Chronique d'une mort annoncée, est un acte collectif à tort par personnes
interposées.
Il s'agissait d’une affaire
d’honneur
La plupart
de ceux qui se trouvaient au port savaient qu'on allait tuer Santiago Nasar
[accusé à tort par Angela Vicario de l’avoir déshonorée, la nuit de son mariage
avec Bayardo]. Don Lazaro Aponte, colonel de l'académie militaire en retraite
et maire du village depuis onze ans, l'avait salué d'un signe des doigts.
"J'avais toutes mes raisons de croire qu'il ne courait plus aucun risque
[le sachant innocent]", me dit-il. Le père Amador ne s'en était pas
préoccupé davantage. "Quand je l'ai vu sain et sauf, j'ai pensé que tout
cela n'avait été qu'une turlupinade."
Personne
ne s'était demandé si Santiago Nasar était prévenu, car le contraire paraissait
à tous impossible. (…)
Alors, tous
deux continuèrent de le poignarder contre la porte [de sa maison], facilement,
en alternant les coups, avec la sensation de flotter sur ce méandre éblouissant
qu’ils découvrirent de l’autre côté de la peur. (10)
Nous
l'avons tué sciemment, dit Pedro Vicario [le frère d’Angela]. Mais nous sommes
innocents.
- Peut-être
devant Dieu, dit le père Amado.
- Devant
Dieu et devant les hommes, précisa Pablo Vicario [le second frère de celle-ci].
Il s'agissait d’une affaire d’honneur.
Le jour où
il allait être abattu, Santiago Nasar s'était levé à cinq heures et demie du
matin pour attendre le bateau sur lequel l'évêque arrivait [qui, en passant, du
pont de son bateau, bénira le village].
Il avait rêvé qu'il traversait un bois de figuiers géants sur lequel tombait
une pluie fine, il fut heureux un instant dans ce rêve et, à son réveil, il se
sentit couvert de chiures d'oiseaux.
"Il
rêvait toujours d'arbres", me dit Placida Linero, sa mère, vingt-sept ans
après en évoquant les menus détails de ce lundi funeste (...) Placida Linero
jouissait d'une réputation bien méritée d'interprète infaillible des rêves
d'autrui, à condition qu'on les lui racontât à jeûn; pourtant, elle n'avait
décelé aucun mauvais augure dans les deux rêves de son fils, ni dans ceux qu'il
lui avait raconté chaque matin, les jours qui avaient précédé sa mort, et dans
lesquels des arbres apparaissaient.
Nous l'avons tué sciemment, dit Pedro Vicario, mais
nous sommes innocent, devant Dieu et les hommes précisa Pablo Vicario. Il
sagissait d'une affaire d'honneur.
Avant de se
coucher, il alla au petit coin mais s’endormit assis sur la tinette, et quand
mon frère Jaime se leva pour se rendre à l’école, il le trouva affalé à plat
ventre sur le carrelage, et chantant dans son sommeil. Ma sœur la nonne, qui ne
put descendre au débarcadère accueillir l’évêque parce qu’elle avait une gueule
de bois carabinée, ne parvint pas à le réveiller. « Cinq heures sonnaient quand
je suis allée aux toilettes », me dit-elle.
Ce fut, plus
tard, ma sœur Margot, en entrant se doucher avant de partir pour le port, qui
réussit à le traîner à grand-peine jusqu’à son lit. De l’autre rive du sommeil,
il entendit, sans ouvrir les yeux, les premiers beuglements du bateau de
l’évêque. Puis il s’endormit comme une masse, épuisé par la bombance, jusqu’au
moment où ma sœur la nonne entra dans la chambre en essayant d’enfiler sa bure
au pas de course. Elle le réveilla de son cri de folle : « On a tué Santiago
Nasar!».
