Dr. SOSSE ALAOUI MOHAMMED
PETITE ANTHOLOGIE
DES RÉCITS DANS LA LITTÉRATURE
MONDIALE
Tétouan
2014
PRÉFACE
Quelle que soit la littérature d’un pays ou
d’une langue dans le monde, elle porte en elle un genre encore mal défini par la
tradition éditoriale et lectorale, il s’agit des récits émis dans les recueils,
les revues et la presse culturelle en général. Toutefois, Oswald Ducrot et
Tzvetan Todorov le décrivent en ces termes
: «Le récit est un texte référentiel à déroulement temporel.»
- «Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage», Paris, Ed. du
Seuil, 1972, p.378. Pour la confection
de cette «Petite anthologie des récits dans la littérature mondiale», l’éclairage
de son identité générique d’emblée
s’impose :
1- Difficulté d’un
statut générique des récits dans la littérature mondiale :
La
difficulté d’établir une identité générique des récits dans la
littérature mondiale est historiquement soulevée par Frances Fortier et René Audet en
ces termes : «À la frontière du littéraire et de l’histoire, le récit
manifeste depuis toujours une présence constante mais discrète. Sans jamais
accéder au statut de genre à part entière, cette classe de textes regroupe
indistinctement des relations de voyage [récits de voyage], de guerre [récits
de guerre], ou d’enfance [récits de vie], des récits poétiques, fantastiques
[récits fantastiques], ou érotiques, des reportages et des récits d’expériences
singulières.» - «LE
RÉCIT, ÉMERGENCE D’UNE PRATIQUE : LE VOLET INSTITUTIONNEL», www.erudit.org , pp.439-440.
2- Difficulté
d’une définition générique des récits dans la littérature mondiale :
Pour leur part,
Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino tentent d’élaborer difficilement une
définition générique, contrastive des récits en indiquant : «Le récit a
été opposé, en critique littéraire, au roman, pour définir deux régimes de la
narration, correspondant à deux traitements du référentiel. Le récit est
fondamentalement rétrospectif : l’événement rapporté a eu lieu et la
narration le fait connaître, hors de l’exposé d’une dynamique interne des
événements.
Le récit
resterait essentiellement conceptuel dans la mesure où, traitant d’un acquis,
il serait inévitablement réflexif. Il s’identifie au conte et à la nouvelle,
narrations paradigmatiques et apologétiques, dont la brièveté exclut
précisément tout examen de l’événement en lui-même, et dans son
indétermination, apparente ou réelle.» - « Penser la narrativité
contemporaine», www.penserlanarrativite.net , p.1.
3- Pour une définition générique para-textuelle
des récits dans la littérature mondiale :
Par ailleurs, Frances Fortier et René Audet une
définition générique para-textuelle des récits dans la littérature mondiale, en
annonçant à partir d’un critère para-textuel et éditorial, la mention ‘récit/s’
: «Sans présumer d’une définition préalable du récit et afin d’en lisser
affleurer les diverses manifestations, nous avons fondé notre recension sur un
critère para-textuel strictement observé : seul ont été retenus les
ouvrages littéraires (…) portant explicitement la mention «récit» ou «récits»
en page couverture ou en page titre.» - «LE RÉCIT, ÉMERGENCE D’UNE PRATIQUE : LE VOLET
INSTITUTIONNEL»,
Op.cit., p.440.
4- Le statut
générique para-textuel du recueil de récits et ses frontières dans la
littérature mondiale :
Néanmoins, il est a
à noter avec Elke Dhoker et Bart Vandenbosche
la possibilité de tabler pour un statut générique para-textuel du
recueil de récits dans la littérature mondiale, lorsqu’ils affirment :
«Dans la tradition critique anglo-américaine, le concept dominant est celui de short
story cycle, tandis que dans la tradition francophone,
l’analyse du recueil de récits a été située à l’intérieur d’un éventail varié
de genres et de formes d’organisation textuelle. Dans d’autres contextes, tels
que la sémiotique italienne, les recueils de récits ont été analysés comme
« macro-textes». » - «Interférences littéraires», www. interferenceslitteraires.be , p.1.
Ce statut
générique para-textuel du recueil de récits dans la littérature mondiale se justifierait, suivant F. Fortier et R. Audet par le devenir en cours de ce genre dont les traditions
littéraires mondiales plurielles. « Sans doute, relèvent-ils, parce qu’il [le
récit] semble toujours devoir se construire a contrario – contre les
habitudes de lecture, contre la littérature [mondiale], contre les grands et
petits genres -, le récit acquiert de fait difficilement un statut générique à
part entière, hypothéqué par le flou généralisé et persistant qui interdit pour
l’heure toute cristallisation de ses frontières. » - «LE RÉCIT, ÉMERGENCE D’UNE PRATIQUE :
LE VOLET INSTITUTIONNEL»,
Op.cit., p.460.
Or, le choix de
textes des cinq continents, contenus dans cette «Petite anthologie du récit
dans la littérature mondiale» a été confectionné, dans la mesure du
possible, par une quasi adéquation aux critères sus-indiqués et surtout par le
hasard de la rencontre. Puisse cela servir de point de départ vers une
anthologie universelle du récit dans la littérature mondiale, de plus en plus
exhaustive et de plus en plus élargie.
L’Auteur
PREMIÈRE PARTIE
AFRIQUE
RÉÇITS
AU XXe SIÈCLE
Delo
La fille de Grenade
Récit de voyage
(Maroc)
Amadou Hampâté Bâ
Le double héritage
Récit de vie
(Mali)
Odile Tobner
Du fond de leur
détresse
Récit de guerre
(Zaïre)
DELO
Auteur anonyme français, Delo a déposé, au début du XXe
siècle, à la Bibliothèque Générale de Rabat, un manuscrit dactylographié
inédit, intitulé depuis : «Tétouan de Delo». Boussif Ouasti (né à
Oujda en 1951- ), docteur d’État en
littérature comparée, a publié le texte
annoté de ce récit de voyage, à Tétouan, au Maroc, en 1996, sous le
titre : « Tétouan de Delo, ou la « fille de
Grenade». De ce récit de voyage, apprécions la verve de l’extrait
suivant :
UN RUDE JUSTICIER
«Au retour, après les sentiers et les
rivières, à la limite des orangeries, dans le voisinage de l’Oued Martine,
notre guide nous fait pénétrer dans le verger fruste d’un bien Makhzen (…). Au
dehors, un très vaste et profond bassin rectangulaire, maintenant desséché
servait de citerne à la Casbah. Le dernier pacha qui l’habita a gardé le renom
d’un rude justicier. Voici la légende [récit] qu’un Marocain m’a rapportée.
Un jour que ce pacha avait envoyé son fils
à la ville nouvelle dont on édifiait alors les murailles sur la rive gauche de
l’Oued Martine, où elle se trouve aujourd’hui, le jeune homme s’attarda.
- Pourquoi n’es-tu pas revenu
immédiatement comme je te l’avais ordonné, lui dit son père ?
- J’ai rencontré une femme étrangère,
lui dit l’éphèbe, qui m’a demandé le chemin et je me suis entretenu un moment
avec elle des nouvelles de sa tribu.
- Un homme, répliqua le Pacha, ne doit
pas lever les yeux sur la femme d’autrui.
Et, appelant un serviteur, il lui
commanda d’appliquer la bastonnade à son fils. Le châtiment fut si rude – ceci,
mais cela seulement, pourrait être au Maroc une histoire d’aujourd’hui – que le
jeune homme expira sous les coups.
La vertu du vieux Maghreb était austère…
Maintenant que la curiosité d’un protégé français à soulever le voile d’une
femme, grave offense aux yeux d’un Musulman, notre consul punit le coupable de
quelques jours de prison. Ce n’est plus le temps des Burgraves.»
Delo
Un rude
justicier
« Tétouan
de Delo,
ou la « fille de Grenade»
Imp. El Haddad, 1996
pp. 46-47
AMADOU HAMPÂTÉ
BÂ
Amadou
Hampâté Bâ est un écrivain et ethnologue malien né à Bandiagara et mort à Abidjan
(1900-1991). Enfant de Hampâté Bâ et de Kadidja Pâté Poullo Diallo, il descend
d’une famille peule noble. Peu avant la mort
de son père, il sera adopté par le second époux de sa mère, Tidjani Amadou Ali
Thiam, de l’ethnie toucouleur.
Il fréquente l’école coranique de Tierno Bokar, un dignitaire de
la confrérie tidjaniyya. Pui il
est d’être réquisitionné pour l’école
française à Bandiagara et Djenné. En 1915, il se sauve et
rejoint sa mère à Kati où il
reprend ses études. En 1921, il est
affecté à Ouagadougou,
employé temporaire. De 1922 à 1932, il sert dans l’administration coloniale en Haute-Volta (Burkina Faso), et à Bamako.
En 1942, il est affecté à l’Institut français
d'Afrique noire (IFAN) de Dakar par Théodore Monod. Il y effectue
des enquêtes ethnologiques et recueille les traditions orales et rédige ‘l’Empire peul du Macina’. En 1951, il obtient une bourse de l’UNESCO à Paris, où il rencontre
Marcel Griaule. En 1960, à
l’indépendance du Mali, il fonde l’Institut des sciences humaines à Bamako. En 1962, il est élu membre du Conseil exécutif de
l’UNESCO. De 1966 à 1970, il
participe à l’élaboration du système unifié de transcription des langues
africaines. Enfin, il se consacre à la recherche et à l’écriture sur les
traditions orales d’Afrique de l’Ouest et à la rédaction de ses mémoires, ‘Amkoullel
l’enfant peul’ et ‘Oui mon commandant !’, publiés en France en
1991. De ses mémoires, adirons la
minutie et l’emphase de ce récit de vie plein d’ironie :
LE
DOUBLE HÉRITAGE
«En Afrique traditionnelle, l’individu est
inséparable de sa lignée, qui continue de vivre à travers lui et dont il n’est
que le prolongement. C’est pourquoi, lorsqu’on veut honorer quelqu’un, on le
salue en lançant plusieurs fois non pas son nom personnel (ce que l’on
appellerait en Europe le prénom) mais le nom de son clan: «Bâ! Bâ» ou «Diallo!
Diallo!» ou «Cissé! Cissé!», car ce n’est pas un individu isolé que l’on salue,
mais, à travers lui, toute la lignée de ses ancêtres.
