LE POUVOIR DE
L’ARGENT DANS LES CONTES
DU MONDE MODERNE
Dans sa définition du conte, Marcel De
Grève énonce: "Du verbe français conter, lui-même
du latin comptare, au deux sens d’ «énumérer » [de l’argent] et
«rapporter» [conter]des événements dans leur succession. Au XVIIIe
siècle, apparaît le verbe compter à côté de conter (…).
‘Conte’ de Noël et non ‘nouvelle’ de Noël, ‘conte’ merveilleux et non ‘nouvelle’
merveilleuse, note René Godenne. Dans la distinction entre les deux genres, les
grands écrivains eux-mêmes, n’ont pas contribué à tracer des frontières nettes:
les «Trois contes» de Flaubert et «Les contes de la bécasse»
de Maupassant intègrent des récits qu’intuitivement on appellerait nouvelles
(…). Mérimée sa «Vénus d’Ille» tantôt «conte» tantôt «nouvelle».
Longtemps, la même incertitude a régné chez les critiques (…). Quels critères
adopter ?" – "Conte / tale", www.ditl.info, pp.1, 2. Pour simplifier, optons ici pour cette
osmose générique du conte. Toutefois, «l’argent» pour Michel Pinçon et Monique
Pinçon-Charlot est aussi pouvoir:
"La
vulgate du sens commun [v. le conte ancien et moderne], affirme que l’argent ne
fait pas le bonheur, mais… qu’il peut y contribuer [le pouvoir traditionnel de
l’argent]. (…) La sociologie des classes dominantes met en évidence les
inégalités de tous ordres qui s’enracinent dans la richesse. (…). Par la mondialisation,
le pouvoir des puissants [v. le pouvoir nouveau de l’argent] se renforce encore "-"L’argent
fait-il le bonheur?
", www.humanite.fr, pp.1, 3. Ainsi pourrait-on
décrypter le « pouvoir de l’argent dans les contes du monde moderne». Nous
étudierons successivement: I) Le pouvoir traditionnel de l’argent dans les
contes du monde ancien, II) Le pouvoir
nouveau de l’argent dans les contes du
monde moderne.
I- Le
pouvoir traditionnel de l’argent dans les contes du monde ancien:
Pour
certains d’entre eux, les contes du monde ancien véhiculent un contenu, en
l’occurrence le pouvoir traditionnel de
l’argent. "Quant
au contenu du «conte populaire», indique M. De Grève, il
peut être varié, comme l’a rappelé René Godenne, dans le D.I.T.L. de 1986
(p.374). Le conte populaire transmet en effet des histoires qui peuvent être
liées à la vie quotidienne [le pouvoir de l’argent], réelle, tels que des tours
de voleurs [crimes lié à l’argent] ou de femmes pour tromper leurs maris, des
histoires de séduction de jeunes filles niaises [la corruption des mœurs par
l’argent], des aventures de sots (le cycle de Jean le Sot en France) [Djiha,
anti-argent prévaricateur, au Maroc et au Maghreb], soit au merveilleux et au
magique." – Op.cit., p.2. Spécifiant la contestation du pouvoir de l’argent dans le
conte oral du monde ancien, Ahmed Boukous signale: "La littérature orale
apparaît alors comme une formule de contestation du pouvoir [notamment d’argent]
et de la morale établis [v. la corruption], c’est dans ce sens qu’elle
constitue une littérature subversive traduisant la tension sociale de toutes
formes (…).
"C’est à ce niveau qu’intervient la dimension
sociologique du conte en mettant en
scène des personnages qui entretiennent
des rapports déterminés dans un contexte socio-économique actualisé, non plus en
tant que manifestation d’une réalité sociale révolue [le monde ancien], ce qui
ferait de la littérature orale une littérature-fossile, mais bien comme une
production collective à travers laquelle la communauté se réalise en se
détachant des modèles traditionnels [le pouvoir traditionnel de l’argent], car
elle n’est pas aussi traditionniste qu’on le croit, et imprime à sa culture la
marque du changement social qu’elle vit, ce changement qu’elle porte et qui
l’emporte [le pouvoir nouveau de l’argent]. "- « LANGAGE
ET CULTURE POPULAIRES AU MAROC », Casablanca, Imp. Dar El Kitab, 1977, p.294.
Aussi aborderons-nous le pouvoir traditionnel de l’argent dans des contes du
monde ancien, tels: «Djiha et l’administration», trad. de l’arabe par J.
Scelles-Millie (Afrique - Maghreb); «Fan Jiangshan et le chef de garnison»,
conte miao anonyme, trad. du chinois; «Le juge Ôoka», conte
anonyme, trad. du japonais (Asie - Océanie); «Les brigand», conte
français d’A. Villiers de L’Isle-Adam (Europe - Amérique). Nous le constaterons
à travers notamment:
A- "«La cupidité d’argent des hommes d’Etat
punie » dans le conte facétieux, marocain et maghrébin
« Djiha et l’administration», traduit de l’arabe par J. Scelles-Millie, in
«Deux grains de grenade, Contes du Maghreb», Paris, Maisonneuve
Larose, 1973":
Ouverts sur le monde ancien, les contes
marocains et maghrébins se perpétuent par les thèmes communs à d’autres civilisations relatifs à la vie économique,
comme ici le pouvoir traditionnel de l’argent. Sur ce point, Ahmed Bouanani rappelle: "Les
contes merveilleux et les contes plaisants [v. le cycle de Djiha] ainsi que les
proverbes et les dictons populaires étaient surtout utilisés dans les études
linguistiques, leur aspect (pour ne pas dire leur valeur) littéraire étant jugé
de moindre importance [sous le Protectorat] (…). Par la méthode comparative,
des folkloristes comme R. Basset, Dermenghem, Laoust, ont tenté de retrouver
toutes les réminiscences des contes et légendes marocains : références aux
sources méditerranéennes du monde gréco-latin, ressemblance plus ou moins
accentuées entre les thèmes [v. le pouvoir traditionnel de l’argent], etc. (…)
C’est le propre de toute tradition réelle vivante d’être continuellement
ouverte aux influences des autres civilisations [le nouveau pouvoir de
l’argent]." - "Pour une étude de la
littérature populaire marocaine",
www.clicnet.swarthmore.edu, p.4. Le conte facétieux de
« Djiha et l’administration», incarne une cruelle vengeance du
héros contre les hommes d’Etat prévaricateurs. C’est la fin burlesque des
extraits suivants de ce conte:
+ "Djiha a toujours eu une vieille
rancune contre l’Administration sous toutes ses formes: cadis, percepteurs,
gendarmes, fonctionnaires et ministres (…).
