Dr. SOSSE ALAOUI MOHAMMED
PETITE
ANTHOLOGIE
DE LA
FIGURATION DU SAHARA
MAROCAIN
DANS LES ROMANS OCCIDENTAUX
DANS LES ROMANS OCCIDENTAUX
1904-2013
Tétouan
2015
PRÉFACE
Le Sahara marocain suscite les convoitises coloniales
occidentales, bien longtemps avant sa colonisation franco-espagnole et sa
libération par feu S.M. Hassan II, suite à la Marche Verte, en 1975. Ainsi Rita
Aouad note-telle : «Peu avant la conquête [1893], la nouvelle de l’envoi
d’une délégation par les notables de la ville [de Tombouctou] auprès de Moulay
el Hassan [1er : 1836-1894]
pour solliciter son aide contre l’avancée française, avait polarisé
l’attention des officiers coloniaux sur les habitants de Tombouctou encore en
rapport avec l’empire chérifien, désignés comme fer de lance du refus de la
présence française.» - «LES RESEAUX MAROCAINS EN FRIQUE A L’EPOQUE
COLONIALE », in «Maroc-Europe», N°4-1993, Ed. La Porte, p.107.
Ce dont émane pour nous l’idée de cette «PETITE
ANTHOLOGIE DE LA FIGURATION DU SAHARAHA MAROCAIN DANS LES ROMANS OCCIDENTAUX :
10904-2013 », en vue d’explorer
l’imaginaire littéraire romanesque occidental concernant cette question d’une
actualité encore cruciale, en 2015. Un corpus aléatoire de vingt romans
occidentaux – dont 15 romans français, 1 espagnol, 1 anglais, 2 suisses et 1
nord-américain - sur le Sahara marocain
décolonisé, depuis 1975, et paradoxalement contesté par l’Algérie et son
idéologie post-colonialo-expansionniste. Cela nous a conduits a priori à y
déceler en l’occurrence :
1. Une figuration colonialo-exotique
du Sahara marocain dans les romans occidentaux :
Du corpus représenté dans cette petite
anthologie sur la figuration du Sahara marocain dans les romans occidentaux
(§.1) se dégage d’abord les contours
d’une figuration colonialo-exotique que
Bintou Bakayoko Kamalan spécifie en ces termes : «Dans cette littérature
[roman colonialo-] exotique, trois catégories d’auteurs se distinguent :
d’abord celui qui fait un voyage rapide et rapporte dans un livre ses
impressions hâtives et quelques détails pittoresques sur le paysage, ensuite
vient le fonctionnaire ou le missionnaire, qui après y avoir vécu quelques
temps consigne dans un ouvrage ce qu’il a vu et croit avoir compris, enfin
celui qui n’a jamais effectué de voyage, mais qui s’inspirent des informations
lues sur les colonies.
Dans l’un et l’autre cas, ce qui importe, ce
n’est pas tant la réalité des faits – quitte à l’inventer parfois – mais de
divertir un public qui ne cesse de s’en délecter - mais qui s’inspirent des informations lues sur les
colonies. Dans l’un et l’autre cas, ce qui importe, ce n’est pas tant la
réalité des faits - quitte à l’inventer parfois – mais de divertir un public
qui ne cesse de s’en délecter. » - «LA
LITTERATURE COLONIALE : Un compendium africaniste »,www.sielec.net , p.24.
Par ailleurs
Jennifer Yee dévoile le ressort interculturel de la figuration
colonialo-exotique du Sahara marocain dans les romans occidentaux en question,
en précisant aujourd’hui : «Les clichés et stéréotypes du roman colonial,
comme d’ailleurs de maints romans à thème « exotique » de nos jours, nous
paraissent plats et figés (…). L’étude imagologique de ce roman colonial vieux
de cent ans peut en effet nous
révéler un aspect particulier de l’« amour exotique » : celui du dialogue « que
l’homme entreprend, par la découverte de l’Autre… avec celui-ci et avec
soi-même ». » - «À rebours de l’exotisme : la province et le foyer
familial vus des colonies », www.webcache. Google user content.com, p.1.
2. Une figuration mystico-onirique du
Sahara marocain dans les romans occidentaux :
Pour ce qui
est de la figuration mystico-onirique du Sahara marocain dans les romans
occidentaux susvisés (§.2), Jean-Robert Henry, Jean-Louis Marçot et
Jean-Yves Moisseron indiquent notamment : « Si la quête de Dieu ou la
fuite de soi ont continué à attirer au désert [v. le Sahara], par la pensée ou
l’expérience, de nombreux individus, c’est le rêve de mise en valeur du désert
qui s’est sans doute le plus largement déployé. Il a revêtu des figures [v.
figurations] successives fort diverses, mais qui présentent toutes un point
commun : le décalage souvent important entre la formulation du rêve [la
figuration mystico-onirique] modernisateur et son inscription pratique dans
l’espace. » - «Développer le désert : anciennes et nouvelles utopies »,www.anneemaghreb.revues.org, p.12.
Ces derniers
constatent également à cet égard : «La littérature de fiction [v. les
romans occidentaux] sur le désert [v. le Sahara] est un matériel fécond à
étudier, car elle libère avec plus d’audace que d’autres discours les
imaginaires [v. figuration mystico-onirique] et décrit avec force détails des
réalisations restées sur le terrain à l’état d’ébauche. » - Op.cit., p. 14.
3. Une figuration mythico-idéologique du
Sahara marocain dans les romans occidentaux :
Concernant la figuration mythico-idéologique
du Sahara marocain dans les romans occidentaux (§.3), ici relevés, Jean-Robert
Henry, Jean-Louis Marçot et Jean-Yves Moisseron soulignent à ce propos :
« Dans les représentations des sociétés du nord, un point commun de la
référence à la Méditerranée et au Sahara est que ces deux espaces sont
finalement moins des espaces d’appartenance que des espaces qui symbolisent ou
ont symbolisé l’ailleurs. Un « ailleurs » archaïque ou mal développé,
qui contraste avec l’espace moderne européen, comme avec notre temps moderne du
monde incarné par le mythe du progrès-développement [la figuration
mythico-onirique], lui-même revisité par le discours sur le destin de
« mondialisation » - «Développer le désert : anciennes et
nouvelles utopies », op.cit., p. 5.
De même Jennifer Yee observe dans
cadre : «Les clichés et stéréotypes du roman colonial [occidental], comme
d’ailleurs de maints romans à thème « exotique » [v. occidentaux] de nos jours, nous paraissent plats et figés.
Mais en réalité ces clichés évoluent avec l’idéologie [la figuration
mythico-idéologique] de leur époque. Ainsi, de nos jours, le thème de «l’amour exotique» n’est pas
tout à fait celui que l’on rencontre dans le roman «colonial » de la fin du
XIXe siècle. » - «À rebours de l’exotisme : la province et le foyer
familial vus des colonies », op.cit., p. 1.
4. Une figuration géopolitique du Sahara
marocain dans les romans occidentaux :
Quant à la figuration
géopolitique du Sahara marocain dans les romans occidentaux (§.4), elle prend
forme chez Edward Saïd dans cette optique : «Le colonialisme occidental,
qu’O’Brien et Conrad se donnent tant de mal pour le décrire, est, premièrement,
une pénétration hors des frontières européennes et dans une autre entité
géographique [v. le Sahara marocain](...) . C’est une relation laborieusement construite [une
figuration géopolitique] où la France et la Grande-Bretagne s’autoproclamaient
l’« Occident » face aux peuples inférieurs et soumis du
« non-Occident », pour l’essentiel inerte et sous-développé.» - «Albert Camus, ou l’inconscient
colonial », www.monde-diplomatique. fr , p. 1.
De son côté Lionel
Dupuy relève plus précisément : « Le roman (géographique) est
d’actualité : l’Afrique révèle certains de ses mystères suite aux expéditions
de Richard Burton et John Hanning Speke en 1858 (découverte du Lac Tanganyika),
David Livingstone traverse l’Afrique australe d’est en ouest de 1853 à 1856 ;
ce dernier repart avec John Stanley à la recherche des sources du Nil en 1858
(…). L’espace n’appartient pas au géographe. Mais ce dernier, de par sa formation,
est le mieux placé pour aborder les questions d’espace et de production des
territoires (parfois imaginaires) dans la littérature, et plus spécifiquement
dans le roman. » - « Géographie et imaginaire géographique dans les
Voyages Extraordinaires de Jules Verne : Le Superbe Orénoque (1898)», www.archivesouvertes. fr/,
pp.30- 275.
Dans ce même
esprit, Jennifer Yee clarifie dans le cas de la France : «Ce
conservatisme semble inhérent au roman colonial de la fin du XIXe siècle, où ce
qui est menacé par le processus colonial n’est pas l’identité du colonisé, mais
celle du colonisateur ; ce n’est pas, apparemment, la culture (...) . Très souvent, le héros du roman colonial est
donc présenté comme un microcosme où se joue une lutte qui n’est rien d’autre
que la défense d’une identité aux frontières curieusement fragiles [la
figuration géopolitique]. Mis ainsi en position de risque, aux avant-postes de
la France impériale [le Sahara marocain], le héros perdra-t-il son identité ou
réussira-t-il à résister en réaffirmant cette identité avec une nouvelle
vigueur. » - « À rebours de
l’exotisme : la province et le foyer familial vus des colonies. »,
Op.cit., p.1.
En
définitive le même auteur relate : «Comme on le sait, la fin du XIXe
siècle vit une montée du nationalisme [la
figuration géostratégique du Sahara marocain]. En
ce qui concerne le roman colonial, ce dernier s’exprimait de deux manières
complémentaires. L’identité nationale s’affirmait d’une part à travers une
opposition avec l’Autre et l’exotique, et d’autre part, bien que cela puisse
sembler au premier abord paradoxal, à travers le thème de l’identité régionale.
Ainsi le roman colonial [occidental], s’il permet l’expression du désir d’aventure ou l’exploration
de l’altérité, est avant tout un moyen de réaffirmer l’importance de
l’identité. L’Autre sert de repoussoir au Même. Dans les romans [occidentaux] considérés ici, l’essentiel du drame se joue dans l’âme même du
héros et dans le conflit entre la tentation exotique et la réaffirmation de son
appartenance à un terroir. » - «À rebours de l’exotisme : la province et
le foyer familial vus des colonies », op.cit., p.1.
En
somme, cette figuration multiple du Sahara marocain dans les romans occidentaux
nous permet de dire avec Mathurin Songossaye : «Au cours de notre étude,
nous avons essayé de saisir les figures [les figurations du Sahara marocain]
spatio-temporelles dans le roman [v. les romans occidentaux] (…) anglophone et francophone
[v. ici hispanophone]. L’exploration du (….) premier grand ensemble spatial [le
Sahara marocain], révèle qu’au de-là de quelques divergences, il est, avant la
pénétration coloniale, l’espace où le héros évolue dans la pureté et
l’innocence (…). Par ailleurs, la plongée dans l’étude de la figuration de
l’espace [le Sahara marocain]a montré que l’espace, au travers de ses
différentes formes [figurations], est instable et mouvant. Il est à
reconstruire, toujours à réimaginer.» - « LES FIGURES SPATIO-TEMPORELLES DANS LE ROMAN AFRICAIN
SUBSAHARIEN ANGLOPHONE ET FRANCOPHONE », www.epublications.unilim.fr, pp.477-486.
Espérons que cette « Petite anthologie sur la figuration du
Sahara marocain dans les romans occidentaux », parus entre 1904-2013,
serve d’exemple à d’autres anthologies plus achevées, exploratrices du non-dit
interculturel et de l’entente entre les diverses contrées et entités
géographiques réelles de l’humanité universelle.
L’AUTEUR
( 1)
LA
FIGURATION COLONIALO-EXOTIQUE
DU SAHARA
MAROCAIN
DANS LES
ROMANS OCCIDENTAUX
1950-2010
DANS :
LA PISTE
OUBLIÉE, R.- F. ROCHE (Fr.)
UN ÉTÉ
DANS LE SAHARA, E. FRMENTIN (Fr.)
L’ESCADRON
BLANC, J. PEYRÉ (Fr.)
LE ROMAN
D’UN SPAHI, P. LOTI (Fr.)
LE ROMAN
DU SAHARA, M. LAUGEL (Fr.)
FORT
SAGANNE, L. GARDEL (Fr.)
ROGER-FRISON ROCHE
Né le 10 février 1906 à Paris, où jusqu'en 1920, il fait ses études. En 1923, il s'installe à
Chamonix et devient secrétaire du Syndicat d'Initiatives et du Comité
Olympique. Il commence à écrire pour le journal : Le savoyard de Paris. En
1930, il rencontre Marguerite Landot qu’il épouse. Par la suite, reporter
radiophonique sportif, il part pour le Sahara qui lui inspire son premier roman,
paru en 1936. En 1942, il est correspondant
de guerre des Alliés en Tunisie, où il est fait prisonnier avant de
s'enfuir et rejoindre Chamonix en 1943. Il entre dans la résistance. Il meurt
le 17 décembre 1999. Entre temps, il publie: L'Appel du Hoggar (1936), La Piste oubliée
(1950), etc.
LE TRAQUENARD D’AKOU
Akou,
meurtrier, au Sahara maroco-algérien, lors d’un affrontement tribal, arrêté,
il tue le soldat qui le ramenait à un poste pour être jugé et s’enfuit.
Aussitôt, une expédition colonialo-exotique est organisée, prenant l’allure
d’une vendetta, qui sert, en fait, de couverture à une mission scientifique
secrète au Sahara.
Elle [Tamara, compagne du méhariste corse]
se lève, ravive les braises, met l’eau à chauffer dans la bouilloire, prépare
les verres, les théières, sort le pain de sucre d’un sac (…), le casse à petits
coups secs avec le martelet de cuivre (…). Elle verse le premier verre de thé
bouillant, le hume en faisant claquer ses lèvres charnues; elle ferme à demi
ses yeux de gazelle passés au khôl (…). Le Targui n'attaque, en principe, qu'en
force ; par contre, sa patience est infinie, ses ruses nombreuses, son service
de renseignements très bien fait ; c'est à l'improviste, sur un isolé, sur une
caravane morcelée qu'il fondra.