Aussi
serait-il impensable, pour le vieil Africain que je suis, né à l’aube de ce
siècle, dans la ville de Bandiagara, au Mali, de débuter le récit de sa vie
personnelle sans évoquer d’abord, ne serait-ce que pour les situer, mes deux
lignées paternelle et maternelle, toutes deux peules, et qui furent l’une et
l’autre intimement mêlées, quoique dans des camps opposés, aux événements
historiques tragiques qui marquèrent mn pays au cours du siècle dernier. Toute
l’histoire de ma famille est en effet liée à celle de Macina (une région du
Mali située dans ce qu’on appelle la « Boucle du Niger »), et aux
guerres qui le déchirèrent, particulièrement celles qui opposèrent les Peules
de l’Empire peul du Macina aux Toucouleurs de l’armée d’El Hadj Omar, le grand
conquérant et chef religieux venu de l’ouest et dont l’Empire peul, après avoir vaincu et absorbé l’Empire
peul du Macina en 1862, s’étendit depuis l’est de la Guinée jusqu’à Tombouctou.
Chacune de
ces deux lignées s’apprente d’une manière directe ou indirecte à l’un de ces
deux grands partis antagoniste. C’est donc un double héritage, à la fois
historique et affectif, que j’ai reçu à ma naissance, et bien des événements de
ma vie en ont été marqués.
Amadou
Hampâté Bâ
Le double
héritage
«Autobiographie et mémoire
d’Afrique»
pp. 1-2
ODILE TOBNER
Odile Tobner est un écrivain et une universitaire
française. Elle est la veuve d'Alexandre Biyidi Awala, alias Mongo Beti (1932-2001). Professeur
agrégé de Lettres classiques en 1970, et mère de famille, elle obtient, en 1976, un
doctorat de littérature française (XVIIe siècle, Blaise Pascal). Elle fut
chargée de cours en littérature française du XVIIe siècle, à l'université de Rouen, de 1978 à 1984. Avec Mongo Beti, elle créa en 1978
la revue ‘Peuples noirs
peuples africains’ qui paraît
jusqu’en 1991, et publia en 1989 un ‘Dictionnaire de la négritude’. Depuis
la mort de son mari, elle a pris la direction de ‘la librairie des Peuples
Noirs’ qu'il avait fondée, à Yaoundé, au Cameroun. Elle a été élue le 17 septembre 2005, présidente de Survie France, succédant à François-Xavier Verschave, mort en juin 2005. Le chapeau du récit de guerre
inédit qui suit, présenté, sous la signature de Claire Dayez et la sienne O.T.,
dans sa revue, frappe par son humanisme tragique des guerres interraciales en
Afrique :
DU FOND DE LEUR DÉTRESSE
«Depuis deux semaines, tous
les soirs, après avoir acheté mon journal et vérifié rapidement qu’on n’y
parlait toujours pas de l’expulsion de Benguire de milliers d’étrangers,
j’errais quelque temps dans le hall de l’aéroport, essayant de contenir mon envie
de vomir due à l’odeur putride de la sueur, du sang et des excréments mélangés,
fouillant des yeux la foule, essayant de l’apercevoir, elle, la boutiquière
chez qui j’achetais mon pain tous les
jours, et qui donnait toujours un bonbon gratuitement à mon gosse.
Je n’avais en commun avec
cette femme que quelques banalités échangées lorsque je me rendais à sa
boutique. Nous étions deux étrangères. Elle, la peau noire, un marmot dans les
jambes, un autre dans le dos, et bientôt le prochain qui va naître. Elle, pieds
nus, vêtue d’un pagne déchiré. Moi, une blanche «qui n’avait pas peur d’acheter
son pain dans une boutique du quartier», et pour cela j’avais le droit au plus
beau sourire, moi, la blanche (…).
- Tu as épousé un frère,
m’avait-elle dit un jour. Tu ne ressemble pas aux autres femmes blanches.
Un regard, un geste
amical, un sourire, quelques mots, et deux mondes étrangers en principe
hostiles s’étaient rencontrés, s’étaient regardés sans haine, toutes les
barrières d’un coup, s’étaient effondrées : barrières raciales, barrières
des civilisations, barrière de l’argent, barrière de la haine si savamment
entretenues par les hommes.
Elle devait être là dans
cette foule. Si je la retrouvais, je lui amènerais en cachette de la nourriture
pour ses enfants. Je lui dirais que son sourire fut un cadeau merveilleux, que
je comprends ce qui lui arrive, et que je vais en parler en France, dans les
journaux, lorsque je serai rentrée. Je dirai la véritable chasse à l’homme à
laquelle j’avais assisté à Nwemene, je dirai les cages des étrangers saccagées,
les incendies, les vols, des personnes séquestrées, ou bien poursuivies,
blessées, voire même tuées (…)… sûrement, la Croix Rouge fera quelque chose, et
l’O.N.U, on ne peut laisser des milliers de personnes dans cet état. Quelque
chose sera fait, qu’elle se rassure ! (…).
J’esquisse un sourire amer
en direction de l’humanisme occidental.»
Odile
Tobner
Du fond de
leur détresse
«Peuples Noirs
Peuples
Africains»
pp. 1-2
DEUXÈRE PARTIE
EUROPE
RÉÇITS
AU XIXe ET XXe SIÈCLE
Ernest Jaubert
L’enfant qui voulait s’envoler
Récit d’aventure
(Russie)
Franz Kafka
Hier une syncope est
venue chez moi
Récit énigmatique
(Tchécoslovaquie)
Oscar Wilde
Le prince heureux
Récit merveilleux
(Angleterre)
André Jean Bonelli
L’orchidée
(France)
ERNEST JAUBERT
Ernest Jaubert est un poète, un conteur, un auteur
dramatique et un traducteur de l'anglais, du grec ancien, du russe et du
polonais. S'il fut bien poète et ses recueils publiés et s'il traduisit
probablement depuis l'anglais, il ne fut pas traducteur du russe et du polonais
mais plutôt l'adaptateur enthousiaste, il ne connaissait pas ces deux langues. Il appréciait réellement la littérature
russe et souhaitait la promouvoir. Il travailla d'ailleurs en collaboration
étroite avec Léon
Golschmann au point où certaines traductions furent signées du
pseudonyme collectif de Léon et Ernest Hellé.
Amateur éclairé de littérature russe, on lui doit en particulier des adaptations des auteurs classiques russes comme Tourgueniev, Pouchkine, Gogol, Tolstoï… En 1913, il publia les ‘Contes Populaires Russes’, et les ‘Récits du terroir russe’, en 1930; il fut également conservateur du Musée Pédagogique de la Ville de Paris. Des ‘Récits du terroir russe’, savourons le récit d’aventure parodique qui suit :
Amateur éclairé de littérature russe, on lui doit en particulier des adaptations des auteurs classiques russes comme Tourgueniev, Pouchkine, Gogol, Tolstoï… En 1913, il publia les ‘Contes Populaires Russes’, et les ‘Récits du terroir russe’, en 1930; il fut également conservateur du Musée Pédagogique de la Ville de Paris. Des ‘Récits du terroir russe’, savourons le récit d’aventure parodique qui suit :
L’ENFANT QUI VOULAIT S’ENVOLER
«Un matin, au réveil, Guino me dit :
«Tu sais que, moi, je sais voler comme les cigognes ?».
- Quelle plaisanterie ! fis-je, sceptique.
Mais dans mon for intérieur, je n’étais pas si ferme que cela dans mon
doute. Au fond, je reconnaissais que mon frère avait quelque supériorité sur
moi.
«Tu vas voir ! » dit Guino pour toute réponse.
Il se leva, alla à la cuisine, y prit, en l’absence d’Agathe et de
Trofime, une paire d’ailes d’oie, de grandes ailes, presque aussi grandes que
celles des cigognes.
Et il déploya les ailes d’oie d’un air assuré.
« D’où fait-il que je prenne mon vol ?»
Nous décidâmes d’abord que ce serait du toit de notre maison. Nous nous
habillâmes donc en hâte, tant bien que mal et nous sortîmes dans la cour. Mais
un contretemps nous attendait : Trofime et Agathe étaient là qui pouvaient
nous voir.
Après délibération, nous convînmes que Guino partirait de la fenêtre de
notre chambre située au premier étage. De là, il partirait pour atteindre le
toit de la maison d’en face.
Au moment de fixer les ailes à son dos, mon frère me demanda très
aimablement si je ne voulais pas tenter l’expérience le premier. Mais je
déclinai cet offre courtoise. Il me semblait que mes ailes pourraient
m’enlevaient si loin que je ne saurais retrouver le chemin de la maison.
«Bien !» fit Guino.
Il s’attacha les deux ailes et monta sur la fenêtre.
«Regarde, me dit-il, je m’envole.»
Je le vis en effet s’envoler ; c’est-à-dire que j’avais à peine eu
le temps d’apercevoir ses talons qui tournoyaient, quand un cri déchirant se
fit entendre.
Papas, maman, Agathe accourent dans notre chambre, me demandant ce que
j’avais.
Je n’avais rien, expliquai-je, mais c’était Guino qui, ne sachant pas
encore voler très bien, au lieu d’aller se percher sur le toit du voisin, était
allé s’étendre dans la flaque d’eau en bas.
On se précipita à la fenêtre, et l’on vit en effet mon frère qui tout en
hurlant, se relevait péniblement, crotté des pieds à la tête. On se hâta
d’accourir vers lui, de le remettre sur pieds. Quand on fut sûr qu’il ne
s’était fait aucun mal, on l’envoya se changer, puis, puis on nous enferma tous
les deux pour trois bonnes heures dans un cabinet noir.
Guino eut encore une autre punition : une forte bosse en plein
front, qu’il garda longtemps.»