Gabriel Garcia Marquez
ALBERT MEMMI
Albert Memmi, né à
Tunis, le 15 décembre 1920 à Tunis, est un écrivain et essayiste franco-tunisien. Il naît en Tunisie, sous le Protectorat français, d’une famille
juive, italienne, arabophone. Fils de François Memmi, artisan bourrelier et de Marguerite Sarfati, une sépharade d'ascendance locale, il étudie au lycée Carnot de Tunis, à l'Université d'Alger, la philosophie, et à la Sorbonne. A l’orée de trois cultures, il axe son écriture sur le mal à
trouver une entente entre Orient et Occident. Il enseigne au lycée Carnot de
Tunis (1953), à l'École pratique des hautes études, à HEC et à l'Université de Nanterre, à
l’indépendance de la Tunisie. Il publie son roman autobiographique, La
Statue de sel, (1953), avec une préface d’A. Camus. Son fameux essai, avec la préface de J.-P. Sartre, est Portrait
du colonisé, après Portrait du colonisateur (1957). Il est connu pour l'Anthologie des littératures maghrébines t.
I (1965) et t. II (1969). Il est
attaché au C.N.R.S, membre de l'Académie des Sciences d'Outre-mer, directeur
du «Domaine maghrébin», chez Maspero ". En 1973, il se
naturalise français. Il reçoit le prix de Carthage (1953), le prix Fénéon
(1954) et le prix Simba. Dans son livre Le racisme,
il traite de l'hétérophobie : «Le refus d’autrui au nom de n’importe quelle différence».
L’acte criminel gratuit ici est l’acte d’un lynchage militaire ou
intercommunautaire sur Bissor et les siens, tout à la fois absurde et anonyme.
Bissor se trouvait parmi les morts
Nous enlevâmes enfin les barres
de fer et sortîmes des maisons barricadées. Les rues somnolaient après ces
nuits de veille, l’air avait un goût de cendre, une lumière bizarre, jaune
traversant des nuages violets, éclairait les visages fatigués. Quelques
patrouilles de soldats noirs circulaient, indifférentes et inutiles. La police
aussi se montrait, lorsque tout était fini. Nous étanchâmes la première soif,
facile à satisfaire : les nouvelles furent nombreuses, incertaines et
contradictoires. Bissor se trouvait parmi les morts. Seuls les cadavres sont
indubitables. Bissor est mort, sans erreur possible, toute sa famille
assassinée, sauf la sœur prostituée, par chance, à Marseille. Je suis sûr qu’il
s’est défendu rageusement de ses gros poings durs (…).
Les tirailleurs, dit-on, devaient partir en
guerre ; avant d’embarquer pour les massacres, assurés de l’impunité, les
guerriers ont tous les droits. Suivant la tradition, ils peuvent voler, violer
et tuer. De préférence aussi, ils seraient tombés sur les quartiers juifs.
D’autres affirmaient que le pogrome serait monté par le gouvernent (…). Les
soldats juifs auraient été tous consignés. ; la coïncidence est
incroyable. Ou peut-être la catastrophe naquit-elle d’une futilité, une dispute
entre un boutiquier arabe et un acheteur juif dans une ville du sud, suivie
d’une bagarre entre les Musulmans du quartier et les Juifs qui passaient, trouvant
écho dans les villes voisines (…) ?
Sans connaître les raisons de son
inquiétude, la ville chauffait depuis quelques jours. On évitait de quitter sa
rue et les rapports nécessaires devenaient d’une politesse précautionneuse (…).
Mon père arriva se hâtant malgré son asthme es bras chargés de provisions,
pâtes et sucre, à onze heures du matin. D’habitude, il déjeunait au magasin.
Les bagarres, dit-on, commençaient aux alentours du ghetto. Ma mère courut chez
l’épicier qui fermait ses portes. Puis nous barricadâmes portes et fenêtres, la
porte avec deux barres de fer forgé. Et nous attendîmes attentifs aux bruits
insolites. Mais nous étions loin du ghetto et n’auscultâmes que le calme
funèbre de notre quartier (…). Mon père avait un travail pour le temps de
réclusion : il confectionnait des musettes de grosse toile pour les
chevaux. De temps en temps, il abandonnait sa pièce et se précipitait à la
fenêtre. Je reconnaissais sur sa figure pâlissante la peur qu’il m’a
communiquée dès l’enfance (…). Cet absurde sentiment de paralysie, désarmé
devant une mort immonde.