Si Akou était seul dans l'histoire, je vous
dirais : « Vous ne craignez pas grand chose ; le Targui fuira devant vous
et vous ne le retrouverez jamais, à moins que vous n'employiez également la
ruse pour l'attirer dans un traquenard. (…)
L'affaire de Tin Rerho est une explication
selon le mode ancestral. Elle ne déshonore pas son homme, et je serais allé
moi-même à Constantine plaider la cause de ce malheureux... Mais il y a le
lâche assassinat dans le dos d'un gradé français, et cela, Verdier, nous ne
pouvons l'admettre. Il faut retrouver Akou, venger Moreau ! Si ce crime restait
impuni, vous le savez, Verdier, les Touaregs à leur tour n'auraient que mépris
pour ces Roumis qui ne vengent même pas le sang des leurs...
ROGER-FRISON ROCHE
La piste oubliée
Ed. Arthaud, 1950
LOUIS GARDEL
Romancier et
éditeur français, Louis
Gardel est né à Alger en 1931. Il est également directeur de collection au Seuil et membre du jury du Prix Renaudot. De Fort Saganne (1980) au Beau rôle (1986),
de L'Aurore des bien-aimées (1997) à La Baie d'Alger (2007),
Louis Gardel aura construit toute sa vie une œuvre riche et singulière, à la
profondeur souvent cachée par son sens et son goût du romanesque. Avec Le
scénariste, il ouvre une nouvelle porte de romans de mœurs et d'amour.
IL PART AU SAHARA
C’est le rêve colonialo-exotique déchiré des bâtisseurs français
d’empires, au Sahara maroco-algérien, en 1904-1915. Le héros, le lieutenant
Charles Saganne amoureux du désert s’y engage, en rendez-vous avec la mort,
pour y construire un petit fort, surmonté d’une plaque tombale, unique trace
qu’il y laisse, de son passage de conquérant colonial, après sa mort.
Quand il voit son
fils, le père Sagane a une contraction
de tout le visage. C’est le seul signe aussitôt repris de son émotion. Ils
s’étreignent avec des bourrades et ces rires de retrouvailles dont on ne sait
pas soi-même si on les retient ou si on les force.
« Tu connais mon
aîné, Léon ? dit le père en se dégageant. Eh bien tel que tu le vois, il
part pour le Sahara. Les Alpes ne lui suffisaient plus. Bon chien de chasse de
race. Il nous de l’espace à nous ! oui de l’espace !
Il reprend sa hache,
et tourné vers Charles :
« Va donc m’ôter
cet uniforme ! je me bats contre cette souche depuis deux jours. Mais
maintenant, à nous deux nous allons l’avoir ; et avant le dîner,
encore ! (…)
Il interroge le lieutenant sur Grenoble, sur
les raisons qui l’ont poussé à demander sa mutation au Sahara ; il lui
demande quand on se décidera enfin à marcher contre Berlin, ce qu’il pense de
la capacité militaire de l’allié russe et des arrière-pensées anglaises. Il
écoute et fait mine de comprendre les réponses que Sagane crie dans son
oreille. Quand Charles annonce l’objet de sa visite et lâche le chiffre de
douze mille francs, il tourne la tête et ses yeux s’animent. Il tend vers le
jeune homme un index diaphane, à l’ongle jauni :
- C’est pour toi ou
pour ton père ?
- Pour moi, dit Sagane
en se désignant de la main.
Sans quitter son petit
fils des yeux, son bras tremblant à demi déplié, le vieillard branle du chef
dans sa cravate, ponctuant ses réflexions intérieures de « ah !»
impénétrables.
- C’est pour toi,
répète-t-il.
- Oui.
- Ah !...
Sagane se penche vers
l’oreille qui est, curieusement, la seule partie du vieux corps à ne pas porter
les stigmates de l’âge :
- Si tu ne peux pas,
n’en parlons plus, grand-père…
La grand-mère
arrive. (…)
Son mari, agacé par
l’interruption, reprend son attitude figée. Il se remet à vivre, aussitôt que
sa femme s’est éloignée, emportant l’apéritif au goût de poussière. Posant sa
main sur la jambe du lieutenant pour lui indiquer d’avoir à rapprocher sa
chaise, il demande (…).
Le 10 avril 1922, jour
anniversaire de la bataille d’Esseyène, le général Dubreuilh, inaugure à
Infélélé, le fort Sagane. Huit mètres sur huit, quatre pièces sans fenêtres,
c’est à peine remis en état, le bâtiment que Charles a construit. On l’a
seulement entouré de murs crénelés. La porte ogivale ouvre sur le plateau de
Tassili. Tout est en terre. Sur le fronton, on a scellé une pierre
gravée : FORT SAGANNE.
Cette plaque ces murs
sont la seule trace tangible du passage de Saganne : son corps n’a pas été
rapatrié.
LOUIS
GARDEL
Le fort
Saganne,
Ed. du
Seuil, 1980
www.gallica.bnf.fr
MARCEL
LAUGEL
Diplomate à la
retraite, Marcel Laugel est né le 5 décembre 1931 à Alger. Il est marié à
Carmen et le père de quatre enfants. Licencié ès lettres d’enseignement
(arabe), Brevet d’arabe classique, Diplôme de berbère de l’Université d’Alger,
il est Commandeur de la Légion d’honneur, commandeur de l’Ordre national du
Mérite, et de nombreuses décorations étrangères. Parmi ses œuvres, citons :
Le Roman du Sahara, paru à l’indépendance du Maroc et de l’Algérie
(1956,1962) et réédité en 1991. Ayant passé la majorité de sa carrière, dans
les pays arabes, il a acquis une grande expérience dans son domaine.
Représentant la France, pendant près de 5 ans, au Yémen, il a occupé le poste
d'observateur et de témoin privilégié de l'évolution de ce pays, en proie à une
guerre courte et meurtrière qui a débouché sur sa réunification (1990).
TINDOUF
DES ANNÉES 1930
Dans les étendues
désertiques de la région de Tindouf, des années 1930, Larcher, un chef de
bataillon colonial français se voit partagé
entre la méditation colonialo-exotique sur
le désert et l’état de guerre de ses
soldats contre la résistance armée locale.
Un voile de poussière couvrait
l'agglomération de Tindouf, soumise au vent de sable depuis plusieurs jours. Les
bourrasques du Sud-Ouest agitaient les palmes des dattiers, les soulevant du
même côté du tronc. Le soleil, déjà haut, ne parvenait pas à traverser la
couche de sable en suspension dans l'atmosphère et répandait une lumière
laiteuse dans la cour du fort. C'est à peine si, des bâtiments, se
distinguaient, l'espace d'un instant, l'enfilade des arcades, les piliers noyés
dans un flot de sable ou la perspective trouble des coupoles caractéristiques
de l'architecture saharienne des années 30. La vie semblait interrompue. De
temps à autre, un homme, la tête enfouie sous son chèche, entreprenait de
passer d'une habitation à l'autre, titubant sous les rafales.
Le vent gonflait sa tunique comme une
outre, lui conférant la silhouette grotesque d'un personnage de comédie. La
tempête, qui durait quelquefois tout un mois, entraînait une nervosité
croissante. C'était l'époque des intrigues, des colères, des querelles. Une
mauvaise humeur générale s'emparait du simple soldat et, par un effet d'osmose, remontait jusqu'au
sommet de la hiérarchie, pour peu que le chef manifestât les mêmes dispositions
d'esprit que ses subordonnés.
Larcher gardait son calme. Il trouvait même
un certain pouvoir lénifiant à ces conditions climatiques un peu particulières
et se laissait séduire par cette ambiance irréelle que le vent, par sa
constance, parvenait à créer (…). Cette poussière envahissante qui se déposait
sur les objets de manière lancinante provoquait découragement et lassitude.
Était-elle plus désagréable que la pluie ou la neige?
Larcher eut cependant une pensée pour les
pelotons de méharistes. Il se revoyait, dix années plus tôt, la tête protégée
par le capuchon de sa pèlerine, les pieds nus dans des sandales piqués par les
grains de sable projetés à grande vitesse (…). Comme il était bien souvent
impossible de faire du feu, une pâte de dattes concassées, craquant sous la
dent, circulait de main en main, permettant de tromper la faim en attendant une
éclaircie.
Larcher s'arracha à sa méditation pour
s'asseoir à sa table de travail. Il prit un dossier, en souffla la poussière et
se plongea une nouvelle fois dans sa lecture. Il ne tarda pas à le refermer. La
carrière militaire réservait quelquefois des surprises. Chef de bataillon après
vingt années de service, une mission inattendue lui avait été confiée,
dérisoire, si son enjeu n'en avait été considéré comme de la première
importance par le commandement. Renversé sur sa chaise, bourrant sa pipe mais
oubliant de l'allumer…
MARCEL
LAUGEL
Le roman du Sahara,
Ed. Balland, 1991
www.webcache.googleusercontent.com
PIERRE LOTI
Louis Marie Julien Viaud, dit Pierre Loti,
né le 14 janvier 1850 à Rochefort et mort le 10 juin 1923 à Hendaye, est un écrivain et officier de marine française. Pierre
Loti, dont une grande partie de l'œuvre est d'inspiration autobiographique,
s'est nourri de ses voyages pour écrire ses romans, par exemple à Tahiti pour Le Mariage de
Loti (1882), au Sénégal [v. au Sahara marocain] pour Le Roman d’un spahi (1881), etc. Membre
de l’Académie française, il est enterré sur l’île d’Oléron, après des
funérailles nationales.
LA MORT D’UN SPAHI
Vers 1880, le Spahi fait service militaire au Sénégal. Il se
fait muter ensuite à la place d’un autre
muté, après trois ans, dans le cadre d’une vision colonialo-exotique en
Afrique du Nord, où il est tué au cours d’une bataille de pacification
coloniale au Sahara marocain.
De petites vapeurs tremblotantes, comme
celles qui s’élèvent des fournaises, jetaient sur tout cela leurs réseaux
mobiles ; ces paysages trompeurs miroitaient et tremblaient sous la chaleur
intense ; – puis on les voyait se déformer et changer comme des visions ; –
l’œil en était ébloui et lassé.
De temps à autre
apparaissaient sur cette rive des groupes d’hommes de pure race blanche, –
fauves et bronzés, il est vrai, – mais régulièrement beaux, avec de grands
cheveux bouclés qui leur donnaient des airs de prophètes bibliques. – Ils
allaient tête
nue sous ce soleil,
vêtus de longues robes d’un bleu sombre, – Maures de la tribu des Braknas ou
des Tzarazas, – bandits tous, pillards, détrousseurs de caravanes – la pire de toutes
les races africaines. (…)
La brise d’est, qui est comme la respiration
puissante du Sahara, s’était levée peu à peu et augmentait d’intensité à mesure
qu’on s’éloignait de la mer. Un vent desséchant, chaud comme un souffle de
forge, passait maintenant sur le désert. – Il semait partout une fine poussière
de sable et apportait avec lui la soif ardente du Bled-el-Ateuch. On jetait
continuellement de l’eau sur les tentes qui abritaient
les spahis ; – un
nègre traçait avec un jet de pompe des arabesques rapides qui disparaissaient à
mesure, – vaporisées presque subitement dans l’atmosphère altérée. Cependant on
approchait de Podor, l’une des plus grandes villes du fleuve, – et la rive du
Sahara s’animait.
C’était l’entrée du pays des Douaïch, pasteurs
enrichis par leurs razzias de bétail faites en pays nègre. Ces Maures passaient
le Sénégal à la nage en longues caravanes, chassant devant eux dans le courant,
à la nage aussi, des bestiaux volés. Des campements commençaient à paraître
dans la plaine sans fin. – Les tentes en poil de chameau, raidies sur des pieux
de bois, ressemblaient à de grandes ailes de chauves-souris tendues sur le
sable ; – elles formaient des dessins bizarres d’une grande intensité de noir,
– au milieu d’un pays jaune, toujours aussi uniformément jaune.
PIERRE
LOTI
Le Roman
d’un Spahi,
Gallimard,
1992
JOSEPH PEYRÉ
Joseph Peyré, écrivain français, est né le 13 mars 1892 à Aydie (Pyrénées-Atlantiques), et mort le 26 décembre 19681, à Cannes (Alpes-Maritimes). Ses ouvrages ont
été couronnés de succès. Trois thèmes animent les romans de cet écrivain de la
solitude et de l'exaltation de l'homme, du désert et des méharées à travers le
sable. De son cycle romanesque saharien, comptons notamment L'Escadron blanc
(1931), Le Chef à l'étoile d'argent (1933), La Légende du goumier
Saïd. (1950), Sahara (1931), etc.
QUATRE VINGTS FUSILS SORTIS DU DRAA!
C’est l’aventure colonialo-exotique
d’un bataillon de légionnaires français à la poursuite d’un rezzou saharien
Ould Abidine, issu du Draa, au Sahara marocain, encore soulevé contre la
colonisation étrangère franco-espagnole, vers 1930.
« Urgent priorité. - T. O. 1451 SC-
Quatre-vingt-dix fusils Ould Abidine signalés sortis du Draa [du Sahara
marocain] vingt septembre, en direction puits Iguidi. Stop. Faire connaître
effectif mobile immédiatement disponible. »
Le lieutenant méhariste Marçay lut d'un
regard le radiogramme jaune que le sans-filiste venait de lui passer de sa main
libre : Quatre-vingt-dix fusils sortis du Draa !
La nouvelle tombait comme un éclair.
Depuis un mois, par ondes courtes, des bruits couraient les oasis, soulevés,
démentis par des messages invisibles. Mais cette fois l'alarme descendait du
ciel par les deux mâts de la sans-fil : quatre-vingt-dix fusils sous le
commandement d'un fils d'Abidine ! Le « rezzou » menaçant, la
caravane de corsaires venait de se lancer sur la route du Sud.