Aussi
décida-t-il un jour de donner une bonne leçon à ces personnages opulents et
solennels qui semblent n’être créés que pour ennuyer le pauvre monde et
s’enrichir à ses dépens.
Il prit son bourricot et le mena paître le
long d’un ruisseau dont les berges étaient recouvertes de qsel [herbe
diarrhéique].
Lorsque l’âne fut gavé de qsel, il le fit
boire largement (…). Djiha souleva alors délicatement sa queue et introduisit à
son arrière une poignée de Louis d’or.
Après quoi, il prit le bourricot par son
licol et l’amena au centre de la ville. A leur passage devant un grand café
populaire où se pressait une foule d’ouvriers (…), Djiha se mit à donner une
forte bourrade à son âne qui (…) se mit à parsemer la route de large flaques
jaunes au centre desquelles brillaient des Louis d’or (…).
«Bourricot de malheur
[l’entendirent-ils grommeler]! Tu m’as dévoilé! Jamais tu ne m’as fait cela en
public. Tu ne pouvais pas attendre d’arriver à la maison?»
Tous ébahis, quelques bavards qui avaient vu
la scène se précipitèrent pour aller colporter aux autorités (…).
Les honorables personnages tinrent conseil
et se dirent qu’il fallait trouver un moyen pour s’approprier l’âne de Djiha
(…).
Le
ministre des finances se rendit le premier chez Djiha (…).
« Tu pourrais nous le louer?
-
Combien?
- Un million.
- D’accord.»
Le ministre paya sur le champ. Puis il demanda
quels soins particuliers étaient donnés à l’âne (…). Djiha répondit:
Le régime c’est moi qui m’en charge. J’irai
mener l’âne chez vous demain soir. Il n’y a qu’un point délicat (…). Aménagez
au rez-de-chaussée votre salon pour le recevoir (…).
Lorsqu’au petit jour il descendit [de ses
appartements], il ne restait plus une pouce de surface vierge, ni par terre, ni
sur les sofas (…).
Il était effondré. La ruse du compère Djiha
éclata à ses yeux (…).
Après tout, ils avaient le pacte à sept. Il
avait payé sa part. Les autres n’avaient qu’à en faire autant.
Le jour d’après, l’âne fut donc hébergé chez
le Cadi des cadi. Celui-ci paya un million (…). Et ainsi des sept plus hauts
dignitaires du pays (…).
Après
cette prouesse, Djiha trouva prudent de s’éclipser. Il dit à sa mère:
«Va chercher un naâche [un brancard
mortuaire]. Rapporte-le en pleurant et en disant que ton fils est mort (…).
Puis on procéda à l’enterrement [de Djiha muni d’un brasero et de fer à marquer
au rouge les moutons]. (…) Le soir venu, chacun [des notables] à tour de
rôle (…), alla assouvir sa vengeance [en allant faire ses besoins sur sa
tombe]. Chacun des sept notables subit de la même manière l’épreuve du feu (…).
Il [Djiha] résolut de refaire surface (…).
«Ne
niez pas. Je sais que vous étiez les esclaves de mon père [leur dit-il]! Je vais
vous attaquer devant le Roi pour me manquer de respect.» (…). Et le Roi lui
dit:
- …As-tu des preuves de ce que t
avances (…)?
Et le
Roi dut convenir qu’ils étaient tous marqués aux initiales du père de Djiha.
«Ou bien
ils continuent de travailler dans votre Administration et alors j’exige la
moitié de leurs salaires;
«Ou bien
ils refusent. Et alors je les vends [comme esclaves]…»
Les sept notables acceptèrent la première
solution. "(pp.48-54).
Toutefois,
on pourrait constater avec Emmanuel Adler que le pouvoir traditionnel de
l’argent sale de la corruption, comme dans ce conte de Djiha, est assimilé, par
un mépris moral, à l’excrément et à l’esclavage: "La théorie anale de
l’argent, écrit-il, tente de rendre compte de cette équivalence que l’on
retrouve également dans les contes populaires (la poule aux œufs d’or, le
chieur de ducats, etc.)." – "L’or,
l’excrément, la psyché et le sacré ",
www.waternunc.com, p.2.