Ernest Jaubert
L’enfant qui voulait s’envoler
«Récits du Terroir russe»
(Ed. Nathan,
1930, p. 43)
FRANZ
KAFKA
Franz Kafka,
écrivain tchèque de langue allemande, né à Prague, au sein d'une famille juive,
en République Tchèque, le 03 juillet 1883, est mort à Kierling, Vienne, en
Autriche, le 03 juin 1924. À sa naissance, Prague, était alors sous la
domination austro-hongroise. Son père, commerçant bourgeois autoritaire, lui
inculque une éducation sévère. Il part faire ses études en Allemagne, où il
sent naître en lui une passion pour la littérature. Il rédige ainsi un recueil
de récits ‘Chacun porte une chambre en soi’ (1912), le ‘Procès’ (1925),
‘Métamorphose’ (1915), une nouvelle fantastique, puis ‘Lettre au père’
(1919). Atteint de tuberculose, Kafka se voit à la merci d'un monde complexe et
cruel. Il est dans ses œuvres à la quête d’un moyen d'échapper à la domination
et la dépendance des autres. Il s’en sert comme une catharsis contre ses angoisses et sa désaffection
profonde face à l’absurdité du monde mécanique. Citons ici l’un de ses récits fantastiques, traduits par Laurent Margantin,
qui fraye le mystère :
HIER UNE SYNCOPE EST VENUE CHEE MOI
«Hier une syncope est venue chez moi. Elle
habite dans la maison voisine, je l’ai déjà vue disparaître le soir penchée
sous la petite porte. Une grande dame avec une longue robe flottante et un
large chapeau orné de plumes. Ses vêtements froufroutants, elle est entrée chez
moi à toute vitesse, comme un médecin craignant d’arriver trop tard auprès d’un
malade agonisant. «Anton, cria-t-elle d’une voix caverneuse et pleine
d’emphase, j’arrive, je suis là !». Elle s’effondra dans un fauteuil que
je lui indiquai. «Tu
habites bien haut, tu habites bien haut», dit-elle en gémissant. Je hochai la
tête, assis au fond de mon fauteuil. Les unes après les autres, innombrables,
les marches d’escalier qui mènent à ma chambre sautillèrent devant mes yeux,
infatigables petites vagues. «Pourquoi m’accueilles-tu avec cette froideur ? »,
demanda-t-elle en enlevant ses longs et vieux gants d’escrime qu’elle jeta sur
la table, avant de me regarder, la tête penchée et clignant des yeux. Il me
sembla que j’étais un moineau en train de faire mes sauts dans l’escalier et
qu’elle ébouriffait mon doux plumage gris et floconneux. «Je suis profondément
désolée que tu brûles pour moi. J’ai souvent regardé avec une réelle tristesse
ton visage consumé de chagrin, quand tu étais dans la cour en bas et levais tes
yeux vers ma fenêtre. Mais sache que je n’ai rien contre toi, et que si tu ne
t’es pas encore emparé de mon cœur, tu peux cependant le conquérir.»
Franz Kafka
Hier une syncope est venue chez moi
«Chacun
porte une chambre en soi»
p. 1.
OSCAR WILDE
Oscar Fingal O'Flahertie Wills Wilde
est né en 1854 à Dublin. Connu pour ses frasques avec de jeunes éphèbes,
il est d'ailleurs condamné à deux ans de travaux forcés à la prison de
Reading pour atteinte aux bonnes moeurs. Son homosexualité a fait grand
scandale à l'époque. Il meurt en 1900 suite à une méningite, en déclarant :
"je meurs au-dessus de mes moyens". Il a écrit ‘Le fantôme de
Canterville’ (The Canterville's ghost),
en 1887; ‘Le crime de Lord Arthur Savile’ (Lord Arthur Savile's crime),
en 1887; ‘Le Millionnaire Modèle (The Model Millionaire), en 1887; ‘Le
Prince Heureux et autres récits’ (The Happy Prince and other stories), en 1888,
etc. De ce dernier recueil, admirons la profonde sagesse du récit merveilleux qui
suit :
LE PRINCE HEUREUX
Dans une grande ville, devant la mairie se
trouve une statue, celle du Prince Heureux, recouverte de feuille d'or, de deux
saphirs en guise d'yeux et d'un rubis qui orne l'épée du Prince. Chaque jour,
les gens viennent admirer le Prince Heureux, sa magnificence et son bonheur.
Une Hirondelle, tombée amoureuse d'un roseau s'est attardée et a perdu ses
compagnes parties en Egypte. Elle trouve refuge au pied du Prince Heureux,
lorsque les larmes de celui-ci commencent à lui tomber dessus. Il pleure le
malheur et la misère qui l'entoure, et desquelles il n'a jamais été témoin de
son vivant. Il demande alors à l'Hirondelle de lui rendre un service, d'aller
porter le rubis de son épée à une femme pauvre dont l'enfant est très malade.
Trois fois le Prince demande à
l'Hirondelle de rester une nuit de plus avant son départ pour la chaleur.
Lorsque le Prince décide de se dépouiller de ses yeux en saphir pour aider les
pauvres, l'Hirondelle décide de rester à ses côtés pour voir à sa place, cela
contre l'insistance du Prince pour qu'elle entreprenne son grand voyage.
L'hiver et la neige arrivant, l'Hirondelle
meurt après un avoir donner un dernier baiser au Prince, et au moment où elle
tombe à ses pieds, le cœur de plomb du Prince Heureux se brise en deux. Le
maire passant et voyant l'état du Prince Heureux, décida de le détruire pour
ériger une nouvelle statue. Mais lors de la fonte, le cœur de plomb résiste, il
est envoyé dans une benne au côté de la dépouille de notre Hirondelle.
«Apportez-moi les deux objets les plus
précieux de la ville!», dit Dieu à l'un de ses anges; et l'Ange Lui apporta le cœur
de plomb et l'oiseau mort.
«Tu as bien choisi, dit Dieu, car dans
mon jardin du Paradis, ce petit oiseau chantera à tout jamais, et dans ma ville
d'or le Prince Heureux chantera Mes louanges.»
Oscar Wilde
Le prince heureux
«Le
Prince Heureux et autres récits»
p. 1.
ANDRÉ JEAN BONELLI
Né à Marseille, André Jean Bonelli
(1910-2002), est médecin. Parallèlement à sa profession, il s'adonne à sa passion de l'écriture. Ses
romans et récits plongent leurs racines dans la S.F. le Fantastique et l'héroïco-Fantasy,
en un mot, en dehors de son activité médicale l'univers de Bonelli est
construit de rêves et d'imaginaire. Le Peintre surréaliste Pier Le Colas
le définit comme : Un manipulateur de l'irrationnel, un peu sorcier. Le premier
roman d'André-Jean Bonelli : ‘Loona’ a été publié au Québec en 1974,
puis en France en 1976 et 2000. "Le village au bout du chemin"
a été adapté par FR3. ‘La Lotophage’, un voyage initiatique, est né
d'une des missions humanitaires effectuées dans le Triangle d'Or. Il tenait, en
1980, la rubrique «Les rêves recomposés», dans la revue ‘L’Inconnu’
et un laboratoire d’analyse des rêves en Ardèche et dont nous rapportons le
récit de rêve de Denise-Rémy Huward suivant :
L’ORCHIDÉE
«La veille, j’achète une orchidée pour l’offrir à la
mère d’une communiante et la place dans ma chambre pour ne pas l’oublier.
Dans mon
sommeil, je me trouve dans une pièce rustique, meuble simples, d’une famille de
paysans avec un homme au dos voûté, râblé, cheveux frisés noirs. Ses vêtements
étaient râpés et en piteux état.
Je me
dis : «Drôle d’accoutrement pour aller à une communion ».
Je ne
connais pas cet homme. Pendant qu’il s’apprête à sortir, mon regard tombe sur
une table basse où je découvre mon orchidée fanée.
-
« oh, mon orchidée ! comment est-elle devenue !
- Ne vous
inquiétez pas, me dit la femme, vous allez la mettre dans cette charrette avec
de l’eau, et elle reprendra vie.
- Je ne
peux partir avec cela sous le bras !
- Pourquoi
pas, les chevaux vous tireront». (Il s’agit d’un ensemble charrette-chevaux en
plâtre d’une soixantaine de cm).
Je
conclus : - « Ce n’est pas la peine, je vous laisse la fleur… ».
Le lendemain, j’oubliai la fleur dans ma chambre et m’apercevant de l’oubli, je
me remémorai le rêve. Enfin, cherchant une autre orchidée, je n’ai pu trouver
que des glaïeuls. »
André Jean Bonelli
L’orchidée
«La Saga des rêves»
in « L’Inconnu»
N°49, 20 mars 1980, p.40.
TROISIÈME PARTIE
ASIE
RÉÇITS
AU XIXe ET XXe SIÈCLE
Anton Tchékhov
Chut !
Récit d’aventure
(Russie)
Zhao Danian
Le dressage de l’aigle
(Chine)
Philippe Deval
Le jugement d’Oôka
Récit merveilleux
(Japon)
ANTON TCHÉKHOV
Anton Pavlovitch Tchekhov,
écrivain russe, est né en 1860, à Taganrog en Crimée. Il y fut élevé avant d’aller
faire des études de médecine à Moscou qu’il délaissa pour la littérature. Il
publia des récits et des contes puis des
romans et des drames sur la vie humaine. En 1988, parut pièce, ‘Ivanov’, sans succès.
Il voyagea à l’île Sakhaline, et publia les nouvelles : ‘L’Ile
Sakhaline’ (1891) et ‘En déportation’ (1892). En 1892-1893, il prit
part à au secours sanitaire de la famine qui frappa la Russie. Dans sa
propriété de Melikhovo, près de Moscou, où il écrivit la plupart de son œuvre :
‘La Mouette’, ‘Oncle Vania’ (1899), ‘Les Trois Sœurs’
(1900) et ‘La Cerisaie’ (1904), pour le théâtre. Nombre de ses récits, lui
valut une popularité croissante en tant que révélateur des états d’âme de son
temps. Atteint de tuberculose, il retira en Crimée, d’où il se rendit en
Allemagne et en France, pour se soigner. En 1903, il épousa Olga Knipper, une jeune
actrice du ‘Théâtre d’Art’. Il mourut en 1904, en Allemagne, lors d’une cure. De ses récits,
observons le ton pathétique du récit de vie qui suit :
CHUT !
«Ivane Iégôrovitch Krassnoûkhine, petit
collaborateur d’un journal, revint chez lui, tard, dans la nuit, maussade,
grave et particulièrement absorbé. On eût dit qu’il s’attendait à une perquisition
ou songeait au suicide. Ayant fait quelques grands pas dans sa chambre, il
s’arrêta, hérissa ses cheveux et dit, du ton de Laërte s’apprêtant à venger sa
sœur :
– Éreinté, l’âme fatiguée, au cœur une
angoisse accablante, mets-toi pourtant à ton bureau et écris !… Et cela
s’appelle une vie !… Pourquoi personne n’a-t-il encore décrit le torturant
partage de l’écrivain, qui, triste, doit faire rire la foule, ou, joyeux,
verser des larmes de commande ?…
Il débita cela en brandissant les poings et
roulant les yeux… Puis, entré dans la chambre à coucher, il réveilla sa femme.
– Nâdia, dit-il, je me mets à écrire…
je t’en prie, que personne ne me dérange ! On ne peut pas écrire quand les
enfants pleurent, que les cuisinières ronflent… Veille aussi à ce que j’aie du
thé et… du beefsteak, ou n’importe… Tu sais que je ne peux pas écrire sans
avoir du thé… Le thé est la seule chose qui me soutienne quand je travaille.
Revenu dans sa chambre, le journaliste
quitta lentement sa redingote, son gilet et ses bottines, puis, avec
l’expression de l’innocence outragée, s’installa à son bureau (…).