«La Statue de sel»
Albert Memmi
Ed. Corrêa
DRISS CHRAÏBI
Né à Mazagan (El Jadida) en 1926, Driss Chraïbi part pour la
France en 1945. Il fait des études de chimie et est diplômé ingénieur en 1950.
Il suscite un scandale au Maroc lors de la sortie de son premier roman "Le Passé simple" (1954), «Les
boucs » (1955). Il devient producteur à l'ORTF. Il reçoit le prix
littéraire de l'Afrique méditerranéenne pour l'ensemble de son œuvre (1973),
le Prix de l'amitié franco-arabe (1981),
le Prix Mondello pour la traduction de "Naissance à l'Aube" en
Italie. Il est décédé, le 1er avril 2007. L’acte gratuit criminel est ici
d’ordre virtuel perpétré par Yalanwaldik sur le chat effigie de Simone et de
Fabrice leur bébé malade.
Tu étrangles Simone virtuellement
Le vent nous balayait tous (…). Notre commerce avec la société
s’exprimait sous forme d’injures, ou de vols, ou de coups de poing, nous
mangions dormions marchions voyions écoutions vivions… avec révolte et haine –
et ce n’est pas autrement que j’aimais Simone (…).
Cette aube-là, elle m’attendait derrière la
grille.
- Je n’ai pas ou venir à la Santé.
- Fabrice ? dis-je. Et ce fut comme
une plainte et m’entendis avaler ma salive et durcir mes paupières, un oiseau
jeta deux notes brèves, un serin, mais ç’aurait bien pu être un corbeau.
Elle eut un haussement d’épaule, étendit
le bras et, dans la perspective, je le confondis avec l’allée du jardin qu’elle
m’indiquait (...).
Je remontais, m’assis sur ma chaise. Je
m’étais abstenu de regarder mon enfant.
Le chat m’attendait. Je le pris sur mes
genoux. Regardé de près, il était plus squelettique, plus laid, plus digne
d’amour. Même ses yeux étaient d’un squelette laid (…). Son cou surtout était maigre. Je l’encerclais
de mes doigts, refermés bout à bout. Il y avait encore de l’espace.
Je serrai. Le brouillard maintenant
était tout à fait tombé. Plus gris que ne l‘avaient été les nuages. Mornes et
veules s’épaississait jusqu’entre mes doigts. Je serrai encore un cran. C’était
le cou de Simone que je serrais. Je m’étais pris à sourire. Elle [Simone] ne se
débattait pas encore. Elle ne se débattrait même pas. Le vent injuria, passa
(…).
Le droit commun régit la vie. Je
repliai la première phalange de mon index sur la première phalange du pouce.
Je souriais. Le vent lui-même quelque
part, peut-être dans le soubresaut de mes doigts, s’était mis à hoqueter (…).
Elle (Simone) tressaillait à peine. Le drame fût-il théâtral, n’avait pas de
prise sur elle.
Petite, jeune, belle – je ne comprenais
pas. Ma prescience est dans ma main que je laisse à sa besogne. Je ne
comprenais pas pourquoi elle s’était offerte à moi, s’était fait engrosser,
acceptait le concubinage, la pauvreté sordide, l’avenir devant nous bloqué avec
des rocs et le ciment des haines – pourquoi elle m’aimait (…).
Et je l’élevai à hauteur de mes yeux,
au bout de mon poing, par le cou – et ma prescience criait :
virtuellement, tu étrangles Simone virtuellement – et je criais :
- Mais tu as des crises d’épilepsie,
épileptique !... Tu as tué mon enfant… sale espèce d’épileptique !...
Pendant que Raus criait lui aussi,
d’en bas, de me taire, que si je ne me taisais pas il allait m’enfourner dans
la voiture-ambulance en direction d’un asile d’aliénés… mais je continuais de
hurler, le vent s’était mis à chantonner une vieille mélopée arabe, comme pour
me calmer, pour essayer de me calmer – jusqu’à ce que le chat (je l’appelais
Minou), pas une seule fois il ne me griffa, à mon poing fût devenu lourd.