B- "«Un
pilleur de biens et argent publics châtié » dans le conte
facétieux miao, chinois anonyme «Fan Jiangshan et le chef de garnison »,
in «A la recherche du soleil, Contes populaires chinois», Pékin,
Ed. Langues Etrangères (1981) ":
A
tort, nous semble-t-il, l’écrivain taiwanais Wang Wen-Xing dénigre le conte
traditionnel chinois en objectant péremptoirement: "Mais la littérature
chinoise ancienne ne me semble pas briller par ces récits de fiction. "- "Dilemme", www.vacarme.eu.org, p.1. Le thème du pouvoir de
l’argent détourné par un fonctionnaire corrompu dénie ce jugement trop abrupt dans
ce conte miao, chinois anonyme «Fan Jiangshan et le chef de garnison», paru
dans le recueil «A la recherche du
soleil, Contes populaires chinois», Pékin, Ed. en Langues Etrangères
(1981). A propos du pouvoir corrupteur de l’argent, l’écrivain chinois Xie
Dehui (né en 1946) prône la sagesse ancestrale suivante: "Il n’est pas bon d’avoir
trop peu d’argent, pas bon non plus d’en avoir trop. Car cela peut provoquer
jalousie et convoitise [cupidité déloyale]." - "Xie Dehui ", Pékin, Littérature chinoise,
Trimestre1, 1988, Imp. en R.P.C., p.65. On y raconte facétieusement le
châtiment d’un agent d’autorité pilleur de biens et d’argent publics. Ce dont
rendent compte les extraits que voici:
+ "Il
y avait une fois dans notre province un chef de garnison qui administrait les
greniers militaires [de l’Etat] dits Tuncang. C’était un homme cruel (…).
Alors, il nous forçait à donner toutes les
céréales que nous produisons avec tant de peine. Il en vendait beaucoup en
cachette et s’appropriait l’argent (…).
Une année, comme l’Empereur avait envoyé ses
troupes à la guerre, et qu’il y avait pénurie de vivres pour ses soldats, il
donna l’ordre de réquisitionner tous les grains de Tuncang du Hunan. Quand le Nie Tai [le
Magistrat de la Cour des Qing] reçut l’ordre de l’Empereur, il décida d’aller
immédiatement vérifier tous les greniers de la province. Alors le chef de
garnison se trouva dans un terrible embarras, il avait déjà disposé d’une
grande quantité de riz et il ne savait comment combler le déficit.
Comment faire ? Enfin, à bout de
ressources, il fut obligé d’aller demander des conseils à Fan Jiangshan. Ceci
pour deux raisons: d’abord, parce qu’il ne voulait pas que ses collègues
connaissent son embarras (…), ensuite, parce qu’il avait entendu dire que Fan
Jiangshan était le plus intelligent et le plus audacieux des Miaos et que,
lorsqu’on était dans l’embarras, il trouvait toujours le moyen de vous en tirer
(…).
Fan
Jiangshan lui dit:
- J’ai
bien un moyen, mais je pense qu’il ne vous convient pas.
- Dis
toujours, je verrai.
- Le
propriétaire foncier Long est très riche, pourquoi n’irez-vous pas le voler;
ainsi, vous pourriez racheter la quantité de grain nécessaire, suggéra Fan
Jiangshan.
Le chef
de garnison changea de visage, et prenant un air honnête, il voulut en
remontrer à son interlocuteur:
-
Souviens-toi que je suis un officier supérieur (…), je ne peux pas devenir un
voleur, je ne peux pas tomber si bas (…).
- Tout
le monde dit que vous êtes un officier probe, rétorqua Fan Jiangshan, pourquoi
manque-t-il du riz dans votre grenier?
Le
visage du chef de garnison s’empourpra et il ne sut que répondre.
Fan
Jiangshan fit valoir cet argument:
- Vous
avez l’habitude de voler, alors une fois de plus ou de poins, ça ne compte
pas…!
Ce fut
un coup d’aiguille dans le cœur de l’officier (…), mais il n’osa pas se mettre
en colère (…) parce qu’il savait que s’il l’emmenait en justice, sa faute
serait immédiatement connue de tous. Le Miao serait condamné, tout au plus, à
quelques jours de prison, mais lui, il perdrait son poste, bien pire, il serait
certainement condamné à mort. (…).
- S’il n’y a d’autres
moyens, dit-il, je ferai ce que tu dis, mais (…) je crains de rencontrer
quelqu’un qui me reconnaisse [la nuit]. Comment faire?
- Oh!
C’est facile, dit Fan Jiangshan. Je vous mettrai dans un sac de toile et je
vous porterai sur mon dos jusque là-bas (…).
Il
était minuit quand ils arrivèrent à la porte du propriétaire Long (…).
Fan
Jiangshan continua à le questionner:
- Mon
seigneur, si un homme du peuple vole le bien de l’administration, quelle
condamnation encourt-il? A quelle peine nous condamneriez-vous?
- La peine de mort, bien sûr! répondit
promptement le chef de garnison.
- Et si un fonctionnaire vole le peuple? demanda
alors Fan Jiangshan.
Le
chef de garnison s’impatientait [dans le sac], il ne répondit pas. Il avait
peur (…), Fan Jiangshan lui dit d’une voix
forte:
- Alors,
je vous condamne à mort.
Il [le
chef de garnison] (…) n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche qu’il se sentit
soulevé et jeté par-dessus le mur du propriétaire Long (…).
Tous ses gens [du propriétaire Long] se levèrent, les uns prirent des planches,
les autres des bâtons pour courir sur le voleur (…).
Ils
le frappèrent jusqu’à ce que son sang coulât, ils le frappèrent jusqu’à ce
qu’il n’osât plus dire qu’il était le chef de garnison ou le neveu du
propriétaire Long. Les coups continuèrent de s’abattre sur lui avec violence
jusqu’à ce que mort s’en suive. C’était un châtiment qu’il avait bien mérité." (pp.69-77).