– Maman, dit la voix de son fils, de
l’eau !
– Chut !… fait la mère. Papa
écrit ! Chut !…
Papa écrit
vite, vite, sans ratures ni arrêts, ayant à peine le temps de tourner les
pages. Les bustes et les portraits d’écrivains connus regardent sa plume qui
court rapidement ; ils ne bougent pas et semblent penser :
« Ah ! l’ami, que tu es bien doué ! »
La plume grince :
– Chut !
– Chut !
soufflent les écrivains lorsqu’un coup de genoux les fait trembler sur la
table.
Krassnoûkhine se redresse tout à coup, pose
la plume et écoute… Il entend un murmure égal et monotone… C’est, dans la
chambre voisine, le locataire Fôma Nicolâévitch qui prie.
– Écoutez ! lui crie Krassnoûkhine,
ne pourriez-vous pas prier moins haut ? Vous m’empêchez d’écrire !
– Pardonnez-moi… répond timidement Fôma
Nicolâévitch.
– Chut !
Ayant écrit
cinq petites pages, Krassnoûkhine s’étire et consulte sa montre.
– Mon
Dieu, déjà trois heures ! Les gens dorment, et… seul, il faut que je
travaille !
Brisé,
rendu, la tête penchée sur le côté, il rentre dans la chambre à coucher,
réveille sa femme et lui dit d’une voix languissante :
– Nâdia, donne-moi encore du
thé ! Je… me sens faible !
Il écrit jusqu’à quatre heures du matin et
eût volontiers écrit jusqu’à six, si son sujet n’eût été épuisé (…).
Il dort
jusqu’à midi ou une heure, profondément, excellemment… Ah ! comme il
aurait encore dormi, quels rêves il eût faits, comme il se serait épanoui, s’il
était un écrivain connu, un directeur de journal ou même un éditeur !
– Il a écrit toute la nuit !
chuchote sa femme, le visage effaré. Chut !
Personne n’ose ni parler, ni marcher, ni
frapper. Son sommeil est une chose sainte pour l’infraction de laquelle le
coupable paiera cher.
– Chut ! entend-on dans
l’appartement. Chut !
Anton
Tchékhov
Chut !
p. 1.
ZHAO DANIAN
L’écrivain
chinois, Zhao Danian, est né en 1931, à Pékin, dans une famille mandchoue. Il a d’abord travaillé dans une
troupe théâtrale de l’Armée. Actuellement, il est écrivain professionnel de la
Fédération des écrivains et artistes de Pékin. On connaît de lui des récits et
nouvelles dont ‘La fille de la princesse ‘, des poèmes et des proses ainsi
qu’un scénario ‘Les flots des voitures’. De sa narration, apprécions l’ironie
du récit allégorique initiatique suivant :
LE DRESSAGE DE L’AIGLE
Le scénariste Vieux Chen succombe à la
fatigue. Son scénario a passé de mains
en mains : il a été lu, examiné, critiqué, discuté, retouché, modifié, adopté,
renié, tronqué, repris, rejeté, remanié, mis au rebut, passé au crible et...
réadopté. Après trois ans, trois mois et trois jours, et vingt-sept versions
différentes. Lui qui était à l'origine le seul auteur de l'ouvrage se voit
flanqué d'un groupe de co-créateurs. Grâce à ces efforts conjoints, le scénario
est enfin mis au tournage. Mais Vieux Chen s'effondre. Il est décidé à trouver
refuge dans la steppe de Mongolie intérieure pour redécouvrir l'air pur, le
ciel bleu, les nuages blancs, les aigles volant librement et les herbes vertes
à perte de vue (…).
Là-bas, il fait la connaissance de
Zhamulin, un vieux chasseur qui habite une cour carrée de style pékinois. On
dit que c'est la copie de celles de la banlieue de la capitale. Mais Vieux Chen
préfère les yourtes et les lele (un genre de char à bœufs). Chaque jour,
Zhamulin va à la chasse à cheval, son aigle au poing (…). Vieux Chen se demande
pourquoi l'aigle, au lieu de se repaître de sa proie, se contente de la curée
que lui jette son maître après son retour. « C'est parce que c'est un aigle dressé
», précise Zhamulin d'un air très fier. Appellation chaleureuse de toute
personne plus âgée que soi ou à qui l'on reconnaît une supériorité quelconque.
Souvent utilisé pour distinguer deux personnes du même nom ; on dira alors
Vieux Li et Petit Li.
Un jour, il voit Zhamulin ficeler avec des
cordes de chanvre un tas d'intestin grêle de lièvre dans un panier, et poser
tout cela sur le toit de la maison. «Mon aigle de chasse n'est plus tout jeune
», dit Zhamulin en clignant des yeux. Quelque temps plus tard, on voit un jeune
aigle tournoyer dans les airs. Il observe d'abord de loin sa proie. Subitement
il fond comme un avion de chasse sur la corbeille, rasant le toit. Il a déjà
pris les intestins dans ses griffes toutes-puissantes ; même le grand panier
d'un diamètre de cinq pieds est emporté vers le ciel. Le pauvre aigle est tombé
dans le piège : ses pattes sont accrochées par des anneaux, sont entortillées
dans des cordes de chanvre qui l'enserrent et le retiennent, et les écailles de
ses doigts attachées solidement à la manne (…). Or, le vieux chasseur ferme à
demi les yeux, d'un air tranquille, sirotant son lait et fumant une cigarette,
sans même accorder un coup d'œil à sa victime. «Un jeune aigle ne peut pas tenir
ainsi plus d'une heure », déclare-t-il, sûr de son coup. Ces mots dits, la
manne tombe à cent mètres de lui. Tout en eau et complètement épuisé, le pauvre
aigle se laisse emmener.
Zhamulin l'a attaché sur un perchoir qui,
pendu en l'air par deux cordes, ressemble à une petite balançoire. L'aigle qui
se pose dessus n'ose pas fermer les yeux; en dépit de son sommeil, il est
obligé de saisir avec force le perchoir en déployant les ailes pour trouver
l'équilibre. La nuit venue, Zhamulin allume une lampe à côté du perchoir.
L'aigle effrayé n'ose plus s'endormir. C'est ainsi que commence le dressage. Le
lendemain matin, l'oiseau a beaucoup de mal à se tenir en éveil. À peine a-t-il
l'envie de piquer un somme que des coups de fouets pleuvent sur lui. Excité,
l'aigle ouvre tout de suite les yeux et essaie de rivaliser de force avec le
fouet... Le troisième jour, les yeux de l'animal sont tout rouges et son
estomac ne résiste plus à la faim. Il commence à pousser des cris plaintifs et
ouvre tout le temps le bec pour se faire nourrir.
C'est le moment où les voisins de Zhamulin
interviennent. L'un d'eux donne à l'oiseau une boule de fil de chanvre trempé dans
l'huile de sésame. L'oiseau l'avale d'un seul coup sans penser que l'autre bout
est tenu par l'homme. Quelque temps après, l'homme s'est mis à retirer le fil ;
oh ! une douleur terrible le saisit. En effet, le fil est couvert de sang et de
graisse de son estomac ! Ainsi l'aigle reconnaît cet homme qui lui a donné
l'appât. Lorsque, la deuxième fois, un voisin lui donne du lièvre, l'animal n'en
veut pas. Un autre voisin apparaît, et c'est à nouveau une boule de fil à
l'huile... Désormais, l'oiseau ne croit plus personne et refuse toute
nourriture. C'est alors que son maître le vieux Zhamulin lui montre sa grande
pitié. Il ouvre le bec et y lance de la viande de mouton sanglante. Un goût
délicieux est transmis jusqu'au cerveau de l'aigle qui, reconnaissant, prend
dès lors son maître pour sauveur. Ainsi ce jeune aigle sauvage a-t-il été transformé
en un aigle de chasse docile.
Chaque jour, il accompagne son maître à la
chasse, lui rapportant des lièvres, des renardeaux et des belettes. Plus il a
faim, plus il se presse de rentrer; car il ne fait confiance qu'à la nourriture
de son maître, qui, lui, s'est bien gardé de jamais lui donner de boule de fil
de chanvre. L'ancien aigle de Zhamulin est mort de vieillesse, naturalisé, il a
été vendu à un musée. Le dramaturge Vieux Chen, qui a recouvré la santé, semble avoir compris
quelque chose. Depuis, il a quitté la grande steppe.»
Zhao Danian
Le dressage de l’aigle
in « Littérature chinoise»
Trimestre 1, 1988, pp.108-110.
PHILIPPE DEVAL
Philippe Deval (né en 1958-), est un écrivain
français, enseignant-chercheur universitaire et auteur d'ouvrages en sociologie
et anthropologie des organisations. Il exerce, depuis plusieurs années, les responsabilités
de DRH, au sein de groupes industriels. Il a publié notamment : ‘La
gestion mentale des groupes’ (1991), ‘Pratiques de recrutement’
(1993), ‘le stress’ (1996), ‘Comment ménager son chef’ (2005), etc.
Le récit de vie chinois ci-dessous, rapporté par Ph. Deval, dans ‘Le choc
des cultures’, illustre prodigieusement la convivialité quotidienne de la
sagesse populaire orientale :
LE JUGEMENT D’OÔKA
«Un plâtrier [à l’époque de Tokugawa] laisse tomber dans la
rue sa bourse qui contenait trois ryô (unités monétaires de l’époque), son
sceau et une note de paiement. Un charpentier la ramasse. Le voici bien ennuyé.
Il aimerait rendre à son propriétaire cette bourse car trois ryô constituaient
à ses yeux une petite fortune et il se disait que la personne qui les avait
perdus devait être malheureuse. Aussi se résolut-il à lire la note de paiement
afin d’y découvrir l’adresse du
propriétaire.
Il se rend non sans peine à la maison du
plâtrier et là, contre toute attente, ce dernier refuse de reprendre la bourse
tout en acceptant les autres objets. «La somme de trois ryô’, dit-il, m’a
quitté de son plein gré pour entrer dans votre main. Je n’aimerais pas
reprendre une chose si ingrate. Elle est à vous ». De telles paroles firent l’effet d’une
insulte et le charpentier se mit très en colère. Il avait fait l’effort de
venir jusqu’au plâtrier pour lui rendre son bien et le voici l’objet de
brimade. «Non ! répondit-il , je ne veux pas de cette bourse». Les
voisins interviennent alors et propose de porter l’affaire devant le juge Oôka.