Le bruit que produisit, tombant sur
le plancher, je le comparai volontiers à ces coups de pied qu’il recevait dans
le ventre. Je descendis. Au loin gémissait l’ambulance. Je l’entendis une
dernière fois gémir. Net, aigu, horrible. Comme si ç’eût été Fabrice, mon enfant, qui eût jeté
ce cri-là.
Alors, méthodique et lent, je
démontai son berceau, bois, matelas, couvertures, oreiller, draps, sacs, fripes
– et me mis, accroupi et l’œil mis clos, à lancer pièce par pièce dans la
cheminée où brasillait toujours un feu d’enfer.
«Les boucs »,
Driss Chraïbi,
Ed. Denoël
AHMADOU KOUROUMA
Ahmadou Kourouma est un écrivain
ivoirien, né le 24 novembre 1927 à Boundiali, Côte d'Ivoire, et mort le 11 décembre 2003 à Lyon (France). C’était un écrivain malinké, ethnie de plusieurs pays ouest-africains. D’où son nom de « guerrier » en malinké. Elevé par un oncle et fait études à Bamako, au Mali. De 1950 à 1954, sous la colonisation française, il est mobilisé comme tirailleur sénégalais en Indochine, par mesure disciplinaire. Il revient
à Lyon faire des études de mathématiques et d'actuariat à (I.S.F.A). En 1960, la Côte d'Ivoire indépendante, il y revient. Il se heurte au régime de Félix Houphouët-Boigny, mis prison, puis exilé
volontaire, en : Algérie (1964-1969), au Cameroun (1974-1984) et au Togo (1984-1994), avant de revenir chez lui. Son premier roman, Les Soleils
des indépendances (1968), une critique du régime. En 1972, il tente
représenter Tougnantigui ou le Diseur de vérité. Son second roman, Monnè,
outrages et défis (1988), revit l’ère coloniale. Son troisième roman, En
attendant le vote des bêtes sauvages (1998), a eu le Prix du Livre Inter. Son quatrième roman, Allah
n’est pas obligé (2000), narre la vie d’un enfant orphelin qui va rejoindre
sa tante, au Liberia, et devient enfant soldat. Il reçoit le Prix Renaudot et le Prix
Goncourt des lycéens. En 2002, il
condamne la guerre
civile ivoirienne.
A sa mort, il laisse Quand on refuse, on dit non, paru en 2004,
une suite d’Allah n'est pas obligé : où le héros vit le conflit
ivoirien. L’acte gratuit criminel est ici l’acte hasardeux d’une bande armée d’enfants-soldats
rebelles sur Kid, un des leurs sans
sommation.
Des jeunes gens, sur la moto, ont tiré
sur lui sans sommation
L’enfant-soldat mort s’appelait
Kid, le capitaine Kid. Dans le chant mélodieux, le colonel Papa le bon scandait
de temps en temps «Capitaine Kid» et tout le cortège gueulait après lui «Kid,
Kid». Fallait entendre ça. On aurait dit une bande d’abrutis.
On est arrivés dans le camp retranché. Comme tous ceux du Liberia de la
guerre tribale, le camp était limité par des crânes humains hissés sur des
pieux. Le colonel Papa le bon pointa le kalachnikov en l’air et tira. Tous les
enfants-soldats s’arrêtèrent et tirèrent en l’air comme lui. Ça a fait une
véritable fantasia. Fallait voir ça. Gnamokodé!
Le corps de Kid fut exposé sous l’appatam
tout le reste de la journée. (Appatam existe dans Inventaire des
particularités. Je l’ai déjà expliqué.) La foule venait d’instant en instant et
ça s’inclinait devant le corps et ça jouait à être triste comme si dans le
Liberia-là on tuait pas tous les jours en pagaille des innocents et des
enfants.