En un
mot, comme dit Jonathan Screek: "L’argent, c’est ce qui fait tourner le monde [v.
les Etats] ou ce qui contribue à détruire nos vies [v. un pilleur de biens et d’argent
publics châtié]?"
C- "«Des
rentiers égoïstes victimes de leur argent» dans le conte français «Les
brigands» d’A. Villiers de L’Isle-Adam (1838-1889),
in «Contes cruels», Paris, Ed. Grands Ecrivains (1987)
":
Selon E. Adler, la théorie freudienne met en
évidence le questionnement moral que soulève le mauvais usage de l’argent. "Elle
[théorie freudienne] met aussi en évidence la dimension archaїque [les contes
anciens], inconsciente du rapport que chacun peut entretenir avec l’argent. De
sorte que l’on peut affirmer que personne n’est parfaitement au clair dans son
rapport à l’argent. Elle manifeste également la dimension sociale de l’argent [le
pouvoir traditionnel], comme un élément de la culture dont l’appréciation peut évoluer dans le
temps et qui rejaillit sur la valorisation des usages qui peuvent en être
faits. Si l’argent en soi n’est pas une mauvaise chose, c’est bien l’usage qui
en est fait qui soulève le questionnement moral." – Op.cit., p.2. Or, le conte «Les
brigands» d’A. Villiers de L’Isle-Adam (1838-1889), paru dans son recueil «Contes
cruels», (1987) ne serait, selon
Paul Larivaille, qu’une adaptation-censure du conte du monde ancien en France. "En
somme, l’adaptation de Perrault adaptation-censure [v. Villiers de L’Isle-Adam]
est aussi, et avant tout peut-être, une censure du conte populaire oral, une
adaptation-censure au niveau de l’expression, mais aussi au niveau des contenus,
morale [v. le pouvoir traditionnel de l’argent], mais aussi nécessairement
idéologique." – "De l’effet Perrault à
l’effet Jules Ferry", Paris, «Le
français aujourd’hui», nº68, décembre 1984, p.11. D’où dans le conte «Contes
cruels». En témoigne cet extrait:
+ "Pibrac,
Nayrac, duo de sous-préfectures jumelles reliées par un chemin vicinal ouvert
sous le régimes des Orléans, chantonnaient (…) un parfait unisson de mœurs,
d’affaires, de manières de voir (…).
Tous
donc vivaient en paix et joie dans ces localités fortunées, lorsqu’en octobre
il arriva que le vieux violoneux de Nayrac, se trouvant à court d’argent,
accosta, sur le grand chemin, le marguillier [membre du conseil de la fabrique
de la paroisse] de Pibrac et, profitant des ombres, lui demanda quelque monnaie
d’un ton péremptoire.
L’homme
des Cloches, en sa panique, n’ayant pas reconnu le violoneux, s’exécuta
gracieusement; mais, de retour à Pibrac, il conta son aventure d’une telle
sorte que, dans les imaginations enfiévrées par le récit, le pauvre vieux
ménétrier de Nayrac apparut comme une bande de brigands affamés infestant le
Midi et désolant le grand chemin par leurs meurtres, leurs incendies et déprédations.
Sagaces,
les bourgeois des deux villes avaient encouragé ces bruits, tant il est vrai
que tout bon propriétaire est porté à exagérer les fautes des personnes qui
font mine d’en vouloir à ses capitaux (…).
La
mi-novembre suivante, dix heures de la nuit sonnant au beffroi [à la tour] de
la Justice de Paix de Nayrac, chacun rentra dans son ménage (...).
- Tu sais,
madame N***, demain, il faut que j’aille, dès patronnette, je pars.
- Ah! mon Dieu!
- C’est
l’époque de la recette : il faut que j’aille, moi-même, chez nos fermiers...
- Tu
n’iras pas.
- Et
pourquoi non?
- Les
brigands.
-
Peuh !... J’en ai vu bien d’autres!
- Tu
n’iras pas !... concluait chaque épouse, comme il sied entre gens qui se
devinent.
- Voyons, mon enfant, voyons… Prévoyant
tes angoisses et pour te rassurer, nous sommes convenus de partir tous
ensemble, avec nos fusils de chasse, dans une grande carriole louée à cet
effet. Nos terres sont circonvoisines et nous reviendrons le soir (…).
Six heures sonnaient: le char-à-bancs se
mit en marche aux mâles accents de La Parisienne, entonnée par les quatorze
propriétaires fonciers qui le remplissaient (…).
La journée
fut bonne.
Les
bourgeois sont de joyeux vivants, ronds en affaires (…).
Chacun
d’eux dîna chez son métayer (…), empocha la sacoche de l’affermage [l’argent]
(…), reprit place, à son tour, dans le char-à-bancs collecteur qui vint les
recueillir, ainsi, de ferme en ferme, -
et, à la brune [au crépuscule], l’on se remit en route pour Nayrac (…).
La nuit
tombait. Les peupliers allongeaient leurs silhouettes noires sur la route, le
vent faisait remuer les haies (…).
Retirés
des affaires, les paisibles rentiers des deux villes se croisaient, tout
bonnement, sur la route en rentrant chez eux (…).
En un seul
instant, leurs chuchotements, dans l’obscurité, les affolèrent au point que,
dans la précipitation tremblante de ceux de Pibrac à se saisir, par contenance,
de leurs armes, la batterie de l’un des fusils ayant accroché le banc, un coup
de feu partit et la balle alla frapper un de ceux de Nayrac en lui brisant, sur
la poitrine, une terrine d’excellent foie gras dont il se servait,
machinalement, comme d’une égide [bouclier].