Ayant entendu les arguments des plaignants, le juge décida de confisquer la
somme, puis il alloua à chacun deux ryô. Devant l’assemblée des voisins et
amis, il expliqua ainsi sa décision : «Je suis heureux de trouver des
personnes aussi honnêtes que vous . pour vous récompenser, j’ai rendu la
décision que je voudrais intituler « »tous les trois perdent un ryô». Plâtrier !
vous avez perdu un ryô parce que si vous n’aviez pas perdu votre bourse, vous
auriez gardé vos trois ryô. Charpentier, vous avez aussi perdu un ryô, car si
vous aviez accepté l’offre du plâtrier, vous auriez gagné trois ryô. Et moi
aussi, j’ai perdu un ryô, celui que j’ai
ajouté pour vous distribuer deux chacun.
Dans ce jugement, il n’y a ni gagnant ni
perdant – du moins si nous le regardons selon notre logique occidentale – tous
doivent sacrifier quelque chose pour le rétablissement de la paix. Même le
juge. C’est l’idéal de la vie sociale que de ne donner à aucun conflit. S’il
s’en produit un par malheur, les intéressés doivent s’efforcer de parvenir à un
accord volontaire.».
Philippe
Deval
Le jugement d’Oôka
in «Le choc des culture»
Ed. Eska, 1993, pp.44-45.
QUATRIÈME PARTIE
OCÉANIE
RÉÇITS
AU XIXe ET XXe SIÈCLE
Katherine Mansfield
Au matin
Récit de vie
(Nouvelle Zélande)
Peter Carey
Olivier
Récit d’énigme
(Australie)
Roland Rossero
Symonds Street
Récit d’aventure
(Nouvelle Calédonie)
KATHERINE MANSFIELD
Katherine
Mansfield, née en 1888 en Nouvelle-Zélande dans une famille de la bourgeoisie
puritaine, Katherine Mansfield est une écrivaine et poétesse néo-zélandaise.
Puisant son inspiration tout autant de ses expériences familiales que de ses
nombreux voyages, elle contribua au renouvellement de la nouvelle avec ses
récits basés sur l’observation et souvent dénués d’intrigue. Elle découvrit
Londres à 14 ans, suivit les cours du Queen's College et s'en revint au
pays natal en 1906, avant de se réfugier à nouveau dans cette Angleterre
libératrice qui lui permit d'échapper aux carcans et aux interdits familiaux.
Le 9 janvier 1923, elle meurt des suites de sa tuberculose à l’institut
Gurdjieff situé au Prieuré d'Avon près de Fontainebleau. Elle est
l’auteur de récits courts ou nouvelles : ‘Pension allemande’
(1911), ‘Prélude’ (1918), ‘Félicité’ (1920), ‘Gargen party’
(1922), ‘Le nid de colombes et autres récits’ (1923), ‘Sur la baie’ et ‘Le mariage à la
mode’ (1923). D’où notamment le récit de vie suivant :
AU
MATIN
«Au matin, très tôt. Le soleil n'était pas encore levé et la baie tout
entière était cachée par un brouillard blanc venu de la mer. Les grandes
collines recouvertes de brousse, au fond, étaient submergées. On ne pouvait
voir où elles finissaient, où commençaient les prairies et les bungalows. La
route sablonneuse avait disparu, avec les bungalows et les pâturages de l'autre
côté; par-delà, il n'y avait plus de dunes blanches revêtues d'une herbe
rougeâtre et rien n'indiquait ce qui était la grève, ni où se trouvait la
mer. Une rosée abondant était tombée. L'herbe était bleue (…). On eût dit que
la mer était venue doucement battre jusque-là dans les ténèbres, qu'une vague
immense et unique était venue clapoter, clapoter... jusqu'où? Peut-être, si on
s'était éveillé an milieu de la nuit, on aurait pu voir un gros poisson
effleurer brusquement la fenêtre et s'enfuir...
Ah... ah... ah! faisait la mer
ensommeillée (…). Tournant le coin de la baie, entre les masses entassées des
quartiers de rocs, un troupeau de moutons avança dans un tapotement de petits
pas. Ils se pressaient les uns contre les autres; petite masse cahotante et
laineuse, et leurs pattes minces, semblables à des baguettes, trottinaient bien
vite comme si le froid et le silence les eussent effrayés. Derrière eux, un
vieux chien de berger, ses pattes mouillées couvertes de sable, courait, le
museau contre le sol, mais d'un air distrait comme s'il pensait à autre chose.
Puis, dans l'orifice encadré de rochers, parut le berger lui-même. C'était un vieil
homme maigre et droit, vêtu d'une veste de bure que couvrait un réseau de
gouttelettes menues, de pantalons de velours attachés sous le genou et d'un
large chapeau avec un mouchoir bleu plié et noué autour du bord (…). Les
moutons avançaient en courant, à pas menus, par petits élans; ils se mirent à
bêler et des troupeaux fantômes leur répondirent, sous la mer : « Bê... ê...ê!
bê...ê...ê! »
Ensuite quelque chose d'immense apparut:
un géant énorme, à la tête échevelée, les bras étendus. C'était le gros
eucalyptus devant la boutique de madame Stubbs et, lorsqu'ils passèrent devant,
une forte bouffée aromatique s'exhala. Et maintenant de grosses taches
lumineuses luisaient dans la brume. Le berger cessa de siffler; il frotta sur
sa manche mouillée son nez rouge, sa barbe humide, et, plissant les paupières,
jeta un regard dans la direction de la mer. Le soleil se levait. C'était
merveilleux de voir avec quelle rapidité le brouillard se raréfiait,
s'enfuyait, se dissolvait sur la plaine peu profonde, roulait sur la brousse en
s'élevant, et disparaissait comme s'il avait hâte de s'échapper; de grands
lambeaux tordus, enroulés en boucle, se heurtaient, se repoussaient l'un
l'autre à mesure que les rayons argentés devenaient plus larges (…).
« Bê... ê... ê! bê...ê...ê! » Les moutons
se déployèrent en éventail. Ils eurent dépassé la colonie de vacances avant que
le premier dormeur se fût retourné et eût soulevé sa tête ensommeillée; leur
cri résonna parmi les rêves des petits enfants... qui tendirent les bras pour
attirer, pour dorloter les mignons petits agneaux frisés du sommeil. Alors le
premier des habitants apparut: c'était Florrie, la chatte des Burnell, perchée
sur le pilier du portail, levée beaucoup trop tôt, comme d'habitude, et qui
guettait leur laitière. Quand elle vit le vieux chien de berger, elle bondit
bien vite, arqua le dos, rentra sa tête bigarrée de gris et de roux et sembla
frémir d'un petit frisson de dédain. « Pouah! quelle grossière et dégoûtante
créature! » dit Florrie. Mais le vieux chien, sans lever les yeux, passa en se
balançant, allongeant les pattes d'un côté, puis de l'autre. Seule, une de ses
oreilles se crispa pour prouver qu'il l'avait vue et qu'il la considérait comme
une jeune personne bien sotte.
La brise matinale s'éleva sur la brousse,
et l'odeur des feuilles et de la terre noire et mouillée se mêla à l'odeur
pénétrante et vive de la mer. Des myriades d'oiseaux chantaient. Un
chardonneret vola par-dessus la tête du berger, et, se perchant à. l'extrémité
d'une brindille, il se tourna vers le soleil et ébouriffa les petites plumes de
sa poitrine. Et maintenant le troupeau avait dépassé la cabane du pêcheur,
dépassé le petit whare noirci et comme calciné où Leïla la petite laitière,
habitait avec sa vieille grand-mère. Les moutons s'éparpillèrent sur une
prairie marécageuse et jaune, et Wag, le chien les suivit de son pas élastique
et muet, les rassembla, les dirigea vers la gorge rocailleuse, plus abrupte et
plus étroite, qui menait de la baie du Croissant vers la crique du Point du
Jour.
"Bê...ê...ê! Bê...ê...ê!"
Faible, vague, s'en venait leur cri, tandis qu'ils suivaient en se dandinant la
route qui séchait vite. Le berger serra sa pipe, la glissa dans sa poche de
côté, de façon à ce que le petit fourneau pendit par-dessus. Et le doux
sifflotis aérien recommença aussitôt. Wag se mit à courir le long d'une arête
de rocher à la recherche de quelque chose qui avait une odeur, et revint à. la
course, dégoûté. Alors, se poussant, se bousculant, se dépêchant, les moutons
tournèrent le coin de la route et le berger les suivit et disparut avec eux.»
Katherine
Mansfield
Au
matin
«La
Baie»
p.1.
PETER
CAREY
L’écrivain Peter Carey, né le 7 mai 1943 à Bacchus Marsh, en Australie, a vécu
successivement à Melbourne, Londres, Sydney, puis à New York. Il a reçu deux fois
le ‘Booker Prize’ pour ‘Oscar et Lucinda’ (1988) et pour ‘Véritable
histoire du gang Kelly’ (2001, prix du Meilleur
livre étranger). Il est par ailleurs
le seul auteur avec J.M. Coetzee
et Hilary Mantel à l'avoir obtenu à deux reprises. Suite à un accident
d'automobile, il quitte ses études de chimie et zoologie à l'université Monash de Melbourne et entame sa carrière de publicité. En
1964, il écrit et publie des nouvelles, dans des revues australiennes. Il signe
aussi un roman ‘Parrot et Olivier en
Amérique’ (2011). La plupart de ces courtes histoires (récits) sont réunies
un recueil : ‘The Fat Man in History’ (1974). Entre 1980 et 1990, à
Sydney, il crée et revend une agence de publicité. En 1998, il provoque une polémique en refusant l’invitation
de la reine Elizabeth II,
pour la remise du ‘Commonwealth Writers Prize’.
Il est aussi co-auteur du scénario du film : ‘Jusqu'au bout du monde’,
de l’Allemand Wim Wenders. Il enseigne par ailleurs à la City University of New York. De son art consommé du récit énigmatique,
admirons :
OLIVIER
«Il ne faisait aucun doute pour moi
qu’une chose cruelle et catastrophique s’était produite bien avant ma naissance
et pourtant le comte et la comtesse, mes parents, ne m’ont jamais révélé quoi.
En conséquence, mon organe de la curiosité est devenu excitable et j’étais,
enfant, de constitution la plus nerveuse et maladive qui se pût
concevoir – maigre, pâle, grimpant partout, furetant dans tous les
fossés et les greniers du château de Barfleur. Songez pourtant : Étant
donné la férocité de mes investigations, n’est-il pas un peu louche que je ne
sois jamais tombé sur le célérifère de mon oncle ?
Peut-être le célérifère était-il chose connue dans votre famille. Dans la mienne, c’était, comme tout le reste, un mystère. Cette bicyclette en bois malcommode, fabriquée par mon oncle Astolphe de Barfleur, ne fut découverte que le jour où un couple de couvreurs itinérants la virent sanglée aux poutres.