Le lieutenant Marçay se leva, et se dirigea vers la carte du Sahara, constellée de triangles, de cercles bleus et rouges qui faisaient le seul ornement de la pièce blanchie à la chaux.
Le lieutenant Marçay se leva, et se dirigea vers la carte du Sahara, constellée de triangles, de cercles bleus et rouges qui faisaient le seul ornement de la pièce blanchie à la chaux.
Quatre-vingt-dix fusils sortis du Draa, la
zone inquiète jalonnée par le liséré vert et la file de croix des confins
algéro-marocains. Depuis trois ans, les Berabers n'avaient armé aucune
expédition de cette force pour courir l'étendue du reg pierreux et de la dune.
Le lieutenant Marçay aurait voulu répondre trait pour trait à l'appel du
Morse : le poste d'Adghar qu'il commandait était prêt à jeter sur la route
des Berabers un « contre-rezzou » méhariste.
Mais il fallait que le légionnaire penché,
le casque écouteur collé à son crâne rasé, le torse nu, huilé de sueur, eût
achevé de « recevoir ». Enfin le sans-filiste enleva son casque. Une
sonnerie électrique déclencha, dans la pièce voisine, le halètement du moteur
et l'étincelle bleue de deux heures déchira l'ombre orageuse.
Le lieutenant Marçay passa alors au
légionnaire le texte déjà griffonné et les champs magnétiques transmirent aux
pylônes du Nord la réponse du poste perdu : « Deux pelotons de
quarante hommes pourront partir dans les quarante-huit heures. »
Peu importaient les hommes. La question du commandement concernait surtout les montures. Combien de méhara le lieutenant Marçay pouvait-il mettre en ligne ? Quarante venaient de rentrer usés jusqu'aux jarrets d'une reconnaissance, et il ne fallait pas compter sur eux avant des mois. Il y en avait cinquante au pâturage de la compagnie, éloigné de trois cents kilomètres.
Mais depuis que durait l'alerte, le chef de poste avait pris ses dispositions : quatre-vingts méhara pouvaient, dans les quarante-huit heures, être amenés du pâturage d'Ilatou, où il les avait mis en réserve.
Peu importaient les hommes. La question du commandement concernait surtout les montures. Combien de méhara le lieutenant Marçay pouvait-il mettre en ligne ? Quarante venaient de rentrer usés jusqu'aux jarrets d'une reconnaissance, et il ne fallait pas compter sur eux avant des mois. Il y en avait cinquante au pâturage de la compagnie, éloigné de trois cents kilomètres.
Mais depuis que durait l'alerte, le chef de poste avait pris ses dispositions : quatre-vingts méhara pouvaient, dans les quarante-huit heures, être amenés du pâturage d'Ilatou, où il les avait mis en réserve.
Tout était paré. Les étincelles
fulguraient encore dans la pénombre bleuie par le méthylène des rideaux que
l'officier sortait et fondait, tache blanche, dans la blancheur du soleil.
Il était vêtu à la saharienne, de la petite blouse, de la longue culotte blanche flottante. Des « nails », larges semelles de cuir d'antilope, protégeaient ses pieds nus contre la brûlure du sable.
Malgré la saison tardive, la chaleur atteignait encore quarante-trois à l'ombre, et il fallait un événement grave pour pousser à pareille heure un homme dans la cour ardente du bordj.
Les remous d'air soufflaient une haleine de four. La vertigineuse réverbération du soleil n'était coupée que par les pans d'ombre rouge des bâtiments qui épaulaient leurs cubes égaux à l'abri de l'enceinte.
Les mâts de la sans-fil, seuls à s'élancer des plans écrasés de la citadelle depuis la démolition du donjon fondu par la pluie du six mars, semblaient encore vibrer sous la foudre : quatre-vingt-dix fusils sortis du Draa, les puits, les caravanes menacées, le Hod et l'Azaouad ouverts, à mille kilomètres dans l'ouest et le sud !
Il était vêtu à la saharienne, de la petite blouse, de la longue culotte blanche flottante. Des « nails », larges semelles de cuir d'antilope, protégeaient ses pieds nus contre la brûlure du sable.
Malgré la saison tardive, la chaleur atteignait encore quarante-trois à l'ombre, et il fallait un événement grave pour pousser à pareille heure un homme dans la cour ardente du bordj.
Les remous d'air soufflaient une haleine de four. La vertigineuse réverbération du soleil n'était coupée que par les pans d'ombre rouge des bâtiments qui épaulaient leurs cubes égaux à l'abri de l'enceinte.
Les mâts de la sans-fil, seuls à s'élancer des plans écrasés de la citadelle depuis la démolition du donjon fondu par la pluie du six mars, semblaient encore vibrer sous la foudre : quatre-vingt-dix fusils sortis du Draa, les puits, les caravanes menacées, le Hod et l'Azaouad ouverts, à mille kilomètres dans l'ouest et le sud !
Cependant les hommes de la compagnie saharienne dormaient, éparpillés par la sieste, dans leurs maisons indigènes.
Sous l'arc du pont-levis, jeté sur les douves à sec, la sentinelle en gandoura kaki, mousqueton à l'épaule, se leva au passage du lieutenant Marçay. Celui-ci traversa sans s'en douter l'immense plage nue qui séparait le bordj de sa demeure arabe. Pourtant, rien n'y brisait la lumière implacable. Le soleil tombait sur la nuque comme un poids de feu, les nails ne pouvaient s'arracher des braises du sable. Seul l'énorme bouc voué au sacrifice bêlait derrière la première maison. Comment se lèveraient-ils de cette arène et de ces murs frappés de mort, les quatre-vingts cavaliers armés sur lesquels les postes du Nord comptaient depuis dix minutes, les méharistes qui devaient former l'escadron blanc ?
Arrivé chez lui, le lieutenant Marçay
poussa la porte de planches, débris de caisses où la marque « Impérial
Kebir » courait en caractères d'affiche, et réveilla son ordonnance qui
dormait sur la dalle fraîche, le « chèche », le voile arabe, rabattu
sur les yeux. Le soldat se leva. C'était, comme tous les méharistes de la
compagnie, un homme des Chaamba, mince et sec, au teint jaune, portant le
collier de barbe frisée et courte de sa tribu. On l'avait surnommé l'Azraf à
cause de ses yeux bleus décolorés que le soleil semblait avoir éteints.
— Va chez le lieutenant Kermeur lui dire
qu'il vienne me trouver tout de suite, lui ordonna l'officier. Malgré l'heure
insolite, le masque tiré de l'Azraf ne trahit nul étonnement. Il s'éloignait
déjà lorsque son chef le rappela :
— Attends...
Le lieutenant Marçay s'écarta de quelques
pas, revint, épongea la sueur qui dégouttait de son front. Puis il confirma
l'ordre qui semblait lui coûter :
—Va !
JOSEPH
PEYRÉ
L’escadron
blanc,
Ed.
Grasset, 1992
EUGЀNE
FROMENTIN
Eugène Fromentin1, né le 24 octobre 1820, à La Rochelle (Charente-Inférieure), où il est mort le 27 août 1876. C’est un artiste
peintre et un écrivain français. En 1846, il visite l'Algérie, avec deux amis et remplit ses carnets de croquis de paysages et
d’habitants de l'Afrique du Nord, dont le Sahara
marocain, s'inscrivant dans le mouvement de l'orientalisme de l’époque coloniale. Méconnu aujourd’hui, il demeure l’auteur
du roman sur le renoncement difficile de l’adulte aux rêves de l’enfance. Il a
écrit Un été dans le Sahara (1857), Une année dans le Sahel (1859),
etc.
UN REPAS
ARABE
C’est le début de la colonisation française du Sahara
maroco-algérien en 1853, suite à celle de l’Algérie, survenue en 1830. Les
événements colonialo-exotiques sont vécus par l’auteur-narrateur, en témoin
curieux et contestateur des mœurs et de la cuisine locales Arabes sahariennes.
La chambre où nous mangions était toute
petite, sans meubles, avec une cheminée française et des murs déjà dégradés,
quoique la maison fût neuve. Il y avait du feu dans la cheminée; un tapis de
tente trop grand pour la chambre et roulé contre un des murs, de manière à nous
faire un dossier; pour tout éclairage, une bougie tenue par un domestique
accroupi devant nous et faisant, dans une immobilité absolue, l’office de
chandelier. Si simple que soit la salle à manger, si mal éclairé que soit le
tapis qui sert de table, un repas arabe est toujours une affaire d’importance.
La diffa est le repas de l’hospitalité.
La composition en est consacrée par l’usage. D’abord un ou deux moutons rôtis
entiers; on les apporte empalés dans de longues perches et tout frissonnants de
graisse brûlante; il y a sur le tapis un immense plat de bois de la longueur
d’un mouton; on dresse la broche comme un mât au milieu du plat; le
porte-broche s’en empare à peu près comme d’une pelle à labourer, donne un coup
de son talon sur le derrière du mouton et le fait glisser dans le plat. La bête
a tout le corps balafré de longues entailles faites au couteau avant qu’on ne
la mette au feu ; le maître de la maison arrache un premier lambeau et l’offre
au plus considérable de ses hôtes. Le reste est l’affaire des convives.
Le mouton rôti est accompagné de galettes
au beurre, feuilletées et servies chaudes; puis viennent des ragoûts, moitié
mouton et moitié fruits secs, avec une sauce abondante, fortement assaisonnée
de poivre rouge. Enfin arrive le couscous, dans un vaste plat de bois reposant
sur un pied en manière de coupe.
La boisson se compose
d’eau, de lait doux, de lait aigre; le lait aigre semble préférable avec les
aliments indigestes; le lait doux, avec les plus épicés.
On prend la viande avec les doigts; sans
couteau, ni fourchette, on la déchire; pour la sauce, on se sert de cuillers de
bois, et le plus souvent d’une seule qui fait le tour du plat. Le couscous se
mange indifféremment, soit à la cuiller, soit avec les doigts; pourtant, il est
mieux de le rouler de la main droite, d’en faire une boulette et de l’avaler au
moyen d’un coup de pouce rapide, à peu près comme on lance une bille. L’usage
est de prendre autour du plat, devant soi, et d’y faire chacun son trou.
EUGЀNE
FROMENTIN
Un été
dans le Sahara,
Ed.
Robert Laffont, 2010
(2)
LA
FIGURATION MYSTICO-ONIRIQUE
DU SAHARA
MAROCAIN
DANS LES
ROMANS OCCIDENTAUX
1904-2013
DANS :
LE JARDIN
D’ALLAH, R. HICHENS (Gr.-B.)
AU PAYS
DE SABLES, I. EBERHARDT (Suis.)
THÉ AU
SAHARA, P. BOWLES (U.S.A.)
LES PERLES DE LUMIЀRE, B. KLAM (Fr.)
ROBERT
HICHENS
Robert Smythe Hichens, né à Speldhurst, 14 novembre 1864 et décédé à Zurich, le 20 juillet 1950, est un journaliste et romancier britannique. Il est auteur de
nouvelles, parolier et critique musical dramaturge et satiriste. Son premier
roman est The Coastguard's Secret (1886), mais connu surtout pour The
Green Carnation (1894). Il en fera d'autres nombreux et passionnants romans
dont certains ont été traduits en français dont
The Garden of Allah (Le jardin d’Allah), paru en1904, etc.
LE SAHARA
CONFIRMAIT LES PAROLES DU DEVIN
Une jeune fille Domini Rend veut rompre avec
le monde pour tenter de se connaître elle-même. Elle part pour Biskra avec sa
compagne et rencontre Boris Androvsky (ex-moine), à Alger attiré comme elle par
le désert (le Sahara), tout deux partagés entre l’amour humain et celui
mystico-onirique de Dieu. À la Trappe, oasis, elle ramène son mari et son fils,
loin du domaine du comte Antéoni, au jardin d’Allah.
... Elle souriait en entendant le vent,
mugir. Le Sahara [v. marocain] confirmait pleinement les paroles du devin.
Demain, elle et Androwski partiraient ensemble, dans la tempête, et dans les
ténèbres. Le troupeau de chameaux se perdrait dans la désolation du désert, et
les gens de Béni-Mora [bordj alors du Sahara marocain], les ayant vu
disparaître, plaindraient peut-être ceux qui s'abritaient derrière les rideaux
du palanquin. Ils les plaindraient, comme déjà Suzanne le faisait ouvertement,
ayant une expression tragique. A cette pensée, elle se mit à rire de bon cœur.
La nuit maintenant était avancée, minuit
n'allait pas tarder à sonner et, elle n'avait pas encore songé à se coucher.
Elle craignait en dormant d'oublier sa joie, et la gloire qui entrait dans sa
vie. Elle restait jalouse de posséder les heures d'or de cette nuit bruyante et
sombre; dormir serait les perdre. Et un sentiment d'avarice superbe s'exaltait
en elle, contré la pensée du sommeil.
Androwski dormait-il ? Elle se le
demandait, elle désirait ardemment le savoir. Cette nuit, elle prenait
conscience pour la première fois de l'intrépidité, inhérente à son caractère,
qui lui sembla avoir atteint la perfection, sous l'influence de son amour
parfait. (…) Mais maintenant, elle sentait que l'amour avait revêtu sa nature
d'une armure qui la rendait invincible.
Est-il étrange que l'homme ait ainsi le
pouvoir de parachever l'œuvre de Dieu ? La raison ne doit pas devenir la
servante de la foi en un être humain ? Elle ne songeait qu’à s'étonner
de rien. Tout dans la vie lui semblait
être parfaitement en harmonie, parce que son cœur était en accord parfait avec
un autre cœur. C'est pourquoi elle souhaitait la bienvenue à la tempête, et fit
même bon accueil aux pensées évoquées par elle, au souvenir de la face
convulsée du devin, lorsqu'il attachait ses yeux au sol, pour y lire, dans le sable,
son destin (…).