Ah! ce
coup de feu! (…) Une fusillade nourrie et forcenée commença. L’instinct de
conservation de leurs vies et de leur argent [le pouvoir traditionnel de
l’argent] les aveuglait (…).
Pendant ce
temps, les vrais brigands (c’est-à-dire la demi-douzaine de pauvres diables
coupables, d’avoir dérobé quelques croûtes, quelques morceaux de lards ou
quelques sols [sous], à droite ou à gauche) tremblaient affreusement dans une
caverne éloignée, en entendant (…) le bruit croissant des détonations et les
cris épouvantables des bourgeois (…).
Le dernier
bourgeois survivant, dans sa hâte à recharger son arme brûlante, venait de se
faire sauter lui-même la cervelle, sans le vouloir, par inadvertance.
A la vue
de ce spectacle formidable (…), les brigands, consternés, demeurèrent sans
parole (…).
Tout à coup le chef siffla et, sur un
signe, les lanternes se rapprochèrent en cercle autour du ménétrier.
- (…) Ramassons, bien vite, l’argent de ces
dignes bourgeois! Et gagnons la frontière! Et ne remettons jamais les pieds
dans ce pays!
- (…) ILS VONT PROUVER QUE C’EST NOUS." (pp.1525-158).
Par ces « rentiers égoïstes
victimes de leur argent » et de leurs cruels et fatals mensonges, le conte
de Villiers de L’Isle-Adam stigmatise le pouvoir traditionnel de l’argent, source
d’inégalités, de mensonges, de convoitise, de vol et de violence. "On peut interpréter ces
contes [du monde ancien], écrit M. De Grève, comme des paraboles [crédos socio-économiques
et éthico-politiques du monde pré-modernes]." - Op.cit., p.5.
D- "«L’argent
gouverné par la sagesse de la cohésion sociale» dans le conte anonyme
chinois «Le juge Oôka», in «Le choc des cultures, Japon, Etats-Unis,
CEE», Paris, Ed. Eska (1993)":
Néanmoins,
l’argent gouverné par la sagesse de la cohésion sociale» constitue le pivot du
conte anonyme chinois «Le juge Oôka», rapporté par l’anthropologue français Philippe Deval (né
en 1946) dans «Le choc des cultures, Japon, Etats-Unis, CEE»,
Paris, Ed. Eska (1993). "Selon, cette fois, René Godenne (art.cit.), indique
M. De Grève, ce sont les conteurs chinois et japonais qui s’adonnèrent les
premiers à ce type de récits [contes du monde ancien]. Mais par ailleurs, le
genre fut pratiqué d’abord en Angleterre, aux Etats-Unis et en Allemagne, avant
de pénétrer en France et en Russie, par exemple." – Op.cit., p.7. Ce conte japonais semble incarner l’argent
comme moyen de cohésion sociale non l’inverse. "L’argent pourrait-il
devenir un maître, s’interroge J. Liapasset, une fin et non pas un moyen? Remarquer que la monnaie a été inventée comme
moyen pour échanger le produit du travail. En faire une fin, c’est s’orienter
vers l’argent, le servir par tous les moyens, alors que la monnaie a besoin
d’un maître qui l’utilise [v. la sagesse du conte japonais]." – Op.cit., p.1. Citons à cet égard le
conte «Le juge Oôka» de l’époque Tokugawa (1677-1751):
+ "Un plâtrier laisse
tomber dans la rue sa bourse qui contenait trois ryô (unité monétaire de
l’époque), son sceau et une note de paiement. Un charpentier la ramasse. Le
voici bien ennuyé. Il aimerait rendre à son propriétaire cette bourse car trois
ryô constituaient à ses yeux une petite
fortune et se disait que la personne qui les avait perdus devait être
malheureuse. Aussi se résolut-il à lire la note de paiement afin d’y découvrir
l’adresse du propriétaire.
Il
se rend sans peine à la maison du plâtrier et là, contre toute attente, ce
dernier refuse de reprendre la bourse tout en acceptant les autres objets. «La
somme de trois ryô, dit-il, m’a quitté de son plein gré pour entrer dans votre
main. Je n’aimerai pas reprendre une chose si ingrate. Elle est à vous». De
telles paroles firent l’effet d’une insulte et le charpentier se mit en colère.
Il avait fait l’effort de venir jusqu’au plâtrier pour lui rendre son bien et
le voici objet de brimade. «Non, répondit-il, je ne veux pas de cette bourse». Les
voisins interviennent alors et proposent de porter l’affaire devant le juge
Oôka.
Ayant entendu les arguments des plaignants le
juge Oôka décida de confisquer la somme, puis il alloua à chacun deux ryô. Devant
l’assemblée des voisins et amis, il expliqua ainsi sa décision: «Je suis
heureux de trouver des personnes aussi honnêtes que vous. Pour vous
récompenser, j’ai rendu la décision que je voudrais intituler "Tous les trois perdent un
ryô". Plâtrier! Vous avez perdu un ryô parce
que si vous n’aviez perdu votre bourse, vous auriez gardé vos trois ryô.
Charpentier, vous avez aussi perdu un ryô, car si vous aviez accepté l’offre du
plâtrier, vous auriez gagné trois ryô. Et moi aussi, j’ai perdu un ryô, celui
que j’ai ajouté pour vous en distribuer deux chacun».
Dans ce jugement, il n’y a ni gagnant ni
perdant – du moins, remarque P. Deval, si nous le regardons, selon notre
logique occidentale. Tous doivent sacrifier quelque chose pour le
rétablissement de la paix [limite du pouvoir traditionnel de l’argent]. Même le
juge. C’est l’idéal de la vie sociale que de ne donner naissance à aucun
conflit. S’il s’en produit par malheur, les intéressés doivent s’efforcer de
parvenir à un accord volontaire."