Peut-être le célérifère était-il chose connue dans votre famille. Dans la mienne, c’était, comme tout le reste, un mystère. Cette bicyclette en bois malcommode, fabriquée par mon oncle Astolphe de Barfleur, ne fut découverte que le jour où un couple de couvreurs itinérants la virent sanglée aux poutres.
Pourquoi sanglée, je l’ignore, je ne
comprends pas non plus pour quelle raison mon oncle – car j’imagine
que c’était lui qui avait, pour cette besogne, choisi deux colliers
de chien en cuir. Il est dans mon caractère d’imaginer quelque
tragédie – la mort de chiens fidèles par exemple – mais
peut-être tout simplement mon oncle n’avait-il que ces colliers de chien sous
la main. Quoi qu’il en soit, c’était typique des énigmes tapies au fond du
château de Barfleur. Au moins ce n’est pas moi qui l’ai trouvée et, encore
aujourd’hui, je frémis à l’idée de la façon dont ma mère aurait réagi si cela
avait été le cas. Ses émotions étaient toujours imprévisibles. Quant à ses
sentiments maternels, ceux-ci ne s’exprimaient pas de manière conventionnelle,
mais je me délectais de ces moments, en aucun cas exceptionnels, où elle
craignait pour ma vie. Il est attesté qu’en l’an 1809 elle a appelé
le médecin à cinquante-trois reprises. Vingt ans après elle prendrait encore
les mesures les plus extravagantes pour me sauver la vie. Mon enfance ne fut ni
bénie ni ternie par le célérifère, et je ne l’aurais même pas évoqué du
tout si – tenez, là, nous l’avons sous les yeux. Naturellement, le
dessinateur autrichien ne parvient pas à faire ressortir les trois dimensions.
Cependant : Peut-il exister véhicule mieux approprié à la tâche que je me suis si étourdiment assignée, et à laquelle vous, au fait, avez prêté appui en prenant ce volume entre vos mains ? Car vous avez accepté d’être transporté dans mon enfance où il sera prouvé, ou, sinon prouvé, du moins fortement suggéré, que la forme de mon crâne, ma phrénologie singulière, le volume de mes poumons ont été déterminés par de mystérieuses pressions exercées au cours des années précédant ma naissance.
Nous allons donc croire que nous avons disposé d’une grotesque et antique bicyclette au cadre de bois en forme de cheval, et naturellement si c’est par ce moyen que nous devons approcher ma maison, nous devons nous préparer à pousser le passe-temps de mon oncle dans les bosquets sur un tapis de branches mortes. Il ne sert pratiquement à rien dans ces bois au terrain accidenté où, en compagnie de l’abbé de La Londe, mon cher Bébé, j’ai abattu des rossignols et des moineaux en si grand nombre que j’en ai couvert de bleus ma petite épaule. « Attention, Olivier cher, faites attention. » Nous pouvons oublier les saignements de nez pour l’instant, bien que pour être réaliste il faille déjà anticiper le sang – des jets spectaculaires, des flots splendides –, mon corps ayant toujours été un contenant trop mince pour les passions qui couraient dans ses veines, mais puisque nous inventons notre aventure, nous allons admettre qu’il n’y a pas de sang, pas de compresses, pas de sangsues, pas de galops effrénés pour aller arracher le médecin à son déjeuner. Et ainsi donc, nous lecteurs pouvons quitter la soyeuse et traître Seine, traverser les bois accidentés et pénétrer sur le sentier qui traverse les tilleuls et moi, Olivier-Jean-Baptiste de Clarel de Barfleur de Garmont, aristocrate de Myopie, je suis libre de voler comme Mercure tout en indiquant le flou du potager à gauche et l’aquarelle indistincte du verger à droite. Voici les effluents de la route de village par laquelle je peux voguer, glisser, aussi aveugle qu’une chauve-souris, entre les grilles ouvertes du château de Barfleur.»
Cependant : Peut-il exister véhicule mieux approprié à la tâche que je me suis si étourdiment assignée, et à laquelle vous, au fait, avez prêté appui en prenant ce volume entre vos mains ? Car vous avez accepté d’être transporté dans mon enfance où il sera prouvé, ou, sinon prouvé, du moins fortement suggéré, que la forme de mon crâne, ma phrénologie singulière, le volume de mes poumons ont été déterminés par de mystérieuses pressions exercées au cours des années précédant ma naissance.
Nous allons donc croire que nous avons disposé d’une grotesque et antique bicyclette au cadre de bois en forme de cheval, et naturellement si c’est par ce moyen que nous devons approcher ma maison, nous devons nous préparer à pousser le passe-temps de mon oncle dans les bosquets sur un tapis de branches mortes. Il ne sert pratiquement à rien dans ces bois au terrain accidenté où, en compagnie de l’abbé de La Londe, mon cher Bébé, j’ai abattu des rossignols et des moineaux en si grand nombre que j’en ai couvert de bleus ma petite épaule. « Attention, Olivier cher, faites attention. » Nous pouvons oublier les saignements de nez pour l’instant, bien que pour être réaliste il faille déjà anticiper le sang – des jets spectaculaires, des flots splendides –, mon corps ayant toujours été un contenant trop mince pour les passions qui couraient dans ses veines, mais puisque nous inventons notre aventure, nous allons admettre qu’il n’y a pas de sang, pas de compresses, pas de sangsues, pas de galops effrénés pour aller arracher le médecin à son déjeuner. Et ainsi donc, nous lecteurs pouvons quitter la soyeuse et traître Seine, traverser les bois accidentés et pénétrer sur le sentier qui traverse les tilleuls et moi, Olivier-Jean-Baptiste de Clarel de Barfleur de Garmont, aristocrate de Myopie, je suis libre de voler comme Mercure tout en indiquant le flou du potager à gauche et l’aquarelle indistincte du verger à droite. Voici les effluents de la route de village par laquelle je peux voguer, glisser, aussi aveugle qu’une chauve-souris, entre les grilles ouvertes du château de Barfleur.»
Peter
Carey
Olivier
«Parrot
et Olivier en Amérique»
p.1.
ROLAND
ROSSERO
Roland
Rossero, écrivain français, est né en 1950 dans la région lyonnaise. Il at
publié – ‘Des «Cary » plein la bouche’, récit (1998), «Le
fabuleux voyage d’une petite goutte d’eau du Pacifique» (1999) – qui baignent
dans le septième art et la dentisterie, sa profession, aujourd’hui abandonnée.
Dès son arrivée en Nouvelle-Calédonie, l’écriture le passionne, au point d’en faire
une pratique en tant que journaliste dans un l’hebdomadaire «Les Infos»
(2002) - page culturelle. Il a adapté et publié ses récits et nouvelles : «Contacts»,
(2001), «Celle qui parle sans arrêt dans son jardin » (2004),
‘Fondus au noir’ (2007). La forme courte (v. récits) lui
sied bien, mais il a aussi publié des romans : ‘Nomade’s land’ (2009), «Arracheur de temps» (2011), «Aller simple’,
(2013), dont d’autres en projets. Il espère passer au long-métrage, comme
scénariste.
Après avoir habité pendant quinze ans en
Province Nord (Nouvelle-Calédonie) et y a exercé l’art dentaire, il réside à aujourd’hui
Nouméa avec sa femme et ses deux filles. De son art du récit d’aventure, saisissons
sur le vif :
SYSMOND
STREET
«Ces derniers mois, les courriers
insistants des Strong, retraités de l’enseignement comme lui, l’avaient décidé
à revenir. Il pensait son deuil réalisé après cette parenthèse de presque
quatorze années et se sentait assez fort pour affronter les paysages si souvent
traversés avec elle. Il avait en projet un pèlerinage sur son lieu de
naissance, la petite ville de Whangarei, à une heure de bus à peine de la
grande cité. Il avait donc pris un billet d’avion, préparé un léger bagage et
sauté dans le premier vol libre. Cependant, les souvenirs affluant, il avait
stupidement fondu en larmes dans leurs bras dès sa descente d’avion. Le
déséquilibre du trio remplaçant le quatuor avait rapidement eu raison de sa
gaieté forcée et, au bout de quelques jours passés dans leur résidence à
Waiwera – une jolie baie proche d’Auckland –, Christophe avait demandé à ses
amis de le laisser seul quelques jours. Seul à Auckland avec Angela – avec ses
souvenirs d’elle – pour affronter ce jour de deuil anniversaire.
Demain sera le 12 juin, jour de sa naissance,
jour de sa mort quarante-huit années plus tard, et celui de leur rencontre.
Parfois, le hasard s’acharne à faire du mal… Chris et Jenny, terriblement
désolés de cette situation, l’avaient donc déposé au Waldorf, un
hôtel-appartements en léger retrait de Symonds Street. Si ce Waldorf-là n’était
pas à la hauteur de son homonyme new-yorkais, il était récent et semblait
offrir au premier coup d’œil un gage de qualité. Sitôt descendu de voiture, il
s’était retrouvé face au vieux cimetière, séparé par une venelle de son nouveau
logement. Une fois les formalités expédiées à la réception et sa valise déposée
dans ce studio immensément confortable et désert, il était redescendu, avait
franchi les quelques mètres partageant le monde vivant de celui du passé.
Pourquoi
avait-elle traversé sans faire attention au signal piéton? Pourquoi Angela,
pétrie d’une discipline atavique, urbaine et anglo-saxonne, avait-elle couru,
affolée, sur la grande avenue? Il savait tout cela grâce au rapport de police
étayé par une pléthore de témoignages. Elle était venue visiter son oncle
Peter, désormais placé en maison pour personnes âgées à Wellington. Avant de
reprendre un vol pour Nouméa, elle s’était arrêtée pour une journée de shopping
à Auckland. Elle avait subitement traversé un carrefour en cette fin
d’après-midi du 12 juin 1998 et un taxi l’avait percutée. Morte sur le coup.
Après le terrible coup de fil des Strong,
Christophe était entré dans un long tunnel de solitude. Depuis, il n’avait
jamais pu revenir à Auckland. Trop marqué par cette tragédie. Il est pourtant
là ce soir et il va bien falloir marcher dans cette ville, de nouveau. Elle
l’aurait voulu… Il s’ébroue, la nuit est tombée et le froid commence à pénétrer
son manteau. Le pont – Grafton Bridge d’après la plaque – est illuminé par un éclairage
public et par les phares des véhicules du trafic vespéral.