Le village et toute l'oasis restaient
noyés dans un brouillard intense qui, au lieu de peser lourdement,
flegmatiquement, sur la face de la vie et de la nature, allait et venait
paraissant affolé sous le poids d'un cataclysme imminent. Il semblait chercher
au travers des couches obscures, à s'affranchir pour le crime. C'était
l'émissaire du désert, et il l'avait envoyé de la plus lointaine retraite des
dunes, en le poussant d'une force irrésistible (…).
Le désert faisait rage contre l'oasis qui
osait le défier jusque dans son sein (…). Il vociférait contre les minarets des
mosquées [lieu de paix], sous lesquels se réfugiaient les colombes
effarées ; il secouait les barrières qui enfermaient les gazelles dans
leur parc ; il cinglait la grande statue du Cardinal [la présence
coloniale], qui lui faisait face hardiment, brandissant sa double croix, comme
pour l'exorciser (…). Partout, dans l'oasis, éclatait sa puissance destructive,
mais assurément, son attaque la plus terrible semblait dirigée contre l'église
catholique [complice de la colonisation].
ROBERT HICHENS,
Le jardin d’Allah,
Ed. Publibook, 1904
ISABELLE
EBERHARDT
Isabelle Wilhelmine
Marie Eberhardt1, née le 17 février 1877 à Genève et décédée le 21 octobre 1904, à Aïn-Sefra, lors d’une crue de
rivière, est une auteure suisse, de parents russes, naturalisée française par mariage.
Installée à Bône avec sa mère en 1897, elle préfère côtoyer les indigènes au lieu des Européens.
Sa relation avec Mohamed Khodja l’amène à se convertir à l'Islam. Sa mère morte, elle devient
nomade et rencontre Slimane Ehnni, un Musulman français
et sous-officier de spahi, soupçonné d'espionnage. Elle se lie à Si El Hachemi
chef de la confrérie Kadirya, et survit à une tentative d'assassinat, le 29 janvier 1901, d’une confrérie rivale. Chassée d'Algérie par
les autorités coloniales, en 1900, elle épouse Slimane et y revient, collaborer
à El Akhbar de Victor Barrucand. Puis reporter de guerre, à Aïn Sefra, lors du conflit frontalier du Sahara oriental marocain avec la
France, en Algérie occupée. En 1903, elle voit le général Lyautey, futur conquérant du Maroc, qui en dit : « elle était ce qui
m’attire le plus au monde : une réfractaire..». Ses œuvres éditées, en
1980, compte son roman, Au pays des sables (1986).
SEULE
DANS CE COIN PERDU DE LA TERRE
Voici cent ans, l’auteure, vêtue en cavalier nomade, elle parcourt,
dans une quête mystico-onirique, les pistes sahariennes algéro-marocaines,
perturbées par la colonisation au
contact des bédouins et des marabouts sahariens, en 1902, menant une existence
hors du commun, en embrassant l’Islam mystique au sein du désert. Ce dont rend
compte ici l’état d’âme mystico-onirique de l’héroïne de son roman «Au pays des
sables ».
Un grand silence pesait sur la zaouïya accablée de sommeil. C'était l'heure mortelle de midi, l'heure des mirages et des fièvres d'agonie. La chaleur s'épanouissait sur les terrasses incandescentes et sur les dunes qui scintillaient au loin. On m'avait couchée sur une natte, dans un réduit donnant sur une terrasse haute. La petite pièce s'ouvrait toute grande sur le ciel de plomb et sur le désert de pierre et de sable qui brûlait sous le soleil. Aux poutrelles de palmier du plafond pendait une petite outre en peau de bouc, dont l'eau s'égouttait lentement dans un grand plat de cuivre posé à terre. Toutes les minutes, la goutte tombait, sonnait sur le métal, avec un bruit clair et régulier, d'une monotonie de tic-tac d'horloge d'hôpital ou de prison, et ce bruit me causait une souffrance aiguë, comme si la goutte obstinée était tombée sur mon crâne en feu.
Accroupi près de moi, un esclave soudanais
aux joues marquées de profondes entailles, agitait en silence un chasse-mouches
de crin (…). Pendant des instants longs comme des années, j'imaginais le
soulagement que j'éprouverais quand il aurait enlevé le plat sur mon ordre, et
quand la goutte d'eau tomberait enfin sur le sol battu, avec un bruit mat. Mais
je ne pouvais parler, et la goutte tombait toujours, sonnait inexorable sur le
cuivre poli.
Les poutrelles du plafond s'évanouirent, un ciel s'enfonça devant mes yeux. Maintenant, c'étaient des palmes d'un bleu argenté qui se balançaient et bruissaient au-dessus de ma tête (…). J'étais couchée dans une séguia, sur de longues herbes aquatiques, molles et enveloppantes comme des chevelures. Une eau fraîche coulait le long de mon corps et je m'abandonnais voluptueusement à la caresse humide.
Les poutrelles du plafond s'évanouirent, un ciel s'enfonça devant mes yeux. Maintenant, c'étaient des palmes d'un bleu argenté qui se balançaient et bruissaient au-dessus de ma tête (…). J'étais couchée dans une séguia, sur de longues herbes aquatiques, molles et enveloppantes comme des chevelures. Une eau fraîche coulait le long de mon corps et je m'abandonnais voluptueusement à la caresse humide.
Un autre ruisselet chantait à portée de ma
bouche. Parfois, sans faire un mouvement, je recevais l'eau glacée entre mes
lèvres ; je la sentais descendre dans mon gosier desséché, dans ma poitrine où
s'éteignait peu à peu l'intolérable brûlure de la soif, l'eau, l'eau
bienfaisante, l'eau bénie des rêves délicieux ! Je m'abandonnais aux visions
nombreuses, aux extases lentes du Paradis des Eaux…il y avait là d'immenses
étangs glauques sous des dattiers gracieux ; là coulaient d'innombrables
ruisseaux clairs; des cascades légères ruisselaient des rochers couverts de
mousses épaisses ; de toutes parts des puits grinçaient, répandant alentour des
trésors de vie et de fécondité…Quelque part très loin une voix monta (…).
La voix troubla mon repos. De nouveau mes
yeux s'ouvrirent sur la petite chambre d'exil. L'homme des mosquées annonçait
la prière du jour (…) J'étais tout à fait éveillée maintenant. Mes yeux aux
paupières meurtries et alourdies s'ouvraient avidement sur la splendeur du
soir. Soudain une tristesse infinie descendit dans mon âme. Des regrets
enfantins m'envahissaient. J'étais seule, seule dans ce coin perdu de la terre
marocaine, et seule partout où j'avais vécu et seule partout où j'irai,
toujours… Je n'avais pas de patrie, pas de foyer, pas de famille… J'avais
passé, comme un étranger et un intrus, n'éveillant autour de moi que
réprobation et éloignement (…) Sur aucun point de la terre aucun être humain ne
songeait à moi et ne souffrait de ma souffrance.
Plus lucide, calmée, j'ai méprisé ma faiblesse et j'ai souri.
Si j'étais seule, n'était-ce pas parce que je l'avais voulu aux heures conscientes où ma pensée s'élevait au-dessus des sentimentalités lâches du cœur et de la chair également infirmes ?
Etre seul, c'est être libre, et la liberté était le seul bonheur nécessaire à ma nature. Alors, je me dis que ma solitude était un bien. Un souffle chaud se leva vers l'ouest, un souffle de fièvre et d'angoisse. Ma tête déjà lasse retomba sur l'oreiller ; mon corps s'anéantissait en un engourdissement presque voluptueux ; mes membres devenaient légers, comme inconsistants. La nuit d'été, sombre et étoilée, tombait sur le désert. Mon esprit quitta mon corps et s'envola de nouveau vers les jardins enchantés et les grands bassins bleuâtres du Paradis des Eaux.
Plus lucide, calmée, j'ai méprisé ma faiblesse et j'ai souri.
Si j'étais seule, n'était-ce pas parce que je l'avais voulu aux heures conscientes où ma pensée s'élevait au-dessus des sentimentalités lâches du cœur et de la chair également infirmes ?
Etre seul, c'est être libre, et la liberté était le seul bonheur nécessaire à ma nature. Alors, je me dis que ma solitude était un bien. Un souffle chaud se leva vers l'ouest, un souffle de fièvre et d'angoisse. Ma tête déjà lasse retomba sur l'oreiller ; mon corps s'anéantissait en un engourdissement presque voluptueux ; mes membres devenaient légers, comme inconsistants. La nuit d'été, sombre et étoilée, tombait sur le désert. Mon esprit quitta mon corps et s'envola de nouveau vers les jardins enchantés et les grands bassins bleuâtres du Paradis des Eaux.
ISABELLE
EBERHARDT
Seule
dans ce coin perdu de la terre
Ed. Diana
Levi, 1904
PAUL
BOWLES
Paul Bowles (30 décembre 1910-18 novembre 1999) est un compositeur, écrivain, et voyageur américain. Il passa la majeure partie de sa vie au Maroc. En 1929, il abandonna ses
études et voyagea à Paris. En 1931, il adhéra au cercle littéraire et artistique de Gertrude Stein et, sur son conseil, se rendit à Tanger avec son professeur
de musique, Aaron Copland. Il voyagea, dès
l'année suivante, dans d'autres régions du Maroc, du Sahara marocain et en Algérie.
En 1947, il s'établit à Tanger, où Jane Auer vint le
rejoindra en 1949. Le couple devint le centre d’intérêt des milieux Européo-américains
de la ville. Dès 1940, ils reçurent la visite Truman Capote, Tennessee Williams et Gore Vidal. En 1950, ils accueillirent Allen Ginsberg et William S. Burroughs. Là, Bowles écrivit
des romans, des nouvelles et des récits de voyages. Malgré ses 52 ans au Maroc,
il fut inhumé à Lakemont à New York. Il publia: Un
thé au Sahara (The Sheltering Sky), en 1949 – Adapté pour le
cinéma en 1990 par Bernardo Bertolucci, Après toi le
déluge (Let It Come Down), en 1952 , La Maison de l'araignée (The
Spider's House), en 1955.
KIT S’IMAGINA QUE LA
CARAVANE N’AVANÇAIT PAS
En 1947, trois
artistes américains Port et Kit Moresby et leur ami George Tunner débarque dans
un port d’Afrique du Nord dans un but mystico-onirique, de traverser le Sahara
marocain. Ils pensent y trouver remède à leur vie malheureuse. Port y meurt de
Typhoïde et sa femme vit maintes mésaventures chez les Touaregs, puis à Tanger
où elle retrouve Tunner sans le suivre pour aller vivre parmi les convives d’un
café maure de la ville.
En temps normal, il lui (Kit Moresly)
arrivait souvent de penser que Port (Moresly) manquait de compréhension; mais quand on en arrivait aux
extrêmes, il était irremplaçable. Dans les moments vraiment difficiles, elle
s'en remettait à lui, toute entière, non seulement parce qu'il devenait alors
un guide infaillible, mais parce qu'une case de sa conscience l'utilisait comme
un contrefort, et qu'ainsi, partiellement, elle s'identifiait à lui. (…)
En pénétrant dans le wagon, elle n'eut plus
l'impression de se trouver dans le train. Ce n'était qu'un espace rectangulaire
rempli à craquer d'hommes en burnous bruns accroupis, endormis, allongês,
debout, ou qui se déplaçaient dans un fouillis de ballots. Elle demeura un
instant immobile à considérer le spectacle; elle éprouvait pour la première
fois la sensation de se trouver en terre étrangère. (…)
Si seulement il était possible de percer
l'avenir, de discerner ce que leur réservaient les prochaines semaines! Les
nuages sur les montagnes avaient bien été de mauvais augure, mais pas comme
elle se l'était imaginé (…). Les autres présages annonçaient un drame beaucoup
plus horrible et certainement inéluctable. Chaque péril évité la rapprochait
d'un danger plus terrible encore. (…)
Devant les musiciens, au centre de la
pièce, une fille dansait, si l'on pouvait appeler ses mouvements une danse.
Elle tenait à deux mains une canne derrière sa tête et ne remuait que son cou
et ses épaules agiles. Ses mouvements gracieux, d'une impudence qui frisait le
comique, traduisaient parfaitement les sons stridents en termes visuels. Port
était moins touché par la danse que par l'expression étrangement détachée de la
danseuse, une expression de somnambule. Son sourire était figé, et l'on aurait
dit volontiers que son esprit l'était également, comme s'il s'adressait à un
objet si lointain qu'elle seule en connaissait l'existence. Un dédain
impersonnel et souverain se lisait dans ses yeux qui ne voyaient pas et dans la
courbe de ses lèvres tranquilles. (…)
La soudaine apparition du vent était un
présage nouveau, qui ne pouvait se rapporter qu'aux jours à venir. Elle
entendit sous la porte sa plainte étrange, animale. Si seulement elle pouvait
renoncer, se détendre, et vivre dans la certitude que tout espoir était perdu.
Mais une telle certitude n'existait pas ; plus d'une voie s'ouvrait toujours
dans les jours à venir. On ne pouvait même pas abandonner tout espoir. Le vent
soufflerait. Le sable redeviendrait immobile, et, d'une façon imprévisible, le
temps amènerait une transformation qui ne pourrait être que terrifiante
puisqu'elle ne serait pas un prolongement du présent. (…)
Elle ne se posait pas de problème; elle se
contentait d'être détendue et de voir se dérouler le doux paysage immuable. À
vrai dire, elle s'imagina plusieurs fois que la caravane n'avançait pas, que la
dune dont elle longeait le dessin aigu était celle qu'elle avait laissée depuis
longtemps derrière elle, qu'il ne pouvait être question d'aller quelque part
quand on n'était nulle part. Et cette sensation faisait naître en elle un léger
trouble. "Suis-je morte?" se demandait-elle, mais sans angoisse, car
elle était certaine du contraire.
PAUL
BOWLES
Un thé au
Sahara
Ed.