(pp.44-45).
Ainsi, le conte
ancien préfigure le pouvoir traditionnel de l’argent circonscrit par la sagesse
primordiale de la cohésion sociale japonaise. Et comme le relate P. Deval: "Le
conte d’abord partie du folklore (c’est-à-dire littéralement «savoir du
peuple») de toutes les cultures de la planète [v. du monde ancien] (…). Au XVIIe
siècle, le mot conte revêt ces deux sens [réel et fabuleux],
d’après la définition du «Dictionnaire de l’Académie» (1694) : «récit de quelque aventure, soit
vraie, soit fabuleuse, soit sérieuse [v. ici le pouvoir traditionnel de
l’argent]». (…) Le riche patrimoine que constituent les contes oraux
traditionnels a fasciné les folkloristes de divers pays [du monde moderne], qui
les ont traduits et rassemblés, mais aussi avant ceux-ci, des écrivains qui les
ont réécrits." – Op.cit., p.3. De ce fait, qu’en est-il en ce sens des contes
du monde moderne?
II- Le pouvoir nouveau de l’argent dans les contes du monde moderne:
Pour ce
qui est du pouvoir nouveau de l’argent
dans les contes du monde moderne, il faut distinguer, avec M. De Grève
citant André Jolles, le conte oral populaire traditionnel du conte écrit littéraire
moderne en spécifiant: "Le conte traiterait donc de faits qui ne pourraient
se produire que dans l’univers du conte et impliquerait une morale naїve [les
contes du monde traditionnel]. Il [A. Jolles] voit dans le conte littéraire la
rencontre entre une forme simple et une forme savante [les contes du monde moderne]
(…)." – Op.cit., p.8. Ce sera ici le cas du
pouvoir nouveau de l’argent dans des contes du monde moderne, tels que: «La
harpe d’herbes» (1951) de l’Américain Truman Capote (1924-1984); «Les
Narzanov» (1927) du Bulgare Gueorgui P. Stamatov (1869-1942) et «Promesse
de mariage» (1988) du Chinois Huang Chuanhui (né en 1949). D’où
consécutivement:
A- "«L’argent des rentiers générateur de
folie, de stérilité et de mort» dans le conte américain «La harpe
d’herbes» (1951) de Truman Capote (1924-1984) in John
Brown, «PANORAMA DE LA
LITTERARATURE CONTEMPORAINE AUX ETATS-UNIS», Paris, Ed. Gallimard (1954)":
A
propos des contes littéraires du monde moderne, P. De Grève signale
historiquement : "Le conte de fée, et plus généralement le conte
merveilleux littéraire, destiné à tous les publics, ne disparaît pas avec la
fin du XVIIIe siècle. En effet, à côté des folkloristes qui
recueillent les contes traditionnels d’origine orale, et d’écrivains qui les
réécrivent, d’autres composent des contes de leur invention, en puisant dans un
répertoire varié. Ainsi, en Russie, Au XIXe siècle, Pouchkine [1799-1837],
qui avait écouté les histoires populaire contées par sa vieille nourrice et
s’était en même temps intéressé aux contes des «Mille et une Nuit»,
à ceux de Grimm [Allemagne: 1787-1863], de Washington Irving [USA: 1783-1859],
compose des récits restés célèbres et souvent reçus comme des contes populaires
typiquement russes comme (…) le «Conte du coq d’or» (1834). Au XXe
siècle, en France, en 1939, Marcel Aymé [1902-1967] offre «Les contes du
chat perché». "-
Op.cit., p.6.
Quant à «l’argent
des rentiers générateur de folie, de stérilité et de mort», dans ces extraits
du conte américain «La harpe d’herbes» (1951) de Truman Capote
(1924-1984), il trouve son explication logique prophétique, dans cette
réflexion de M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot: "Le capitalisme familial [le
pouvoir traditionnel de l’argent] aurait disparu et l’économie serait
maintenant aux mains des managers de fonds de pension et de fonds spéculatifs [le
pouvoir nouveau de l’argent] aux ramifications internationales." – Op.cit., p.1. C’est ce qu’on pourrait
observer dans les extraits suivants du conte de T. Capote:
+ "A
la sortie de la ville, quand on prend la route de l’église, on ne tarde pas à
atteindre une colline tout éblouissante de dalles blanches et de fleurs
bronzées: c’est le cimetière baptiste. Tous les nôtres y sont enterrés: les
Talbot, les Fenwick; ma mère repose à côté de mon père, et les tombes des
parents, une bonne vingtaine, sont disposés autour comme les racines d’un arbre
de pierre [la pétrification du pouvoir de l’argent des rentiers]. Au
pied de la colline il y a un champ de hautes herbes indiennes (…): allez le voir
en automne (…), quand des ombres écarlates y soufflent comme des lueurs de feu
et que les vents d’automne tirent des feuilles sèches une musique de soupirs
humains, une harpe de voix.
Au-delà
du champ, ce sont les bois, les ténèbres de River Woods. C’est sans doute au
cours d’une de ces journées du mois de septembre, alors que nous étions dans le
bois à chercher des racines, que Dolly [la cousine paternelle] me dit: «Entends-tu? C’est
la harpe d’herbes. Elle raconte toujours quelque histoire – elle sait
l’histoire de tous les gens qui sont sur la colline, de tous les gens qui y ont
vécu. Et quand nous serons morts, elle racontera la nôtre également.