Les silhouettes des passants pressés
paraissent se tourner dans sa direction. Ils doivent se demander qui est ce
vieil homme immobile au milieu du cimetière à cette heure tardive. Ils ont
raison, il est temps de quitter l’endroit. Il sait qu’il pourra y revenir quand
il voudra. Il n’a pas vérifié, mais pense que la baie vitrée de sa chambre doit
le surplomber. Il va pouvoir le constater tout de suite. C’est le moment
d’aller faire un brin de toilette avant de se dégoter un petit resto. Il
retraverse la venelle et entre dans le hall de l’hôtel par une porte vitrée
coulissante. La réceptionniste, une jolie métisse maorie qui l’a accueilli tout
à l’heure, est encore de service. Le doux visage d’Angela et celui de
l’employée se superposent. Sa disparue avait aussi un peu de sang guerrier…
La jeune femme s’adresse à lui en souriant
:
Il est toujours séduit en face d’une jeune
femme aimable, il en oublierait ses soixante-dix ans… Il aimerait lui répondre
que les promenades lui sont toujours agréables, mais il acquiesce seulement
d’un hochement de tête en lui rendant son sourire et rejoint l’ascenseur. Il
demandera demain à cette même réception où il peut glaner quelques
renseignements historiques sur ce cimetière qui l’intrigue. Cela va l’occuper.
Il aime l’histoire, les vieilles pierres et, par-dessus tout, fureter dans les
livres. C’est décidé. Demain matin, il sera studieux. Puis, il retournera à une
nouvelle visite en haut de Symonds Street, fort d’un point de vue plus érudit.
Sitôt arrivé dans son studio, il déballe
rapidement ses affaires, range quelques vêtements dans une penderie et
personnalise la salle de bains avec sa trousse de toilette. Il se prépare un
thé chaud et, comme chaque soir, met au propre le récit de sa journée dans une
page de son carnet (…). Il a déjà rempli une vingtaine de ces carnets de sa
main et les a rangés dans son bureau à Nouméa (…). Il en a toujours un avec
lui, souvent même dans une de ses poches. Celui-ci est quasiment vierge. Une
fois le stylo posé, il se déshabille et décide de se prélasser sous une douche
chaude. Concernant le dîner, il va opter pour un japonais. C’est une
restauration rapide, roborative, très souvent excellente. Et idéale pour un
type dans son genre. Seul !»
Roland
Rossero
Symonds Street
Symonds Street
«Aller
simple»
pp.6-7.
CINQUIÈME PARTIE
AMÉRIQUE
RÉÇITS
AU XIXe ET XXe SIÈCLE
John Steinbeck
Découverte de Paris
Récit de voyage
(ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE)
Jacques Ducoin
Connaître l’aventure
Récit d’aventure
(Canada)
Carlos Liscano
Vie de corbeau blanc
Récit allégorique
(Uruguay)
JOHN STEINBECK
John
Ernest Steinbeck (1902 – 1968) est un
écrivain américain du milieu du XXe siècle, dont les romans et les récits décrivent
souvent sa Californie natale. Il étudie au lycée de Salinas, puis à
l'université Stanford. Il occupe divers emplois et part à New York en 1925. Il
écrit en 1929 un premier roman, ‘La Coupe d'or’ (Cup of Gold: A Life
of Sir Henry Morgan), une fiction historique sans succès. En 1930, il épouse
Carol Henning et écrit en 1932, ‘Les
Pâturages du Ciel’ (The Pastures of Heaven), récits situés à Monterey.
En 1933, il publie ‘Le Poney rouge’ (The Red Pony) et ‘Au dieu
inconnu’ (To a God Unknown). Il reçoit ‘la médaille d'or du Commonwealth
Club of California’. En 1936, il écrit
‘Des souris et des hommes’ (Of Mice and Men), et, en 1939, ‘Les Raisins de la colère’ (The
Grapes of Wrath), etc. En 1940, il reçoit
le Prix Pulitzer et ‘le prix Nobel de littérature’ en 1962. En 1949, il divorce
de Carol et épouse Elaine Anderson Scott. Il voyage en Angleterre, en 1958, en
l'Amérique, en 1960. En 1964, après son voyage d’Europe, il reçoit ‘la
Médaille de la Liberté des États-Unis’. De ce périple, nous citons le récit
de voyage plein de perspicacité suivant :
DÉCOUVERTE
DE PARISIENS
«J’avais
pensé faire de tout Parsi mon domaine, quelle erreur ! ici, comme à New
York, c’est mon quartier qui est devenu ma ville. Dans les autres, je suis
qu’un visiteur, mais l’endroit où j’achète (…) le pain de ma famille est mon
village. L’agent du coin de ma rue n’est plus une entité policière, c’est mon
agent. Les gens du voisinage sont devenus mes voisins et je ne suis
désormais pas plus inconnu pour eux qu’ils ne le sont pour moi.
Paris devient à mes yeux une ville faites
d’unités dont chacune a la forme d’être humain. À deux pas de chez moi un
balayeur a sa cagna. Il nettoie les rues et ramasse les vieux papiers dans les
jardins. Il mène une existence agréable et satisfaisante. La nuit, il dort sous
sa charrette, entre les bras de laquelle il tend une bâche pour s’abriter quand
il pleut. Ses copains viennent le voir et parfois ils jouent aux cartes. Le
facteur lui distribue son courrier. Il a toujours dans sa musette (…) un bout
de pain et de fromage pour ses amis. Il a l’œil jovial et son nez n’est pas
pâle.
Dans la bonne société, on le tiendrait
pour un raté. Mais je crois qu’il sait ce qu’es le bonheur mieux que ces hommes
soucieux qui se ruent au travail sous la
poussée des circonstances. Mon ami le balayeur donne l’impression d’avoir
abandonné les biens dont il peut se passer pour d’autres, qui à ses yeux, ont
plus de valeur. Je l’admire.
Chaque jour, j’apprends à mieux connaître
ce peuple froid et distant, tout d’égocentrisme, dont Descartes a dit qu’il
était mû par une sévère logique. Allons donc ! tout nous est rendu facile
par la complaisance de ns voisins. Peut-être est-ce parce que nous aimons. La
marchande, dans sa boutique, conseille à ma femme de ne pas acheter chez elle
tel article et lui indique un autre commerçant, un peu plus loin, qui le vend à
meilleur prix ! la dame du kiosque met de côté pour nous les journaux que
nous désirons !... avec les habitants de notre quartier nous sommes en
pays de connaissance.
Je sais qu’il existe à Paris des zones de
désespoir et de misère, qu’on y rencontre des gens cyniques, méprisants et
égoïstes. Je sais aussi qu’il est incongru pour un écrivain moderne de trouver
quoi que ce soit de bon à son époque. Mais en dépit de cela, je voudrais
rappeler aux Parisiens certaines de leurs qualités dont ils risquent de ne pas
toujours se souvenir parce qu’elles sont trop évidentes et trop courantes.
Savez-vous à quel point votre respect de
la personne humaine, quelle que soit sa condition ? Êtes-vous conscients
de la courtoisie et de la chaleur que vous manifestez dans vos rapports de
personne à personne ? On m’avait toujours parlé du mauvais caractère des
chauffeurs de taxi parisiens. Quelle erreur ! une cigarette offerte,
quelque mots échangés sur le temps ou les vêtements, et l’on découvre un homme
perspicace et intelligent, et aussi un mieux informés de la ville.
Je me demande si les Parisiens savent à
quel point ils sont serviables envers l’étranger dans l’embarras. Si je demande mon chemin à un passant, la
plupart du temps il fera un long détour pour m’accompagner jusqu’à ma
destination (…). De ma fenêtre, j’ai souvent observé mes jeunes fils revenant
de jouer dans le square. L’agent qui règle la circulation les connaît bien. Il
arrête le trafic, s’assure qu’ils ont bien traversé le fleuve grondant des voitures. Puis il leur fait un signe
d’adieu avec son bâton.
Voilà ces Français froids et cyniques,
tels que nous les avons connus. Qu’ils sont chers à notre cœur !
Je vais bientôt partir, pour me rendre
d’abord en Italie, puis en Grèce, avant de rentrer à New York. Mais je
soupçonne fort qu’une ficelle élastique est maintenant attachée à mes basques
et que plus jamais, je ne serai à Paris en visiteur. Maintenant, je m’y
sentirai toujours chez moi.»
John
Steinbeck
Découverte des Parisiens
«Sélection, Readers Digest»,
Avril 1957, pp.30-32.
JACQUES DUCOIN
L’écrivain français, Jacques
Ducoin est docteur en histoire et
spécialisé en histoire maritime et coloniale, à sa sortie de l’Université Paris
IV. Il est l’auteur de nombreuses publications sur le thème de la traite négrière, des risques maritimes, de la flibuste, de la piraterie, des migrations et du commerce maritime. Il a publié ‘Naufrages, conditions
de navigation et assurances dans la marine de commerce au XVIIIe siècle’, ‘Le
cas de Nantes et de son commerce colonial avec les îles d’Amérique’, dont il a
reçu ‘le Prix Henri Vovard’ (1995), décerné par l¹Académie de Marine. Il a écrit ‘Alaska :
entre rêves et nature’ (2008), ‘Paquebots à Voiles’ (2009) et ‘Barbe-Noire et le négrier La
Concorde’ (2010), ‘Un marin charentais autour du monde’ (2011) et
aux ‘Bertrand d'Ogeron, gouverneur des flibustiers’ (2013). De son ‘Alaska :
entre rêves et nature’, partageons la sensibilité de ce récit d’aventure :
CONNAÎTRE L’AVENTURE
Si vous voulez connaître l’aventure dans le
Grand Nord, allez voir Pierre, il vous préparera un programme sur mesure et
vous fera découvrir une merveilleuse région qu’il connaît parfaitement. Le
ranch où il vit se situe à 30 kilomètres au nord de Whitehorse, à environ 1100
mètres d’altitude, dans une vallée souvent baignée par les rayons du soleil,
d’où son nom. Sans eau ni électricité, Pierre et Wendy vivent isolés de la
ville et entourés de montagnes. Je les retrouve avec plaisir ainsi que Tony et
Gérald, deux jeunes bretons qui ont atterris ici début octobre. Ils sont restés
avec Pierre pour l’aider à nourrir et à entraîner les chiens pour l’hiver. (…).
Leur première expédition après l’entraînement des chiens est d’accompagner
Pierre pour me conduire dans un endroit assez reculé à 150 km de Whitehorse où
je dois séjourner au cœur de l’hiver dans une cabane de trappeur (…).