Le soir, la veillée funèbre commença à neuf
heures après la prière musulmane et catholique. On connaissait pas exactement
la religion de Kid, vu qu’on connaissait pas ses parents. Catholique ou
musulman? C’est kif-kif pareil. Au cours de la veillée, tout le village était
là, assis sur des escabeaux autour des deux corps. Plusieurs lampes-tempête
éclairaient. C’était féerique. (Féerique, gros mot de Larousse, signifie qui
tient du merveilleux.)
Deux femmes entonnaient un chant
qui était repris en chœur par tout le monde. De temps en temps, pour ne pas
dormir et aussi pour ne pas être dévoré par les moustiques, ça se levait,
agitait la queue d’éléphant. Parce que les femmes avaient des queues d’éléphant
et ça dansait d’une façon scabreuse. Non! Non! C’était pas scabreux, c’était
endiablé. (Scabreux signifie indécent, osé, d’après le Petit Robert.)
Brusquement on entendit un cri venant
d’une profondeur insondable. Ça annonçait l’entrée du colonel Papa le bon dans
la danse, l’entrée du chef de la cérémonie dans le cercle. Tout le monde se
leva et se décoiffa parce que c’était lui le chef, le patron des lieux. Et on
vit le colonel Papa le bon complètement transformé. Complètement alors! Walahé!
C’est vrai. Sa tête était ceinte d’un
cordon multicolore, il avait le torse nu. Ça avait les muscles d’un taureau et
ça m’a fait plaisir de voir un homme si bien nourri et si fort dans ce Liberia
de famine. À son cou et sous les bras, à ses épaules, pendaient des multiples
cordons fétiches. Et parmi les cordons il y avait le kalach. Le kalach parce
que c’était la guerre tribale au Liberia et on tuait les gens comme si personne
ne valait le pet d’une vieille grand-mère. Enfants, jeunes et
politique. (Au village, quand quelque chose n’a pas d’importance, on dit qu’il
ne vaut pas le pet d’une vieille grand-mère. Je l’ai expliqué une fois déjà, je
l’explique encore.) Papa le bon fit trois fois le tour des corps et vint s’asseoir.
Tout le monde s’est assis et a écouté comme des couillons au carré.
Ça commence par expliquer les
circonstances dans lesquelles le capitaine Kid a été tué. Des jeunes gens sur
la moto, pris par l’esprit du mal, ont tiré sur lui sans sommation. C’est le
diable qui les avait pris. L’âme du capitaine s’est envolée. Nous allons bien
le pleurer. Nous ne pouvions pas enlever le diable dans le cœur de tous les
passagers du convoi, dans l’esprit de tous les responsables du décès du
capitaine. C’était pas possible.
Alors nous en avons tué quelques-uns
mais, comme Dieu dit de pas trop tuer, de moins tuer, nous avons abandonné,
laissé les autres dans l’état dans lequel ils sont arrivés sur terre. Nous les
avons laissés nus. C’est ce que Dieu a dit: quand des gens te font trop de mal,
tu les tues moins mais tu les laisses dans l’état où ils sont arrivés sur
terre. Tous leurs biens qui étaient dans le car, tout ce qu’ils avaient sur eux
a été amené ici.
Ça devait être donné aux parents du capitaine.
Mais, comme personne ne connaît les parents du capitaine, tout sera distribué,
partagé avec justice entre tous les enfants-soldats, les copains du capitaine
Kid. Les enfants-soldats vendront ce qu’on leur donnera et ils se feront des
dollars. Avec les dollars, ils pourront acheter du haschisch en plein. Dieu
punira ceux qui ont fait le mal de tuer le capitaine Kid. [...]
L’enterrement du capitaine Kid eut lieu le
lendemain à quatre heures de l’après-midi. C’était par un temps pluvieux. Il y
eut beaucoup de larmes. Les gens se tordaient et chialaient «Kid! Kid! Kid!»
comme si c’était la première fois qu’ils voyaient un malheur. Et puis les
enfants-soldats se sont alignés et ils ont tiré avec les kalach. Ils ne savent
faire que ça. Tirer, tirer. Faforo (bangala de mon père)! [...]