Gallimard, 2012
www.oic.uqam.ca
BENOÎT
KLAM
Benoît Klam est né en
1976, en Alsace quitte à neuf ans pour sillonner les mers avec l'École en
bateau. À quatorze ans, il débarque, retrouve sa famille, reprend ses études,
et après un court détour par la marine marchande, il sort diplômé de l'École
Centrale des Arts et Manufactures. Depuis ce temps, installé sur le bord d'un
fjord norvégien avec sa femme et ses enfants, il est ingénieur, puis il se rend
pour un temps pour embrasser l'immensité
du Sahara marocain. Il écrit Les
perles de lumière (2013), une aventure mystico-onirique extraordinaire, au
cours de qu’il exalte dans un style illuminé par une langue poétique, baigné
dans la féérie et la solitude des sables salutaires.
AUX
CONFINS DE L’HUMANITÉ
Aux confis du Sahara marocain et de l’humanité, le vieux Mael
vit en ermite pèlerin, dans un état mystico-onirique, une évasion salutaire du
monde de soi et du monde, dans la solitude, au cœur du désert.
Barbe blanche, une mer de rides sur le front, il [Mael rêveur]
marchait dans le désert. Ses yeux de vieillard, éteints, regardaient les
pierres de l'étendue plate et aride au travers d'un mur de verre. Les sons de
ce monde ne l'atteignaient pas, ou alors rarement, et si atténués. L'humanité
et les êtres s'y agitaient, pantins silencieux, inaccessibles. Pourtant, un
jour, il avait lui aussi fait partie des hommes. Il avait lui aussi été de
l'autre côté de cette barrière invisible, souriant, joyeux, vivant. Il y avait
longtemps de cela, soixante-dix ans ou plus, il en avait perdu le compte, emporté
avec le reste.
L'aube était claire et fraîche, comme
toujours par ici. Les dernières paraboles, les dernières chèvres, les derniers
chiens errants étaient depuis un bout de temps déjà derrière lui; il était
parti tôt, très tôt, ce matin. À quoi bon attendre ? Ses vieilles jambes n'y
tenaient plus. Son cœur brûlait d'impatience. Toutes ces années à guetter,
patiemment, ce jour-là !
Cette nuit sur sa paillasse, le vent
l'avait réveillé pour lui murmurer que l'heure était venue. Ses poumons avaient
goûté l'air vif et piquant, il avait regardé les étoiles qui l'invitaient au
voyage, sémaphores éternels pour le guider, mains tendues pour l'emporter, puis
il s'était levé avec la détermination tranquille de celui à qui le destin a
parlé. Il avait accueilli l'instant avec paix et soulagement.
«Enfin ! s'était-il dit. Que grâce soit
rendue au Seigneur.» Non pas qu'il fût vraiment croyant, mais il gardait en lui
la notion instinctive de ces forces qui le dépassaient et qui rendaient parfois
les desseins de la vie humaine si impénétrables. Il avait avalé une poignée de
dattes sèches accompagnées de lait de chèvre, petit déjeuner rituel de toujours
depuis qu'il s'était installé aux confins de l'humanité.
Après quoi, il avait préparé sa besace, ce
qui fut vite réglé. Il n'avait pas besoin de grand-chose. Une couverture de
laine pour la nuit, de l'eau et quelques vivres pour deux ou trois jours. Il
avait embrassé du regard la pièce unique et contemplé ses maigres possessions
posées pour la plupart à même le sol de terre battue. Ce n'était pas
grand-chose, mais il s'y était attaché au fil des ans. Son cœur s'était serré
légèrement à la pensée qu'il allait les quitter et une douce mélancolie l'avait
laissé rêveur quelque temps, perdu en lui-même.
Cet adieu fait, il avait enfilé sa seule paire
de souliers, des sandales fidèles et si usées que c'était extraordinaire
qu'elles tinssent encore à ses pieds. Il semblait qu'elles allaient se
désintégrer d'un instant à l'autre pour ne faire plus qu'un avec la poussière
du désert [du Sahara]. Son vieux bâton en main, blanchi et séché par le vent et
le temps comme un os millénaire, il s'était mis en route dans le noir de la
nuit.
BENOÎT
KLAM
Les
perles de lumière,
Ed.
Rocher, 2013
(3)
LA
FIGURATION MYTHICO-IDÉOLOGIQUE
DU SAHARA
MAROCAIN
DANS LES
ROMANS OCCIDENTAUX
1919-1980
DANS :
L’ATLANTIDE,
P. BENOÎT (Fr.)
LA ROSE
DE SABLE, H. DE MONTHERLANT (Fr.)
DÉSERT,
J.G.M. Le CLÉZIO (Fr.)
PIERRE BENOÎT
Pierre Benoit, né le 16 juillet 1886 à Albi, au Tarn, et mort le 3 mars 1962 à Ciboure, aux Pyrénées-Atlantiques, est un romancier français,
membre de l'Académie française, dont les romans d'aventures, en tête desquels se
trouve L'Atlantide (1919), ont connu un grand
succès durant la première moitié du XXe siècle. Les romans du grand voyageur qu'il
était ont souvent pour cadre des pays étrangers, voire exotiques dont étaient férus le grand public de son temps : L'Atlantide
(1919), au Sahara moroco-algérien; le Lac salé (1921), aux États-Unis ; la Chaussée des géants (1922), en Irlande ; la Châtelaine du Liban (1924), en Syrie, etc.
FINIR NOYÉS AU MILIEU DU SAHARA
Au cours d’une exploration
mythico-idéologique dans le Sahara maroco-algérien, deux officiers français
André se Saint Avit et Jean – Marie François Morhange ont capturés et conduits
dans un palais merveilleux, prisonniers d’une femme, la Sultan Antinéa du
Hoggar [v. le Saghro, le Hoggar du Sahara marocain], petite fille des Atlantes
[v. l’Atlantique] qui les envoûte par dépaysement.
- Antinéa ne peut être qu'un nom propre —, dit Morhange.
- qui s'applique-t-il? J'avoue l'ignorer, et
si, à l'heure actuelle, je marche vers le Sud en vous y entraînant, c'est que
je compte sur un supplément d'informations. Son étymologie? Il n'y en a pas
une, il y en a trente possibles. Songez bien que l'alphabet tifinar est loin de
cadrer avec l'alphabet grec, ce qui multiplie les hypothèses. (…)
– Finir noyés au beau milieu du Sahara
eût été prétentieux et ridicule. Vous nous avez, grâce à votre esprit de
décision, évité cette fin paradoxale (...).
– Vous êtes les Hommes. Elle est la Femme,
dit la voix songeuse de M. Le Mesge. Tout est là.
– Vraiment, monsieur, je ne vois... nous ne
voyons pas bien.
– Vous allez comprendre. Avez-vous réellement oublié à quel point les belles reines barbares de l'Antiquité ont eu à se plaindre des étrangers que la fortune poussa vers leurs rivages ?
– Vous allez comprendre. Avez-vous réellement oublié à quel point les belles reines barbares de l'Antiquité ont eu à se plaindre des étrangers que la fortune poussa vers leurs rivages ?
… Si loin que nous reportent nos souvenirs,
nous ne voyons que procédés semblables de grivèlerie et d'ingratitude. Ces
messieurs usaient largement de la beauté de la dame et de ses richesses. Puis,
un matin, ils disparaissaient. Bien heureuse encore si le quidam, ayant fait
soigneusement le point, ne revenait pas avec des navires et des troupes d'occupation
(…).
Je sais ce que c'est la peur. Aussi
maintenant, quand je fixe l'immensité ténébreuse d'où tout à l'heure surgira
brusquement l'énorme soleil rouge, je sais que ce n'est point de peur que je
tressaille. Je sens lutter en moi l'horreur sacrée du mystère et son attrait.
(..)
- Maintenant, — m’annonça-t-il, — il n’y a
plus que des livres. Je vais te les faire passer. Mets-les en tas, dans un
coin, en attendant qu’on me fabrique des rayons.
Deux heures durant, je l’aidai à empiler une
véritable bibliothèque. Et quelle bibliothèque ! comme jamais poste du Sud n’en
aura vu.
Tous les textes consacrés, à un titre
quelconque, par l’antiquité aux régions sahariennes, étaient réunis entre les
quatre murs crépis de cette chambre de bordj (…). Je note encore la
Descrittione dell’ Africa, de Léon l’Africain ; les histoires arabes
d’Ibn-Khaldoun, d’Al-Iaqoub, d’El-Bekri, d’Ibn-Batoutah, de Mohammed El-Tounsi
(…).
Mais voilà, il y avait le Parlement qui ne
marchait pas, à cause de l'Angleterre, de l'Allemagne, à cause surtout d'une
certaine Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, qui prescrit que
l'insurrection est le plus sacré des devoirs, même lorsque les insurgés sont
des sauvages qui vous coupent proprement la tête (…). « Vous êtes, tous les
deux, continua M. Le Mesge, sous la puissance d'une femme. Cette femme, la
reine, la sultane, la souveraine absolue du Hoggar, s'appelle Antinéa. Ne
sursautez pas, monsieur Morhange, vous finirez par comprendre. »
Il ouvrit le livre et lut cette phrase : Je
dois vous en prévenir d'abord, avant d'entrer en matière : ne soyez pas surpris
de m'entendre appeler des barbares de noms grecs. «Quel est ce livre ? balbutia
Morhange, dont la pâleur, en cet instant, m'épouvanta.
– Ce livre, répondit lentement, pesant ses
mots, avec une extraordinaire impression de triomphe, M. Le Mesge, c'est le
plus grand, le plus beau, le plus hermétique des dialogues de Platon, c'est le
Critias ou L'Atlantide (…).
Un nouveau coup de timbre. La vieille fit
place à un second nègre, celui-ci grave, tout de blanc vêtu, avec une calotte
de coton tricoté sur son crâne oblong. C'était le barbier, et sa main était
douée d'une prodigieuse dextérité. Il eut tôt fait de couper mes cheveux, fort
convenablement ma foi. Puis, sans me demander si je n'avais pas une taille
préférée, il me rasa complètement.
Je considérai avec plaisir mon visage tout entier réapparu. « Antinéa doit aimer le genre américain, pensai-je. Quel affront à la mémoire de son digne grand-père, Neptune ! » (…).
Je considérai avec plaisir mon visage tout entier réapparu. « Antinéa doit aimer le genre américain, pensai-je. Quel affront à la mémoire de son digne grand-père, Neptune ! » (…).
On n'est pas impunément des mois, des
années, l'hôte du désert. Tôt ou tard, il prend barre sur vous, annihile le bon
officier, le fonctionnaire timoré, désarçonne son souci des responsabilités.
Qu'y
a-t-il derrière ces rochers mystérieux, ces solitudes mates, qui ont tenu en
échec les plus illustres traqueurs de mystères ?
PIERRE
BENOÎT
L’Atlantide
HENRY DE MONTHERLAND
Henry de Montherlant, de son nom Henry Marie
Joseph Frédéric Expedite Millon de Montherlant, est né le 20 avril 18951 à Paris 7e, y est décédé le 21 septembre 19722, est un romancier, essayiste, auteur dramatique et académicien français. Il critique la
violence de l'Européen sur l'indigène, en Afrique du nord, et en éprouve le
dégoûter pour la vie. Il vit entre Paris et l’Afrique du Nord, notamment en Algérie en 1930. D’où l'origine de sa réflexion sur le régime colonial,
au contact des indigènes coloniaux », il compose La Rose de Sable (1968),
etc., où il dénonce sous la forme romanesque les excès de la France coloniale.
De peur d'indisposer la France, il renonce à le publier. Sa publication sera
étalée sur 30 ans, entre 1938 et 1968.
L'IMAGINATION SAHARIENNE
En 1931, le lieutenant d’Auligny est en
garnison en France. Sa mère, fille de
général, le fait affecter au Maroc, pour qu'il y gagne du galon ou la croix. L’officier d’Auligny
s'intéresse peu d'abord à l’aspect mythologico-idéologique de la colonisation
nord-africaine. Mais il s’éprend d’une jeune Bédouine du Sahara marocain et se
met à penser aux méfaits de la colonisation. Enfin, il se fait porter malade
pour éviter une campagne militaire contre la résistance patriotique locale.
(…) Depuis sept semaines qu'il était dans le Sud, jamais l'idée
lui était venue de regarder le coucher du soleil, autrement que d'un regard
distrait, et lorsqu'il trouvait ce phénomène sous les yeux. Mais, ici, il était
dans l'état d'esprit du Parisien qui ne verra même pas le ciel, s'il s'agit du
ciel de Paris, et s'extasiera à son endroit, s'il passe une journée à la
campagne.
C'était aussi sa première nuit sur la dure,
en plein désert, et il voulait écrire là-dessus à Mme d'Auligny une lettre littéraire,
avec descriptions à la clef. En effet, l'imagination saharienne (mirages,
couchers de soleil, oasis enchantées, réminiscences bibliques, etc) n'est pas
seulement le lyrisme des gens qui ne sont pas poètes. Elle a une arrière-pensée
patriotique qui au début avait échappé à Auligny. L'imagination saharienne (ou
marocaine) peut être synthétisée toute entière dans la comparaison que fit le
général Drude à ses troupes se rembarquant.
En bas, leur dit-il à peu près, vous voyez
la mer bleue ; au-dessus, Casablanca la blanche ; et au-dessus encore
le ciel rouge du couchant : c'est l'image de notre drapeau que vous avez
déployé sur le Maroc. Depuis lors, toute description du Maroc ou du Sahara en
revient toujours à figurer peu ou prou, comme dans l'allocution du brave
général, le drapeau tricolore. L'imagination saharienne travaille à augmenter
la valeur morale de la terre que nous conquérons, et à faire passer plus
aisément les sacrifices de tout genre que nous coûte cette conquête. (...)