Après la mort de ma mère, mon père qui était
voyageur de commerce [le pouvoir nouveau de l’argent des managers] m’envoya habiter
chez ses cousines, Verena et Dolly Talbo, deux vieilles filles qui étaient
sœurs. Avant ce jour-là, on ne me permettait même pas de pénétrer chez elles.
Personne ne sut exactement pourquoi Verena et mon père ne s’adressaient jamais
la parole. Papa avait sans doute demandé à Verena de lui prêter de l’argent et
il ne l’avait jamais rendu. En tout cas vous pouvez être sûr que c’était une
question d’argent car c’était la seule chose susceptible de les préoccuper à ce
point, surtout Verena qui était la plus riche de la ville. Le «drugstore», la
mercerie, un poste d’essence, une épicerie et un immeuble occupé par des
bureaux, tout cela lui appartenait et n’avait nullement contribuer à lui rendre
le caractère facile [l’argent des rentiers générateur de stérilité] (…).
Je crois
que mon père et ma mère était fort amoureux l’un de l’autre. Elle pleurait
toujours quand il partait vendre ses frigidaires (…). Le jour de sa mort, papa,
en l’appelant par son nom, déchira ses vêtements et s’enfuit tout nu dans la
cour (…). Depuis l’enterrement, papa passait son temps à briser des choses,
sans violence, avec calme et application [l’argent des rentiers générateur de
folie].
Ce même jour, l’amie de Dolly, Catherine
Creek, vint empaqueter mes affaires et papa me conduisit à l’imposante demeure
de Talbo Lane. Comme je descendais de l’auto il tenta de me prendre dans ses
bras, mais j’avais peur de lui et réussis à m’échapper. Je regrette maintenant
que nous ne nous soyons pas embrassés car, quelques jours plus tard, alors
qu’il se rendait à Mobile sa voiture dérapa et tomba dans le Golfe d’une
hauteur de cinquante pieds. Quand je le revis, deux dollars d’argent pesaient
sur ses paupières closes [l’argent des rentiers générateur de mort]." (pp.451-452).
Aussi le fin mot de ce conte américain de
T. Capote sur le nouveau pouvoir de l’argent dans le monde moderne, est-il
d’exclure tout cumul d’argent en capital familial non managérial d’envergure.
J. Liapasset prône dans cette perspective: "En ce sens, l’homme [américain
moderne] a besoin d’argent comme moyen pour une fin : les échanges
[l’économie du marché]… Mais l’argent peut devenir une fin: il ne circule plus,
mais est conservé comme dans l’avarice [le pouvoir traditionnel de l’argent des
vieilles filles Verena et Dolly Talbo Lane] où l’on se prive de tout [célibat, biens
immeubles gelés et mort] pour accumuler
[v. vieilles filles, capital familial et mort]
(…). En ce sens, la liberté [d’entreprises]
peut très bien décider de partager [d’investir], de renoncer à la course au
profit [la soif du gain], maîtriser l’argent comme un simple moyen [d’échanges],
ce qui montre que l’homme et l’argent [pouvoir nouveau] ne sont pas inséparables
[l’envers de ce conte du monde moderne]. " - "L’argent est un moyen
ou une fin?", Op.cit, p.2.
B- "«L’argent sale générateur de corruption,
de vices et de crimes» dans le conte bulgare «Les Narzanov» (1927)
de Guiorgui P. Stamatov (1869-1942), trad. Marco Bounine,
in «ANTHOLOGIE DU CONTE
BULGARE»,
Paris, Ed. Gallimard (1973)":
Le pouvoir
nouveau de l’argent dans le conte du monde moderne est parfaitement visible
dans le conte bulgare «Les Narzanov» (1927) de Guiorgui P. Stamatov (1869-1942),
in «ANTHOLOGIE DU CONTE BULGARE», Paris, Ed. Gallimard (1973),
incarnant l’argent sale comme un fléau générateur de corruption, de vices et de crimes. "L’argent, s’interroge J.
Screek, c’est ce qui fait tourner le monde [moderne] ou bien ce qui contribue à
détruire nos vie? (…) Le fautif? On serait tenté de dire l’argent, ces billets
qui se passent de main en main et qui nous font rêver de puissance [le pouvoir
nouveau de l’argent]. Car pour vivre il faut payer. La société de consommation
nous amène parfois à nous perdre dans des envies toujours plus fortes de
pouvoir, d’argent. On veut toujours avoir plus (…). Comme si ces faux billets [fausse
monnaie, argent sale] avaient une
puissance maléfique et ramenaient leurs détenteurs à agir de bien vilaine façon
[corruption, vices, crimes]." – "L’argent", www.paperblog.fr, p.1.
Au sujet
du conte du monde moderne bulgare, Svetloza Iggov écrit: "Mais les noms des plus
grands [écrivains] n’épuisent pas toute cette période [1880-1937]. D’autres
écrivains y occupent une place importante par le reflet dans leurs œuvres des
problèmes nationaux, l’analyse de problèmes individuels [le nouveau pouvoir de
l’argent], et leur apport au développement du conte. Dans la première période
qui suit la libération jusqu’en 1913-1918, se font connaître les écrivains (…)
G.P. Stamatov et d’autres, qui sont des figures remarquables dans l’histoire de
la littérature bulgare et occupe une place déterminée dans celle du conte [du
monde moderne]." – "La littérature bulgare", «ANTHOLOGIE DU
CONTE BULGARE»,
Op.cit., p.10. C’est ce que dépeint cet extrait du conte «Les Narzanov»:
+ "Véronique,
la femme de Narzanov était toute jeune lorsqu’elle perdit sa mère. Son père,
négociant en cuirs, ne la gâtait pas à la maison (…).