Nous fûmes intégrés dans la combine du
colonel Papa le bon aussitôt après l’enterrement du soldat-enfant, le capitaine
Kid. Moi je rejoignis le casernement des
enfants-soldats. On me donna une vieille tenue de parachutiste d’un adulte.
C’était trop grand pour moi. Je flottais là-dedans. Le colonel Papa le bon
lui-même, au cours d’une cérémonie solennelle, me donna un kalach et me nomma
lieutenant.
In «Allah n’est pas obligé»
Ahmadou Kourouma
(4)
L’ACTE GRATUIT DANS
LES ROMANS D’ASIE
1956
JAPON
Le pavillon d’or : 1956
Yukio Mishima
YUKIO MISHIMA
Yukio Mishima, Mishima Yukio est le pseudonyme de Kimitake Hiraoka (Hiraoka Kimitake), est un écrivain japonais, né le 14 janvier 1925. Il s'est suicidé par seppuku, le 25 novembre 1970. Mishima écrit son premier récit. Il lit avec voracité les œuvres
d'Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et les classiques japonais. Il
va à l'école d'élite de Peers sur l'insistance de sa grand-mère. Mishima est convoqué, pendant la Seconde Guerre mondiale mais prétend avoir la tuberculose, il échappe à la conscription. Il continue d'écrire. Il sort diplômé l’Université de Tokyo en 1947 et intègre le Ministère des finances, promis à une brillante
carrière. Son père accepte alors sa démission pour se consacrer à l'écriture.
Il se résigne enfin voir son fils écrivain. Mishima rencontre Yasunari Kawabata qui l’incite à publier ses écrits. Il publie
Confession d'un masque (1949), Le
Pavillon d'or (1956), La Mer
de la fertilité (1964-1970), Le Japon moderne et l'éthique samouraï (1967), etc. L’acte criminel gratuit ici est l’acte passionné d’un
idolâtre de son idole qu’il le veut sien ou réduit à néant par le feu.
Si tu croises le Bouddha, tue le Bouddha!... Alors
seulement tu trouveras la Délivrance
"Regarde derrière, regarde
dehors : si nous nous rencontrons, tue sur l'heure!..." Oui, c'était la
première ligne du passage fameux du chapitre de l'Éclairement populaire, dans
le Rinzairoku : la suite coula d'elle-même : "Si tu croises le Bouddha,
tue le Bouddha! Si tu croises ton ancêtre, tue ton ancêtre! Si tu croises un
disciple du Bouddha, tue le disciple du Bouddha! Si tu croises tes pères et
mères, tue père et mère! Si tu croises ton parent, tue ton parent! Alors
seulement tu trouveras la Délivrance. Alors seulement tu esquiveras l'entrave
des choses, et tu seras libre..." Ces mots m'arrachèrent à l'impuissance
où j'avais sombré. D'un seul coup, je sentis dans tout mon être une surabondance
d'énergie. Une partie de moi s'obstinait bien à me répéter que ce que j'allais
faire était maintenant sans utilité : ma force neuve ne redoutait pas cette
inutilité. Parce que c'était inutile, je me devais d'agir (…).
La neige donne à tous une humeur juvénile.
Et puisque j'allais, moi, sur mes dix -huit ans, pourquoi serait-il inexact
d'affirmer que je ressentis alors en moi une sorte d'exceptionnelle et juvénile
exaltation ? Sous sa housse de neige, le Pavillon d'Or était d'une incomparable
beauté. Avec ses baies grandes ouvertes qui laissaient entrer les bourrasques,
ses fins piliers alignés côte à côte, il avait, dans sa nudité même, quelque chose
de tonique et de purifiant (…).