Qu'était-ce alors que son petit désir pour
Ram, jusqu'à ce jour ? Le registre change, le ton s'élève. Des sentiments
qui parlaient chez lui en sourdine vont y prendre une voix dominante. Sous
l'influence de son amour pour Ram, ces hommes autour desquels sa sympathie a
toujours tourné, maintenant il les aime. Mais, soulevé par cette grande lame,
il dépasse son éducation, le rôle qu'on lui a confié, son devoir même
peut-être : en cet instant, ces hommes, il les préfère à ses compatriotes.
Mouvements redoutables! Il est entré dans
le jeu social sous les couleurs d'une équipe; on savait exactement ce qu'il
était, ce qu'on devait attendre de lui. Et ne dirait-on pas qu'au beau milieu
de la partie il change de maillot, se met avec l'adversaire! Il a cessé de voir
à travers les idées qu'on lui a apprises, les lunettes qu'on lui a données.
Maintenant il voit avec ses yeux à lui, et il oblique, prend une autre
direction. Où va-t-il ? Dans le même instant où son amour, comme pour
prouver qu'il est bien de l'amour, le rend triste alors qu'il a toutes les
raisons d'être heureux (…), son esprit vole en avant, déjà découvre la terre
inconnue. Avec une témérité naïve, il lui semble qu'il devance ses camarades,
ses chefs, voit des choses qui leur sont cachées, et met la main, en jeune
conquérant, sur une vérité plus vraie que la leur.
HENRY DE MONTHERLAND
La rose
de sable
JEAN-MARIE
GUSTAVE LE CLÉZIO
Jean-Marie Gustave Le
Clézio, signant J. M. G. Le Clézio1, né le 13 avril 1940 à Nice, est un écrivain de langue française, de nationalités française et mauricienne. Il connaît vite le succès avec son premier roman Le Procès-verbal (1963). Jusqu’aux années 1970, ses écrits littéraires portent sur les recherches formelles du
Nouveau Roman. Puis, influencé par
ses origines familiales, ses incessants voyages et son goût pour les cultures amérindiennes, il publie des romans
qui portent sur l’onirisme et le mythe, comme Désert (1980) et Le Chercheur d’or,(), etc. Il est aussi l’auteur d’une quarantaine
d’ouvrages de fiction (romans, contes, nouvelles) et d’essais. Il reçoit le prix Nobel de
littérature en 2008, en tant qu’explorateur d’une humanité au-delà et en dessous de
la civilisation mythico-idéologique régnante.
LE SAHARA
PAYS OÙ LES LOIS DES HOMMES
N’AVAIENT
PAS D’IMPORTANCE
La progression d’une caravane dans le
Sahara marocain du Draa, Tamgrout, Igdi, Aït Atta, Gheris, Tafilalet, les
ksours de l’Atlas, Hank vers Tombouctou. C’est le récit d’une part de Nour du
clan nomade fuyant la colonisation mythico-idéologique chrétienne, vers la
terre de Ma-el-Aïnine, le symbole du pays de la liberté et celui de Lalla
fuyant un pariage forcé à Tanger, aux portes du désert, vers l’exil lointain à
Marseille.
Ils avaient marché
ainsi pendant des mois, des années, peut-être. Ils avaient suivi les routes du
ciel entre les vagues des dunes, les routes qui viennent du Draa, de Tamgrout,
de l'erg Iguidi, ou, plus au Nord, la route des Ait Atta, des Gheris, de
Tafileit, qui rejoignent les grands ksours des contreforts de l'Atlas, ou bien
la route sans fin qui s'enfonce jusqu'au cœur du désert, au-delà du Hank, vers
la grande ville de Tombouctou. Certains étaient morts en route, d'autres
étaient nés, s'étaient mariés. Les bêtes aussi étaient mortes, la gorge ouverte
pour fertiliser les profondeurs de la terre, ou bien frappées par la peste, et
laissées à pourrir sur la terre dure. C'était comme s'il n'y avait pas de noms,
ici, comme s'il n'y avait pas de paroles. Le désert lavait tout dans son vent,
effaçait tout. Les hommes avaient la liberté de l'espace dans leur regard, leur
peau était pareille au métal.
La lumière du soleil éclatait partout. Le
sable ocre, jaune, gris, blanc, le sable léger glissait, montrait le vent. Il
couvrait toutes les traces, tous les os. Il repoussait la lumière, il chassait
l'eau, la vie, loin d'un centre que personne ne pouvait reconnaître. Les hommes
savaient bien que le désert ne voulait pas d'eux : alors ils marchaient sans
s'arrêter, sur les chemins que d'autres pieds avaient déjà parcourus, pour
trouver autre chose. L'eau, elle était dans les «aïun» les yeux, couleur de
ciel, ou bien dans les lits humides des vieux ruisseaux de boue. Mais ce
n'était pas de l'eau pour le plaisir, ni pour le repos. C'était juste la trace
d'une sueur à la surface du désert, le don parcimonieux d'un Dieu sec, le
dernier mouvement de la vie.
Eau lourde arrachée au sable, eau morte
des crevasses, eau alcaline qui donnait la colique, qui faisait vomir. Il
fallait aller encore plus loin, penché un peu en avant, dans la direction
qu'avaient donnée les étoiles.
Mais c'était le seul, le dernier pays libre peut-être, le pays où les
lois des hommes n'avaient plus d'importance. Un pays pour les pierres et pour
le vent, aussi pour les scorpions et pour les gerboises, ceux qui savent se
cacher et s'enfuir quand le soleil brûle et que la nuit gèle.
J.-M.
G. Le Clézio,
Désert,
Ed.
Gallimard. 1980
(4)
LA
FIGURATION GÉO-STRATÉGIQUE
DU SAHARA
MAROCAIN
DANS LES
ROMANS OCCIDENTAUX
1929-2012
DANS :
VENT DE
SABLE, J. KESSEL (Fr.)
TERRE DES
HOMMES, A. DE ST-EXUPÉRY (Fr.)
L’ÉTERNEL
ABÎME, J. KNITTEL (Suis.)
SAHARA,
CIZIA ZYKË (Fr.)
SAHARA,
L. LEANTE (Esp.)
KATIBA,
J. C. RUFIN (Fr.)
PANIQUE À
BAMAKO, G. DE VILLIERS (Fr.)
JOSEPH KESSEL
Joseph Kessel, né le 10 février 1898 à Villa Clara, en Entre Ríos, Argentine, mort le 23 juillet 1979 à Avernes en Val-d'Oise, est un journaliste, reporter et romancier français. Il est le fils de Samuel Kessel, médecin juif lituanien (en Russie impériale). Après avoir son doctorat à Montpellier, il s'embarqua pour
l'Argentine avec son épouse. Infirmier brancardier en 1914, il obtint en
1915 sa licence de lettres et s’engagea, à 17 ans,
au Journal des Débats, service de politique
étrangère et se lia à l’équipe de Pierre Lazareff de Paris-Soir. Correspondant de
guerre en d'Espagne, puis de la drôle de guerre, il rejoignit la Résistance et le réseau Carte, avec Maurice Druon. Il franchit les Pyrénées pour gagner Londres et les Forces françaises du général de Gaulle. À la Libération, il est reporter et assiste
au procès de Nuremberg pour France-Soir. Il voyage en Palestine, le 15 mai 1948, et publia : La Steppe rouge (1922), L'Équipage (1923), Vent de
sable (1929), etc. Il est reçu à l’Académie française, en 1962, au fauteuil du duc de La Force.
CAPTURÉS
AU SAHARA PAR
DES
R’GUIBAT
Écrit à la suite du voyage de l’auteur
sur la ligne Toulouse- Casablanca-Dakar avec Émile Lecrivain, ouverte en 1925,
qui eut pour étapes Casablanca, Agadir, le Fort Juby, le pénitencier militaire,
la Villa Cisneros et sa garnison espagnole. C’est pour eux un objectif géostratégique
religieux au péril de leur vie.
Ecoutons Joseph Kessel qui relate ces
histoires dans "Vent de sable", l'histoire de son vol vers le Sénégal
comme journaliste à bord des avions de la Ligne." Or, le 2 Mars 1927,
l'hydravion uruguayen piloté par le commandant Larre-Borges, qui tentait le
raid transatlantique avec trois hommes à bord, tomba en mer à une centaine de
kilomètres de Cap Juby. Cet accident suscita dans le monde entier une angoisse
profonde. D'abord le sort de l'équipage demeura complètement inconnu. Puis on
apprit qu'il avait pu gagner la côte et avait été fait prisonnier par les
Maures.
Le 5 Mars, Mermoz découvre ce qui restait
de l'hydravion et signale aussitôt sa position. Les pilotes Riguelle et
Guillaumet se posent près de la carcasse et recueillent les renseignements
auprès des Maures. Le 8, les pilotes Reine et Antoine vont déposer près des
ravisseurs des Uruguayens, les émissaires du gouvernement espagnol, et
s'envolent sous une grêle de balles. Le 10, les mêmes pilotes viennent prendre
l'équipage uruguayen racheté et le ramènent au Cap Juby. Cela se passait
trois mois après le meurtre de Gourp, Erable et Pintado, dans la même région,
avec les mêmes fanatiques.
Il y eut encore des pannes, encore des
captivités. Elles furent assez bénignes. Jusqu'à cette aube de Juin 1928 où
l'avion qui portait le pilote Marcel Reine, l'ingénieur Edouard Serre et
l'interprète marocain Abdallah vint heurter dans la brume une haute dune du Rio
de Oro, Sahara espagnol. Sortis indemnes de l'appareil inutilisable, les trois
hommes furent presque aussitôt capturés par des R'Guibat. Ces nomades et
guerriers maures appartenaient à une tribu particulièrement farouche et avide.
Les messagers qui se présentèrent de leur part au fort le plus proche exigèrent
pour leurs deux captifs une rançon démesurée. Les pourparlers durèrent quatre
mois.
Pendant ce temps, Reine et Serre vécurent
en esclaves des chameliers à la peau bleue. La faim, la soif, la chaleur
torride, la vermine, les coups, les marches épuisantes, les mains et les jambes
couvertes de plaies, ils connurent tous les tourments que pouvait infliger un
sol, un climat et des maîtres également impitoyables. En France, leurs noms
étaient devenus célèbres. On suivait leur aventure au jour le jour avec
angoisse et passion.
Quand ils furent enfin libérés, on les
accueillit, on les fêta comme des triomphateurs. Puis on pensa à autre chose.
JOSEPH
KESSEL
Vent de sable,
Ed. du Panthéon, 1929
ANTOINE
DE SAINT-EXUPÉRY
Antoine Marie Jean-Baptiste Roger de
Saint-Exupéry, né le 29 juin 1900, à Lyon et disparu en vol, le 31 juillet 1944 en mer, au large de
Marseille. Issu d’une famille de la noblesse française, il a eu une enfance
heureuse malgré la mort de son père. Peu brillant, il obtient son baccalauréat
en 1917 et, après un échec à l'École navale, il s'oriente vers les beaux-arts et l'architecture. Pilote
lors de son service militaire en 1921, à Strasbourg, il est
engagé en 1926 par la compagnie Latécoère (future Aéropostale) pour transporter le courrier de Toulouse au Sénégal avant de rejoindre l'Amérique du Sud en 1929. Il publie, s’en ses premiers romans : Courrier sud (1929) et surtout Vol de nuit (1931), qui rencontre un grand succès. Dès 1932, son employeur en
difficulté, il s’adonne à l’écriture et au journalisme. Il entreprend de grands reportages au Viêt Nam en 1934, à Moscou en 1935, en Espagne en 1936, qui nourriront sa réflexion géostratégique sur les valeurs
humanistes qu'il développe dans Terre des hommes (1939).
SI NOUS
RETROUVIONS CISNEROS
L’auteur est nommé
pilote de ligne assurant le courrier entre Toulouse et Dakar. Il fait ici le
récit géostratégique d’un accident de vol, en compagnie de son navigateur André
Prévot dans le Sahara marocain.
Nous n’étions plus certains de rejoindre
la côte, car l’essence manquerait peut-être. Mais, la côte une fois rejointe,
il nous eût fallu retrouver l’escale. Or, c’était l’heure du coucher de la
lune. Sans renseignements angulaires, déjà sourds, nous devenions peu à peu
aveugles. La lune achevait de s’éteindre, comme une braise pâle, dans une brume
semblable à un banc de neige. Le ciel, au-dessus de nous, à son tour se
couvrait de nuages, et nous naviguions désormais entre ces nuages et cette
brume, dans un monde vidé de toute lumière et de toute substance. Les escales
qui nous répondaient renonçaient à nous renseigner sur nous-mêmes : «Pas de
relèvements...Pas de relèvements... », car notre voix leur parvenait de partout
et de nulle part.
Et brusquement, quand nous désespérions
déjà, un point brillant se démasqua sur l’horizon, à l’avant gauche. Je
ressentis une joie tumultueuse, Néri se pencha vers moi et je l’entendis qui
chantait ! Ce ne pouvait être que l’escale, ce ne pouvait être que son phare,
car le Sahara, la nuit, s’éteint tout entier et forme un grand territoire mort.
La lumière cependant scintilla un peu, puis s’éteignit. Nous avions mis le cap
sur une étoile, visible à son coucher, et pour quelques minutes
seulement, à l’horizon, entre la couche de brume et les nuages. Alors nous
vîmes se lever d’autres lumières, et nous mettions, avec une sourde espérance,
le cap sur chacune d’elles tour à tour. Et quand le feu se prolongeait, nous
tentions l’expérience vitale : « Feu en
vue, ordonnait Néri à l’escale de Cisneros, éteignez votre phare et rallumez
trois fois. » Cisneros éteignait et rallumait son phare, mais la lumière dure,
que nous surveillions, ne clignait pas, incorruptible étoile.