Nous savourons ces quelques instants
merveilleux et magiques avant que la fatigue et le silence nous fassent sombrer
dans un profond sommeil. Aux premières lueurs de l’aube, du pourpre au rose
violacé, les chiens étirent leurs muscles. Ils savent qu’ils auront à tirer le
traîneau toute la journée. Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que la piste est
difficile à travers la forêt et que nous sommes les premiers à la parcourir. Il
faut donc ouvrir le passage enneigé, déplacer les branches qui s’enchevêtrent,
tronçonner les arbres qui le bloquent. Nous traversons également toute une
forêt brûlée qui s’avère dangereuse car les chiens prennent leur virage au plus
près et le traîneau se coince brutalement stoppant net leur course. Il faut
ensuite dégager le traîneau alors que les chiens continuent à tirer avec
acharnement, ne comprenant pas ce qui arrive. Nous devons constamment faire attention
aux branches cassées qui nous arrivent à hauteur de la poitrine ou du visage.
La journée parait longue, il fait nuit
depuis longtemps et plusieurs fois déjà Pierre nous a dit « dans une demi-heure
on arrive à John’s Lake ». Trois heures plus tard, nous sommes toujours
enchevêtrés dans la forêt. Gérald, le plus près de Pierre va souvent l’aider à
remettre en place la remorque de la motoneige. Elle est lourdement chargée et
entrave la progression. Les arrêts sont fréquents et les chiens sentent que ça
ne va pas, ils gueulent à s’époumoner. Leurs aboiements résonnent dans la nuit.
Enfin nous arrivons à John’s Lake, mais il fait mauvais, le temps est
complètement bouché et il neige de plus en plus. Pierre, exténué, tourne en
rond et n’arrive plus à trouver de repère. Il est pourtant sûr que nous sommes
tout près de la cabane, alors il s’entête mais après avoir essayé toutes les
solutions il capitule (…). Il faut bivouaquer ici pour la nuit, probablement à
proximité de la cabane, il en est persuadé (…).
Le lendemain matin, le jour a beau se
lever, personne n’est courageux, ni les hommes, ni les chiens. Il fait bon dans
le duvet et nous n’en sortons pas avant neuf heures. Pierre nous confirme en
reconnaissant les lieux et les collines alentour, que nous sommes bien à un
quart d’heure de la cabane ! Nos muscles sont douloureux, nos visages marqués
par la fatigue et nos corps épuisés d’avoir été autant sollicités sans être
alimentés. Nous sommes même un peu déshydratés. Pierre, Gérald et Tony restent
quelques jours pour m’aider à faire des réserves de bois que nous transportons
à l’aide des traîneaux et des chiens. Pierre m’emmène sur sa motoneige pour
ouvrir une piste à travers la forêt jusqu’à Takhini River (…).
Lorsque mes trois compagnons décident de
retourner à Sunshine Valley Guest Ranch, j’ai des réserves de bois pour
quelques semaines et la piste autour de John’s Lake bien tracée. Je les
accompagne pendant une heure environ. Je sens Pierre inquiet de me laisser seul
avec les chiens dans cet environnement isolé. Je n’ai pas voulu de moyen de
communication, car ici seul le téléphone satellite est opérationnel mais il
n’est pas dans mes moyens, alors j’ai décidé de me fier à ma bonne étoile, je
deviens de plus en plus fataliste. Je ne veux pas dire qu’il faut être
imprudent et faire n’importe quoi ! Ce qui est primordial, c’est de faire ce
que la passion nous dicte (…).
En arrivant à la cabane, après un
rapide repas, je me mets à la ranger, à la nettoyer, à y poser toutes mes
marques, à lui donner un aspect plus personnel par quelques détails qui pour
moi ont leur importance. Elle est chauffée par un bon poêle dans lequel on peut
mettre de grosses bûches, mais elle possède également une cuisinière en fonte
pour faire la cuisine avec un four qui permet d’obtenir de délicieux pains.
Chaque soir, je prends plaisir à pétrir la pâte, chaque matin à déguster ce bon
pain cuit au feu de bois (…). Le jour se lève vers neuf heures, dans un
embrasement rougeâtre indescriptible au-dessus des montagnes et des sapins. La
montagne qui s’élève derrière les sommets situés à l’est apporte un éclairage
pastel sur les collines opposées. Certains matins, j’ai l’impression d’être au
début de la création du monde, de voir pousser les sapins et s’élever les montagnes.
Je me sens si petit !»
Jacques
Ducoin
Connaître
l’aventure
«Yukon,
rêves »
pp.1-3
CARLOS LISCANO
Carlos Liscano est un écrivain uruguayen, né en 1949 à Montevideo. Engagé dans le mouvement Tupamaros, il est arrêté le 14 mars 1972 et
condamné, peu après, par le régime militaire à treize années de prison. C'est
dans sa cellule du pénitencier de la Liberté qu'il commence à écrire. En 1985, une fois
libéré, il s'exile en Suède et ne rentre en Uruguay qu'en 1996. Son
œuvre est marquée par l'influence de Franz Kafka et de Louis-Ferdinand
Céline. Elle
comprend ‘Le Rapporteur et autres récits’ (2005), ‘La
Route d'Ithaque‘ (2005), ‘Ma famille’ (2006), ‘Le
Fourgon des fous’ (2006), ‘L'Impunité des bourreaux’ (2007), ‘Souvenirs
de la guerre récente’ (2007),- ‘L'Écrivain et l'autre’ (2010), ‘Le Lecteur inconstant’, suivi de ‘Vie
du corbeau blanc’ (2011). De ‘Vie du corbeau blanc’, sondons le
dédale dans ce récit énigmatique :
DÉLIRE
Je sais avec certitude où et comment j’ai commencé à
écrire. Je me rappelle la date : le 1er février 1981. Ce que je ne savais pas
ou que je ne m’avouais pas jusqu’à ces derniers temps, c’est que, à partir du
moment où j’ai commencé à écrire, j’ai vécu de nombreux mois, années de délire.
Un délire que, pour me réconforter, je qualifie de littéraire, mais dont je
crois qu’il était un délire tout court, dans le sens que le dictionnaire donne
à ce mot. Ce délire correspondit à l’étymologie du mot : incarcéré dans une
prison militaire, je sortais du sillon que la vie m’avait réservé. Durant
toutes ces années, j’ai divagué, et j’ai eu la raison perturbée par une passion
violente. Et je croyais aussi être ce que je n’étais pas, je rêvais d’une
situation et d’un luxe qui n’étaient pas à ma portée. C’était donc aussi un
délire des grandeurs. Ce que j’aimerais, c’est pouvoir décrire cet
état.
J’ai commencé à écrire il y a vingt-huit ans, dans un cachot. Comme je n’avais rien pour écrire, je me suis mis à rédiger un roman mental. Moi, il me semblait que cette activité était normale. Ou que du moins, elle ne détonnait pas avec la situation où je me trouvais : isolement, silence, manque de lumière et d’eau, crasse et sueur, absence de visages et de voix. Quelques mois plus tard, lorsque je suis passé du cachot à une cellule et que j’ai eu de quoi écrire, j’ai entrepris de coucher sur le papier ce roman mental. (Le Lecteur Inconsistant)
J’ai commencé à écrire il y a vingt-huit ans, dans un cachot. Comme je n’avais rien pour écrire, je me suis mis à rédiger un roman mental. Moi, il me semblait que cette activité était normale. Ou que du moins, elle ne détonnait pas avec la situation où je me trouvais : isolement, silence, manque de lumière et d’eau, crasse et sueur, absence de visages et de voix. Quelques mois plus tard, lorsque je suis passé du cachot à une cellule et que j’ai eu de quoi écrire, j’ai entrepris de coucher sur le papier ce roman mental. (Le Lecteur Inconsistant)
D’Arnot et Peteco (alias Tarzan) étaient un
peu fatigués de cette accumulation de titres et d’auteurs. «Regarde ça,
Pablito, dit Pete,102 Exercices d’espagnol. À quoi ça sert ? » « Ça peut te
servir si un jour il te prend l’envie d’aller à Montevideo ou dans des endroits
du même genre complètement abandonnés. Mais il vaut mieux que tu n’y ailles
pas, Pete. L’Amérique latine est pleine de caïmans, de singes, de dictateurs
légendaires et de mauvais romans. De plus, Montevideo est un endroit dangereux,
il y’a des gauchos à cheval dans tous les coins. Ils subissent en plein
l’influence des éditeurs européens, qui exigent qu’en Amérique latine, il se
passe tout le temps des choses fantastiques. C’est pour ça que les
Latino-Américains ont la littérature qu’ils ont. Bien plus, les éditeurs
latino-américains demandent à leurs écrivains des romans latino-américains au
goût du lecteur européen, ce qui ne fait qu’empirer les choses.
Les types s’efforcent
d’écrire des romans pleins d’histoires fabuleuses et ils pondent ces
élucubrations qu’on voit partout. C’est la triste vérité, Pete, les
Latino-Américains ne sont pas toujours à la hauteur de leur réputation. Ils
essaient d’être exotiques, mais ils n’y arrivent pas.»
Carlos
Liscano
Un délire
«Vie du
Corbeau blanc»
p.2.
TABLR
DE MATIÈRES
Préface
2
PREMIÈRE PARTIE
AFRIQUE
RÉÇITS
AU XXe SIÈCLE 6
Delo : Un rude justicier (Maroc) 7
Amadou Hampâté Bâ : Le double
héritage (Mali) 9
Odile Tobner :
Du fond de leur détresse (Zaïre) 12
DEUXÈRE PARTIE
EUROPE
RÉÇITS
AU XIXe ET XXe
SIÈCLE
Ernest Jaubert : L’enfant
qui voulait s’envoler (Russie) 16
Franz Kafka : Hier
une syncope est venue chez moi
(Tchécoslovaquie)
19
Oscar Wilde Le prince
heureux (Angleterre) 21
André Jean Bonelli :
L’orchidée (France) 24
TROISIÈME PARTIE
ASIE
RÉÇITS
AU XIXe ET XXe
SIÈCLE
Anton Tchékhov : Chut !
(Russie)
27
Zhao Danian : Le
dressage de l’aigle (Chine) 31
Philippe Deval : Le
jugement d’Oôka (Japon) 35
QUATRIÈME PARTIE
OCÉANIE
RÉÇITS
AU XIXe ET XXe
SIÈCLE
Katherine Mansfield :
Au matin (Nouvelle Zélande) 39
Peter Carey : Olivier
(Australie)
43
Roland Rossero : Symonds
Street (Nouvelle Calédonie)
47
CINQUIÈME PARTIE
AMÉRIQUE
RÉÇITS
AU XIXe ET XXe
SIÈCLE
John Steinbeck : Découverte
de Paris (U.S.A.) 51
Jacques Ducoin : Connaître
l’aventure (Canada) 55
Carlos Liscano : Délire
(Uruguay) 60
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