Avant de me coucher, il me fallait aller
voir le Pavillon d’Or. (…) C’est vrai, je ne l’avais jamais vu endormi, comme
dormait le reste du temple. Ses structures inhabitées pouvaient oublier de
dormir. Sa nuit échappait totalement aux lois qui valent pour les hommes. Pour
la première fois de ma vie, je lui parlai avec violence ; sur un ton proche de
la malédiction, je lui jetai à la face : « Un jour, tu subiras ma loi ! Oui,
pour que tu ne te mettes plus en travers de ma route, un jour, coûte que coûte,
je serai ton maître ! » Les eaux noires de l’étang répercutèrent ma voix
jusqu’au fond de la nuit creuse. (…)
Donc cette belle chose avant longtemps ne
serait plus que cendres… A forcé de penser cela, et comme le calque recouvre
exactement l'image, j'aboutis à ce que, petit à petit, le Pavillon d'Or de mes
rêves vînt recouvrir, jusque dans le détail, celui de la réalité : mon toit sur
le vrai, mon pavillon de pêche au-dessus de l'étang, mon premier étage à rampe
courbe, mon second étage à baies ouvragées —- sur les vrais. Le Pavillon d'Or
cessa d'être une construction immobile ; il se métamorphosa, pour ainsi dire,
en symbole de l'évanescence du monde phénoménal. Par ce processus, le Pavillon
d'Or de la réalité devint un objet dont la beauté ne le cédait en rien à celle
de mon rêve… Demain, peut-être, le feu s'abattrait sur lui des hauteurs du
ciel, réduirait en cendres ces sveltes colonnes, ces toits aux courbures
élégantes, que nos yeux ne reverraient jamais plus. Mais pour l'instant il
était là, fine silhouette, devant nous, parfaitement serein au milieu des flammes
de l'été.
« Le pavillon d’or »
Yukio Mishima
(5)
L’ACTE GRATUIT DANS
LES ROMANS D’OCÉANIE
2006
NOUVELLE ZÉLANDE
Un employé modèle : 2006
Paul Cleave
PAUL CLEAVE
Né le 10 décembre 1974
(39 ans) à Christchurch en Nouvelle-Zélande, en 1974, est un écrivain néo-zélandais. Il a travaillé prêteur sur gages, durant sept
ans, avant de se tourner vers l'écriture. Il avait écrit son premier roman à 19
ans, et a toujours voulu être écrivain. Un employé modèle (2006), son premier
roman, a connu un succès retentissant, avec la meilleure vente en Allemagne, au
Japon, en Nouvelle-Zélande et en Australie. Son œuvre peut paraître comme une
violente "comédie humaine" du
crime, centrée sur la ville de Christchurch. Ses personnages se croisent, se
rencontrent ou sont cités au fur et à mesure des romans, comme l'inspecteur
Carl Schroder ou du "Boucher", le narrateur d'Un Employé
modèle (The Cleaner (2006). Certains romans, Un Employé
modèle (The Cleaner (2006) et Nécrologie (Cemetery
Lake : 2008) ont même une action simultanée, partagée une ou plusieurs
courtes séquences, sans jamais se confondre entre elles. Il a aussi signé Un
père idéal, Blood Men : (2010), Collecting Cooper
(2011), et The Laughterhouse (2012).
Un employé modèle
(Nouvelle-Zélande)
- Qu'est-ce que tu faisais avant de venir nettoyer
ici, Joe ?
- Je prenais mon petit déjeuner.
- Non, je veux dire il y a quelques années, avant que tu commences ce boulot.
- Oh ! Je ne sais pas. Pas grand chose. Personne ne voulait donner un boulot quelqu'un comme moi.
- Quelqu'un comme toi ?
- Tu sais… ?
- Tu es spécial, Joe, souviens-toi de ça. (…)
- Je prenais mon petit déjeuner.
- Non, je veux dire il y a quelques années, avant que tu commences ce boulot.
- Oh ! Je ne sais pas. Pas grand chose. Personne ne voulait donner un boulot quelqu'un comme moi.
- Quelqu'un comme toi ?
- Tu sais… ?
- Tu es spécial, Joe, souviens-toi de ça. (…)
Je ne suis
pas un animal. Je ne tuerais pas quelqu'un juste parce qu'il passe par là. Je
hais les types comme ça. C'est ce qui me distingue des autres. C'est mon
humanité. (…)
Je ne souffre pas de compulsion à tuer tout le temps.