Malgré l’essence qui s’épuisait, nous
mordions, chaque fois, aux hameçons
d’or, c’était, chaque fois, la vraie lumière d’un phare, c’était, chaque fois,
l’escale et la vie, puis il nous fallait changer d’étoile. Dès lors, nous nous
sentîmes perdus dans l’espace
interplanétaire, parmi cent planètes inaccessibles, à la recherche de la
seule planète véritable, de la nôtre, de celle qui, seule, contenait nos
paysages familiers, nos maisons amies, nos tendresses. De celle qui, seule,
contenait... Je vous dirai l’image qui m’apparut, et qui vous semblera
peut-être puérile. Mais au cœur du danger on conserve des soucis d’homme, et
j’avais soif, et j’avais faim. Si nous retrouvions Cisneros, nous poursuivrions
le voyage, une fois achevé le plein d’essence, et atterririons à
Casablanca, dans la fraîcheur du petit jour. Fini le travail ! Néri et moi
descendrions en ville.».
ANTOINE
DE SAINT-EXUPÉRY
Terre des
hommes,
Ed.
Gallimard, 1939
JOHN
KNITTEL
John Knittel est un écrivain suisse, né le
24 mars 1891 à Dharwad (Inde), mort 26 avril 1970 à Maienfeld, canton des
Grisons. Fils d'un père pasteur missionnaire aux Indes originaire du
Wurtemberg, il fait ses études en Suisse où sa famille s'installe en 1896. Il
devient médecin, et publie son premier roman en 1919 en langue anglaise. En
1922 il devient directeur d'un théâtre à Londres. Beaucoup de ses œuvres,
lorsqu'elles n'ont pas la Suisse pour cadre : Thérèse Étienne, Via Mala,
sont inspirées de ses nombreux voyages dans les pays du pourtour méditerranéen :
Italie, Égypte, Maroc, etc. C'est Via Mala (1939) qui lui acquiert de la
part du grand public un succès qui ne se démentira plus. John Knittel est mort
en avril 1970 à Maienfeld, canton des Grisons (Suisse). Il écrivit
Le docteur Ibrahim (1959), L’éternel Abîme (1974), etc.
LE ROUX L’ENNEMI
TENACE
DES
FRANÇAIS ET DES ESPAGNOLS
C’est l’histoire d’Abd- el-Kader, homonyme
d’Abd- el-Kader, vaincu en Algérie en 1847. Toutefois, entre d’Abd- el-Kader,
dit le Roux a vu l’instauration du Protectorat français au Maroc, le
soulèvement du Rif par d’Abd- el-Krim, en 1924 et sa défaite face à la
coalition militaire franco-espagnole, en 1926. Il symbolise la lutte
géostratégique des Marocains pour la liberté, à travers l’épisode de la capture
au Sahara marocain du général Sonloup et de sa fille, prise d’otages en vue
d’obtenir une rançon pour continuer la lutte.
"Le Roux", homme intrépide, était
enveloppé d'un voile de mystère. Nul Européen n'avait pu l'approcher. Il était
l'ennemi le plus tenace des Français et des Espagnols.
On savait qu'il avait adhéré au parti de
Mohammed Ben-Abd-el-Krim-el-Khatabi et qu'il avait réuni autour de lui, après
la défaite d'Abd-el-Krim, un grand nombre de partisans, Berbères et Arabes. Au
demeurant, on ne savait presque rien de sa personne...
Un escadron du 5ème régiment de chasseurs
d'Afrique était en marche. Ayant quitté Bordj-Oued-Kjardès l'aube, il entra à
l"heure de midi dans l'unique rue du petit village de Mreier.
Ce village se trouvait sur la route
militaire qui ondule de l'Atlas du Maghreb vers la plaine, tel un long serpent gris
déroulant de larges courbes vers l'horizon du sud [v. le Sahara marocain] pour
se perdre enfin dans le bassin sans limites du Sahara.
JOHN
KNITTEL
L’éternel abîme,
Ed. L.G.F., 1974
CIZIA
ZYKË
Cizia Zykë, né Jean-Charles Zykë, est un écrivain
aventurier français, né en 1949, au Maroc, il est mort à Bordeaux, le 27 septembre 2011. Fils d'un légionnaire français d’origine albanaise et d’une mère grecque, Cizia Zykë passe son enfance à Taroudant, dans le sud du Maroc saharien. Sa famille
s’installe à Bordeaux, lorsque le Maroc obtient son indépendance, en 1956. Amateur de
drogues, il se rend souvent à Amsterdam, pendant cette période-là, pour se procurer des stupéfiants.
Après deux overdoses d’héroïne, il décide de partir pour au Sahara marocain, en Afrique du Nord, où il finit par organiser un commerce extrêmement lucratif de
véhicules d’occasion. Zykë meurt à Bordeaux d'une crise cardiaque, le 27
septembre 2011. De ses romans autobiographiques, il faut citer : Oro
(1985), Sahara (1986), etc.
LE
COMMERCE DES DONS DE L’U.N.I.C.E.F.
ET DES
O.N.G.
À contrario de la géostratégie incarnée par les dons de
l’U.N.I.CE.F. et des O.N.G. humanitaires internationales, ceux-ci sont
commercialisés au sud du Sahara marocain, entre l’Algérie et le Sahel, et ce conjointement
avec l’esclavage des filles et des
femmes fuyant et cherchant aide et refuge
dans les pays voisins, contre
l’insécurité qui sévit dans la région et sont alors vendues aux harems des nouveaux riches locaux.
Quinze jours pour descendre et traverser le
désert [le Sahara], une semaine à dix jours pour vendre, la fête ici, la fête à
Bordeaux, et ils recommencent le circuit.
« Et la traversée ?
- Le désert ? C’est tranquille. Du
billard ! »
Il ne résiste pas à la tentation de me
raconter le voyage du curé espagnol qu’ils ont ramassé la dernière fois dans le
Sud algérien.
Il était en panne. On lui a dit :
« Mon père, monter avec nous. El lui nous a dit, ‘merci’ » (…).
Tôt ce matin, je suis allé faire un tour.
Niamey est une ville moite et bruyante. Les heures de la matinée sont celles où
l’activité des rues est la plus désordonnée, surtout dans le quartier du grand
marché, débordant d’allées et venues, véritable labyrinthe de toits de paille
et de couleurs criardes.
La plupart des Africains sont commerçants.
Les moins favorisés sont assis dans la rue devant une natte où se trouve leur
unique marchandise : une mangue, trois cacahuètes, ou une paire de vieux
boulons. Ceux-là ne réussissent pas. Les autres, gros poussahs noirs dégoulinant
de graisse, sont plus prospères. Ils doivent leur succès commercial à
l’excellent label U.N.I.C.E.F. ils réalisent de très bonnes marges puisqu’ils
vendent des cadeaux.
Je pensai pourtant être dénué de scrupules,
mais en Afrique, je suis battu. Des cartons d’emballage portent encore le nom
de ces organismes humanitaires. Certaines âmes charitables seraient sans doute
surprises de savoir que leurs dons ne nervent qu’à engraisser quelques
salopards locaux.
Mais
ils ont fait mieux, ils ont vendus aux enchères des centaines de filles et de
femmes de la tribu des Tamacheks. Fuyant le Sahel, elles venaient chercher de
l’aide ici, où à partir d’un certain seuil de richesse, il est d’usage d’avoir
un harem… Il (Alain) m’explique
qu’il avait déjà tenté deux fois de traverser le désert, mais que, par
trouille, il avait flanché devant le Sud algérien. Cette fois-ci, il a réussi,
encouragé par la présence à ses côtés, des Bordelais (…).
Le lendemain, les Bordelais sont repartis
pour l’Europe. Je serre longuement la main du Ministre des Affaires d’Occasion
qui sait que je vais réapparaître. Je lui fais cadeau du siège passager de la
Méhari du Pâtissier que j’ai viré, afin de pouvoir voyager à l’arrière,
confortablement, jambes allongées. Miguel s’est installé à côté de moi.
On est reparti vers le Sud.
CIZIA
ZYKË
Sahara,
Ed.
Hachette, 1986
LUIS
LEANTE
Elle dort le matin,
l’après-midi, elle dort presque tout le temps. Puis elle a des insomnies
pendant une grande partie de la nuit, un état de veille irrégulière où les
moments de lucidité passagère alternent avec ceux de délire ou d’abandon,
souvent d’inconscience. Jour après jour, depuis des semaines. Aucune frontière
dans le cours du temps. Quand elle parvient à rester éveillée quelques
instants, elle tente d’ouvrir les yeux
avant de retomber dans le vertige du sommeil, un sommeil si profond qu’elle
peine à en émerger.
L’IMAGE
DU SCORPION AU-DELÀ
DU
CAUCHEMARD
Une femme espagnole quinquagénaire Montse
s’éveille dans un hôpital en un lieu
stratégique perdu entre le Maroc et l’Algérie. Une infirmière veille
constamment sur elle. Quelques mois plus tôt, le médecin Montsera Cambra
découvre dans les affaires d’une Algérienne la photo, datée en 1976, de
Santiago San Roman, son premier amour. Elle le croyait alors exécuté, en 1975,
pour collaboration avec le Polisario. Elle part à sa recherche dans les camps
de Tindouf. Mais en chemin, elle se fait piquer par un scorpion.
Depuis des jours, lors de ses rares moments
de lucidité, elle distingue des voix étrangères. Lointaines, comme si elles
provenaient d’une autre pièce ou du tréfonds de son sommeil. Elle les entend
parfois près d’elle, toutes proches. Elle n’en est pas sûre, mais il lui semble
que les inconnus parlent en arabe, en
chuchotant. Elle ne comprend rien à ce qu’ils disent, mais le son de
leurs voix, loin de l’inquiéter, la réconforte. Elle a du mal à réfléchir,
beaucoup de mal. Si elle fait un effort pour vérifier où elle se trouve, elle
ressent une grande fatigue et plonge en une seconde dans le sommeil redouté.
Elle lutte pour ne pas s’endormir, car elle souffre d’hallucinations.
Elle est sans cesse assaillie par la même
image : le cauchemar du scorpion. Même éveillée, elle redoute d’ouvrir les yeux
au cas où l’arachnide ait survécu au sommeil. Mais elle a beau essayer, ses
paupières demeurent lourdement scellées. La première fois qu’elle ouvre les
yeux, elle ne parvient pas à voir quoi que ce soit. La lumière de la chambre
l’éblouit et l’aveugle, comme si elle était restée dans un cachot pendant des
jours. Ses paupières cèdent à nouveau sous le poids. Mais maintenant, pour la
première fois, elle est capable de distinguer la réalité du rêve.
— Skifak ? Esmak ? demande quelqu’un tout
bas.
C’est une voix de femme qui lui parle avec
une grande douceur. Même si elle ne comprend pas ses paroles, le ton lui semble
agréable. Elle reconnaît la voix qu’elle a entendue ces derniers jours ou ces
dernières semaines, quelquefois tout près de son oreille ou plus loin, comme
dans la pièce contiguë. Elle n’a pas la force de lui répondre. Même consciente,
elle ne peut chasser de sa tête l’image du scorpion, qui surgit au-delà du
cauchemar. Elle a même l’impression de sentir sa carapace et ses pattes
remonter le long de son mollet. Elle fait un effort pour se convaincre que ce
n’est pas réel. Elle tente de bouger, malgré sa faiblesse.
Pourtant, la piqûre avait été sèche et
brève, comme celle d’une aiguille. Sans les cris de cette femme qui l’avait
prévenue, « Siñorita, siñorita ! Toi, attention, siñorita ! », elle ne l’aurait
même pas vu. Elle s’était retournée pour regarder au moment où elle passait le
bras dans le burnous.
C’est alors qu’elle avait vu le scorpion
pris dans la doublure et qu’elle avait compris qui venait de la piquer. Elle
avait dû se couvrir la bouche pour ne pas crier, mais elle avait fini par
imiter la voix des femmes qui, assises ou à genoux, la regardaient, horrifiées.
Elle ne se souvient jamais de sa dernière position. Elle se réveille tantôt sur
le dos, tantôt sur le ventre. C’est à cela qu’elle comprend que quelqu’un la
retourne pour lui éviter des escarres. La première chose qu’elle voit, ce sont
les ombres des écailles au plafond (….).
La femme a froid pour la première
fois. Elle tend l’oreille pour reconnaître un son familier. C’est inutile, on
n’entend rien. Elle veut parler, appeler à l’aide, mais elle est incapable de
prononcer des mots. Elle use ses dernières forces à attirer l’attention de qui
pourrait l’entendre.
Soudain la porte s’ouvre et le visage d’une
autre femme qu’elle n’a jamais vue apparaît. Elle ne tarde pas à comprendre
qu’il s’agit d’un médecin ou d’une infirmière. La melfa aux couleurs vives la
recouvre de la tête aux pieds. Par-dessus, elle porte une blouse verte
boutonnée jusqu’en haut.
En la voyant réveillée, l’infirmière
pousse un léger cri et met quelques instants à réagir.
— Skifak ? Skifak ? lui demande-t-elle
précipitamment.
Bien qu’elle ne
comprenne pas ce qu’on lui dit, elle suppose que cette femme lui demande
comment elle se sent. Mais elle ne peut activer le moindre muscle de sa gorge
pour lui répondre. Elle la suit d’un mouvement des yeux, essayant de
reconnaître les traits de cette jeune fille sous la melfa.
L’infirmière quitte la pièce en criant et
ne tarde pas à revenir accompagnée d’un homme et d’une femme. Ils parlent entre
eux avec précipitation, sans toutefois élever la voix. Ils portent tous les trois
une blouse. Les femmes, par-dessus la melfa. L’homme lui prend le bras et
cherche le pouls à son poignet. Il demande aux deux femmes de se taire. Il
soulève les paupières de la patiente et examine méticuleusement ses pupilles.
Il l’ausculte avec son stéthoscope.
La
femme sent le contact du métal sur sa poitrine comme une torche. Le visage du
médecin reflète la perplexité. Après avoir quitté la pièce, l’infirmière
revient avec un verre d’eau. Les deux femmes tentent de relever la patiente et
lui donnent à boire. Ses lèvres s’entrouvrent à peine. L’eau s’échappe par les
commissures et lui coule dans le cou. En la recouchant, elles voient le regard
vide de la malade qui sombre dans un profond sommeil, état dans lequel elle se
trouve depuis quatre semaines environ, quand on la leur a amenée ici, en la
croyant morte.
LUIS LEANTE
Sahara,
Ed. Robert Laffont, 2010
JEAN
CHRISTOPHE RUFIN
Médecin, historien, écrivain, et diplomate français, Jean-Christophe
Rufin est né à Bourges, dans le Cher, le 28 juin 1952. En 2008, Il a été
élu le plus jeune membre, à l'Académie française, au fauteuil de
l'écrivain Henri Troyat en 2008. Ex-président d'Action contre la faim, il a été ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie. Médecin, il est l'un
des pionniers de MSF, en compagnie de Bernard Kouchner et de Claude Malhuret. Il a dirigé de nombreuses missions en Afrique de l'Est et en Amérique latine. Président de ACF, en 2002, il la quitte,
en 2006, pour se consacrer à l'écriture et reste président d'honneur de cette
ONG. En 2008, il participe avec les agents de la DGSE à la traque des fuyards
d'Al-Qaïda après l'assassinat de touristes français en Mauritanie. Ses romans, s'apparentent à des récits de voyage, et d'anticipation.
Il reçoit de nombreux prix dont le Goncourt en 2001 pour Rouge Brésil (), Katiba (2010), etc.
TROIS
ITALIENS AU SAHARA
Sur les routes de Mauritanie, on ne risque
pas trop de se tromper de chemin. La ligne de l’asphalte, violette sous le
soleil, est droite sur des dizaines de kilomètres. Elle sépare des steppes
minérales sur lesquelles on aperçoit de temps en temps une chèvre ou un gamin.
Le vent promène des flaques de sable sur la chaussée. Par endroits, des aires
de dégagement se forment sur les bords de la route, encombrées d’épaves de
camions, de traces de feu, d’ossements blanchis.
Le malade guettait ces haltes.
Avec ses dix-huit ans, le gamin faisait la
fierté de Rimini, sa ville natale. Champion d’Italie de saut en longueur, il avait
une carrure d’athlète, les cheveux coupés ras, le regard bleu. Pourtant, à
partir de la frontière marocaine, la dysenterie l’avait anéanti et il n’avait
plus quitté la banquette arrière. Tous les dix kilomètres, il suppliait son
cousin Luigi d’arrêter la voiture, pour se vider sur le bas-côté.
Le père du malade,
chef de l’expédition, cinq traversées du Sahara à son actif, faisait équipe
avec son frère Carlo dans une autre voiture. Ils avaient failli plusieurs fois
perdre de vue le break des deux cousins. Ils les avaient finalement fait passer
devant. Un nouveau spasme arracha un gémissement au malade.
Il se redressa, pitoyable, et repéra
avec soulagement une zone le long de laquelle le talus de sable qui bordait la
route avait disparu.
- Là, Luigi, maintenant. Je t’en prie !
Le conducteur tourna le volant brutalement
et vira vers le désert. La voiture s’y engagea en soulevant la poussière. Un
nuage l’enveloppa et pénétra par les vitres ouvertes. Le malade glissa dehors
et disparut. Luigi entendit le 4 × 4 de son oncle s’arrêter derrière lui.
Luigi fixait la bouillie de sable qui se
déposait en couche fine sur les vitres. Il découvrit alors qu’une autre voiture
s’était garée devant la sienne. Elle émergeait lentement de la poussière. C’était
une Renault hors d’âge, un ancien taxi, cabossé, repeint plusieurs fois de
couleurs différentes, le pare-brise étoilé de chocs. Elle était occupée par
trois hommes. Ils ne descendaient pas (…).
Luigi avait la vue brouillée. Il passa sa
manche retroussée sur ses yeux. Les détails lui apparurent dans le désordre.
D’abord un visage très jeune de Maure blanc, barbe et moustache naissantes,
cheveux crépus coupés ras. Les autres avaient des traits africains et la peau
très noire. Leurs vêtements étaient dépareillés. Deux étaient habillés à
l’européenne : jeans, chemise à manches courtes. Le Maure était en boubou bleu,
les manches relevées. Luigi remarqua la mitraillette en dernier.
Il sauta hors de
l’habitacle. L’homme qui portait la tenue traditionnelle pointa l’arme vers
lui.
- Pas bouger !
… L’oncle de Luigi avait rejoint son frère
et son fils. Ils étaient maintenant tous les quatre alignés, le malade par
terre, à quatre pattes. Le Maure en boubou bleu les tenait en joue avec sa
mitraillette. Ses yeux allaient rapidement de l’un à l’autre. Il avait l’air
d’hésiter (…).
Le jeune homme qui devait être le chef
s’avança vers Carlo. Il avait quelque chose à la main qu’on distinguait mal.
C’étaient deux bouts de fil électrique gainés de plastique. Il s’approcha de
Carlo en les brandissant. Il parvenait à peine à dissimuler sa peur. Par
contraste, les Italiens paraissaient calmes. Le malade, toujours au sol,
secouait la tête doucement, comme un boxeur groggy.
- Vous, grommela le garçon qui tenait les
fils électriques. Montez !
Il s’adressait à Carlo. Dans son français
rudimentaire, le jeune homme n’exprimait pas ce qu’il voulait vraiment dire. Il
s’attendait à ce que Carlo lui présente ses poignets pour les attacher. «
Montez », comprit Luigi, veut dire « Montez les mains, levez-les, tenez-les en
l’air pour que je les attache »…
Et ce fut le quiproquo, l’absurde
malentendu des moments d’extrême tension. Il se dirigea vers sa propre voiture, pensant que c’était là
que le Maure lui demandait de « monter ».
Le chef des assaillants cria quelque chose
en arabe. Il croyait que l’Italien allait s’enfuir. L’homme qui tenait la
mitraillette lâcha une rafale. Carlo tomba en avant. Son frère et Luigi firent
un pas vers lui. Une deuxième salve les faucha en pleine poitrine.
Le malade se releva, subitement guéri par la
colère. Le bruit d’un autre camion, porté par le vent, emplit le silence.
Alors, le Maure tira une dernière fois.
Les trois hommes coururent jusqu’à leur
voiture et reprirent à vive allure la route goudronnée.
JEAN
CHRISTOPHE RUFIN
Katiba,
Ed.
Flammarion, 2010
GÉRARD
DE VILLIERS
Gérard de Villiers écrivain, journaliste, éditeur français, est né à Paris le 8 décembre 1929 et y est mort d’un cancer du pancréas, le 31 octobre 2013. Il est le fils de Jacques Boularan, dramaturge sous le
pseudonyme de Jacques Deval, et de
Valentine Adam de Villiers, issu des Adam de Villiers, bourgeois, d'apparence noble de La Réunion. Lauréat de l'IEP et de l'ESJ de Paris, ex-officier de la guerre d'Algérie [v. au
Sahara], il travaille à Minute, Rivarol, Paris-Presse, France-Dimanche et au site Atlantico. En 1965, il écrit des romans
d'espionnage, dont Panique à Bamako (2012), etc., avec pour héros : Son
Altesse le prince Malko Linge, alias
S.A.S. De Villiers se décrit comme homme de la droite libérale, anti-communiste, anti-islamiste, anti-communiste,
antisocialiste, et déclare être accusé, à tort, de racisme. En août 2013, le magazine du Monde consacre sa
couverture à l'auteur de S.A.S. et révèle que Gérard de Villiers a travaillé
pour le SDECE qui l’utilisait pour faire de la
désinformation.
STOPPER
LES ISLAMISTES EN ROUTE
POUR
BAMAKO
Après la
réconciliation suite à l’élection à la présidence du Mali de Brahim Boubaker,
successeur de Toumani Toré, déposé par le putch militaire, en 2012-2013, des
groupes islamistes viennent de s’emparer de tout le nord du pays, non loin du
sud du Sahara marocain, la situation est désespérée. De Tombouctou à Gao, les
assaillants sont seulement à quinze heures de piste de la capitale du Mali,
Bamako. La CIA se mobilise d’un point de vue géostratégique pour les stopper.
…La boîte était presque vide: depuis le coup
d’État du 22 mars fomenté par le capitaine Amadou Haya Sanogo, officier des
«Bérets verts » de l’armée malienne, Bamako s’était vidée comme un évier de la
plupart de ses toubabs et ceux qui étaient restés sortaient moins. Les Maliens
n’étaient pas des sanguinaires. Peuple commerçant, pratiquant un islam
africanisé, c’est-à-dire extrêmement modéré, ils n’aimaient pas la violence.
Le vieux président ATT chassé du pouvoir,
après quelques combats dans le centre de la ville, pour la possession de
l’immeuble de la radiotélévision et des heurts à l’aéroport, un calme précaire
était revenu dans Bamako, surveillé avec inquiétude par la CDAO.
Le capitaine Sanogo s’était retrouvé tout
seul, avec sa Révolution sur les bras et, pour tout arranger, la débâcle de
l’armée malienne chassée des grandes villes du nord du pays: Tombouctou, Gao,
Kidal, par une coalition improbable de Touaregs de la « Légion islamique » du
colonel Kadhafi, revenus de Libye armés jusqu’aux dents, et d’islamistes
fanatiques, agglutinés en plusieurs mouvements, sous la houlette de l’AQMI.
Ceux-ci avaient égorgé sauvagement les
quelques soldats maliens qui n’avaient pas couru assez vite vers le Sud,
abandonnant leurs armes et matériel, puis s’étaient installés dans l’Azawad, la
zone désertique [le Sahara] du Mali remontant jusqu’à l’Algérie, qui
représentait 80 % de la surface du pays. Proclamant, sous les étendards noirs
brodés de sourates du Coran, un califat pur et dur, semblable au régime des
Talibans.
Allant jusqu’à « chicoter » les enfants qui
osaient encore jouer avec des « playstation», réputées instruments du Diable.
Saccageant les bars et les restaurants, interdisant l’alcool et forçant les
femmes à se voiler.
Certes, ils n’étaient encore qu’à huit cents
kilomètres de Bamako, la capitale du Mali, allongée paresseusement au bord du
Niger, mais il n’y avait rien pour les arrêter. Désormais, une police islamique
féroce veillait sur la morale. Un couple ayant eu des relations (…) hors
mariage avait été fouetté en public à Tombouctou, sous le regard effaré et
terrifié de la population.
Alors, Bamako, calme en apparence, vivait
au ralenti, la majorité des Blancs ayant fui. Les restaurants étaient vides.
L’Hôtel de l’Amitié, 200 chambres en plein centre, avait dû fermer, faute de
clients, envoyant les deux seuls qui lui restaient au «El Farouk », planté au
bord du fleuve, juste à l’ouest du Pont des Martyrs.
En ce samedi, la vie nocturne avait repris
un peu dans les quelques discothèques encore ouvertes (…). Normalement, il aurait dû se trouver
devant sa télé, dans son petit cottage niché au fond des bois, à Mac Lean, en
Virginie. Heureux retraité après trente-cinq ans de bons et loyaux services à
la Central Intelligence Agency, qui l’avait recruté à la sortie de
l’Université. D’abord analyste, puis officier traitant et enfin, chef de
Station, il avait été affecté un peu partout dans le monde, en Irak, au Zaïre,
au Pakistan, dans tous les points chauds. Divorcé, sans enfant, il s’était
laissé pousser la barbe et s’était mis à boire un peu plus que modérément...
Retraite
qui n’avait duré que quatre mois.
En effet, la CIA cherchait un OT
expérimenté pour le nommer à Bamako, au Mali.
N’en trouvant pas! (…)
Tout le monde s’était défilé; la CIA, qui
comptait de moins en moins de héros, avait fait appel à lui, lui proposant un
contrat CDD de deux ans, avec des émoluments agréables. Élément qu’elle
n’aurait pas pu proposer à un OT en activité.
Ted Shackley avait signé des deux mains:
il commençait à s’ennuyer au fond des bois (…).
Avec son crâne rasé, ses épaules de
Superman, ses traits brutaux et ses pectoraux monstrueux, Joe Kovarski faisait
peur. C’est ce qu’il fallait pour être admis dans les « Spécial Forces »
américaines. Cent quatre-vingt dix centimètres de muscles. (…).
Pour les deux membres des «Special Forces
», c’était une récréation inespérée. Venus pour entraîner l’armée malienne, ils
se retrouvaient au chômage, celle-ci s’étant évaporée dans les sables du
désert [du Sahara].
Défaite par les quelques centaines de
combattants de la rébellion islamo-touareg. La plupart des « Spécial Forces »
s’étaient repliés sur une base au Burkina-Fasso, ne laissant à Bamako qu’une
poignée d’entre eux. Joe Kovarski et Dave Nichols se contentaient désormais
d’escorter l’ambassadrice américaine, lorsqu’elle se hasardait en ville, et de
servir d’officiers de sécurité à Ted Shackley, les membres de la CIA n’ayant
pas le droit de sortir seuls, la nuit tombée (…).
Ted Shackley regarda son chronographe et
lança:
– On va y aller!
Les deux « Spécial Forces » étaient déjà
debout. Le vieil OT de la CIA était leur diamant! Ils l’escortaient souvent
lorsqu’il rendait visite à ses contacts, dans des quartiers excentrés (…).
– On
va sécuriser!
Chacun d’eux portait un petit revolver «
deux pouces » dans un « anckle holster » G.K. dissimulé par leur pantalon de
toile. Dave Nichols le suivit et ils se retrouvèrent tous les quatre dans la
sombre allée de latérite où il y avait encore un peu de vie (…). Après un regard circulaire, Joe Kovarski lança
à son copain :
– Va lui dire que c’est OK. All clear.
Après la clim relative de la boîte, les 38°
humides de la nuit tropicale vous tombaient dessus comme une couverture brûlante.
GÉRARD
DE VILLIERS
Panique
à Bamako,
Ed.
Hachette, 2012
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