Je ne suis pas un animal. Je ne cours pas partout en me déchargeant d’abus
subis dans mon enfance tout en trouvant des excuses pour tuer. […] Je ne suis
qu’un type normal. Un Joe moyen. Avec un hobby. Je ne suis pas un psychopathe.
Je n’entends pas de voix. Je ne tue pas pour Dieu ou Satan, ou le chien du
voisin. Je ne suis même pas religieux. Je tue pour moi. C’est aussi simple que
ça. J’aime les femmes et j’aime leur faire des choses qu’elles ne veulent pas
me laisser faire. Il doit y avoir 2 ou 3 milliards de femmes sur cette terre.
En tuer une par mois, c’est pas grand-chose. C’est juste une question de
perspective. (…)
Je suis
Joe. J comme Joe. J comme Juge. Je suis fort et je contrôle la situation, et ce
que je décide est ma propre décision
– pas celle
de Dieu. Pas celle de papa. Je me fous de savoir ce qu'ils pensent tous les
deux (…).
Joe est près
à commettre son crime, il est face à sa victime :
« S’il
vous plaît, s’il vous plaît. Allez-vous-en. »
J’ai entendu ça tant de fois que j’en bâillerais presque, mais je le fais pas parce que je suis un type poli. « Vous faites une bien mauvais maîtresse de maison, je lui dis, poliment. »
- Vous êtes cinglé. Je vais appeler la…la police. »
Elle est vraiment stupide à ce point ? Est-ce qu’elle croit que je vais rester là pendant qu’elle prend le téléphone pour appeler à l’aide ? Peut-être que je vais m’adosser au lit et faire les mots croisés du journal en attendant qu’ils viennent m’arrêter ? (…)
J’ai entendu ça tant de fois que j’en bâillerais presque, mais je le fais pas parce que je suis un type poli. « Vous faites une bien mauvais maîtresse de maison, je lui dis, poliment. »
- Vous êtes cinglé. Je vais appeler la…la police. »
Elle est vraiment stupide à ce point ? Est-ce qu’elle croit que je vais rester là pendant qu’elle prend le téléphone pour appeler à l’aide ? Peut-être que je vais m’adosser au lit et faire les mots croisés du journal en attendant qu’ils viennent m’arrêter ? (…)
- Vous
êtes sûr qu'elles ont été tuées par la même personne, inspecteur Schroder ?
- Pourquoi cette question, Joe ? Tu deviens Sherlock Holmes ? (…)
- Pourquoi cette question, Joe ? Tu deviens Sherlock Holmes ? (…)
Je suis Joe.
Joe-le-Lent. Je suis le Boucher de Christchurch. Je suis celui qui donne les
coups. Je suis celui qui a le contrôle, le pouvoir. Je suis celui qui décide
qui vit et qui meurt.
Mes jambes sont comme du coton. Je me sens comme si j'allais vomir. (…)
Mes jambes sont comme du coton. Je me sens comme si j'allais vomir. (…)
Dans tous
les livres que j'ai lus, le serial killer est toujours le policier. Ou le
légiste, ou un quelconque spécialiste scientifique. Alors pourquoi pas ici?
Pourquoi cela devrait-il être différent? D'une manière très bizarre, c'est
décevant de découvrir que le travail de la police est plutôt simpliste finalement.
Si l'assassin n'est pas le mari ou le petit ami, vous n'avez plus qu'à trouver
un témoin et à aligner devant lui une rangée de flics pour qu'il en choisisse
un." (…)
Une
signature n'est pas évolutive. Le meurtre tout entier est contenu dans sa
signature. C'est une gratification. Je n'en ai pas parce que je ne suis pas
comme ces bâtards de pervers qui se mettent à buter des femmes par besoin
sexuel. Je le fais pour m'amuser. Et ça fait une grosse différence.
«Un employé modèle»
Trad. Benjamin Legrand
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