Sa vie
de jeune fille, elle la passa dans le quartier. Ce n’est qu’à l’université
qu’elle fit connaissance d’un jeune peintre, Loutchinski. Elle s’en éprit et
lui donna son âme sans échanger de baisers avec lui.
Son
père apprit la nouvelle.
-
Quoi? Epouser un barbouilleur? – grommela-t-il. Rien
de plus.
Narazanov avait de relations d’affaires avec son père. Il la vit. Elle
lui plut. Dans une de leurs tractations Véronique joua le rôle de capital
effectif [le
pouvoir nouveau de l’argent].
Ce choc la brisa sans la tuer. Elle se
résigna mais devint sournoise et perfide.
Pour se
venger, elle renoua avec le peintre [l’adultère, le vice], prit son dû et mena une
double vie (…).
Véronique
se mit à réfléchir sur son sort. Elle comprit que la richesse [le pouvoir traditionnel de
l’argent] n’était rien pour le riche. Le mariage ne lui avait apporté ni
mari, ni enfants, ni repos (…).
Vêtu
d’une légère veste d’intérieur, un cigare non allumé entre les doigts, Narzanov
se tenait accoudé à son bureau et passait sa vie en revue.
Il
travaillait d’arrache-pied, exportait et importait par terre et par eau, seul
ou avec des associés. Dans le monde des affaires, on le considérait à juste
titre pour un chasseur virtuose dans les conjonctures spéciales. Sa devise
était: réclame, honnêteté et crédit.
On
avait confiance en lui. Et ça marchait. Un philanthrope américain avait
sacrifié un demi-million de leva [unité monétaire bulgare] au profit de la
société de bienfaisance dont Narzanov était le président. Les intérêts de cette
somme versée à la Banque Nationale et contrôlée par l’Etat devait servir à
faciliter à des récidivistes, surtout des voleurs, sortis de prisons, de
s’établir, de travailler comme artisans à leur propre compte (…).
Il eut
recours à un compromis. Il ne la mit pas dans sa poche, mais il ne la versa pas
non plus à la banque. Il se mit à la prêter à des entreprises solides, à des
moments critiques selon le taux d’intérêt de la banque [le pouvoir nouveau de
l’argent] (...).
Un
inspecteur des finances apprit par hasard que Narzanov n’avait pas versé la
somme. Lors d’un dîner joyeux, d’un ton mi-figue, mi-raisin, il lui en fit
allusion. Narzanov en perdit l’appétit.
Téméraire dans les entreprises les plus
risquées, il avait la tremblote à la seule évocation du nom du juge
d’instruction. Le lendemain, il alla chez son avocat, qui rendit visite à
l’inspecteur.
- Voyons,
réfléchissez vous-même. Cet argent devait être versé à la banque. Il ne l’a pas
fait. Pourquoi?
- Parce
qu’il n’est pas fou et parce qu’il s’occupe vraiment de ces malheureux. La
banque ? Combien verse-t-elle? Monsieur Narzanov, lui les place à 20% (le
vieux requin s’est bien gardé de révéler le taux véritable [argent sale]). Vous
êtes drôles, vous les fonctionnaires! Vous ne voyez partout que des crimes. Le
formalisme et la routine mènent la Bulgarie à la ruine (...).
- Mais
c’et l’Américain lui-même qui a posé ces conditions. La Banque Nationale offre
toute garantie. Les firmes privées peuvent faire faillite. Alors?
-
Alors, Monsieur Narzanov versera à la société tout, à la fois le capital et ses
arrérages [l’argent
sale blanchi]. L’Etat n’a aucune raison de se montrer inquiet. D’ailleurs,
nous avons déjà écrit à Mister Reit (...).
Narzanov
dans le calme de la nuit se rappela son voyage au pays du Code pénal.
Il lui
sembla enfantin.
Maintenant,
c’était différent. On venait de découvrir une affaire de faux billets [le trafic de faux billets
d’argent]. Toute une bande avait été arrêtée. Le nom de famille de l’un des
complices le fit sursauter. Il lui avait emprunté de l’argent. La presse
faisait allusion à une lettre que l’on cherchait encore et aussi à certaines
personnalités du monde de la finance qui auraient aidé les faux monnayeurs en
leur important des machines de l’étranger (...).
Un jour, et malgré toutes les démarches
entreprises par lui-même et par son avocat, le nom de Narzanov parut dans la
presse sans aucune réserve et sans erreur d’imprimerie.
On le
convoqua chez le juge d’instruction en même temps que les autres. La plupart
furent condamnés. Narzanov et quelques autres furent acquittés (...).
Jamais Narzanov ne s’était jeté avec
une telle passion au cou d’une femme comme
il le fit après son acquittement dans les bras de son défenseur [un faux monnayeur corrompu impuni]
(…).
Les Narzanov ressemblaient à deux camps
ennemis en temps de guerre (…).Ils ne faisaient que se guetter timidement (…).
Le
mariage n’avait lié, ni leurs âmes, ni leurs chairs. Ils restèrent étrangers
l’un à l’autre; une telle vie les lassa.
Narzanov en prit conscience. Il en avait assez des acquittements. Il
résolut d’en finir avec les affaires louches et les associés douteux. Mais pour
y arriver il faillait encore de l’argent. Il ne pouvait en avoir que par des
conflits avec le gardien de la loi, ce fléau pour les sportifs de la vie, souvent
assoupi, mais parfois farouche (…).
Les
rapports entre les Narzanov se tendirent sans se rompre.
Il
savait tout, mais craignait que Véronique ne le quitte (…).
Petit à
petit sa pureté féminine se perdit.
Elle se
donnait aussi à Narzanov (…). Cela lui était indifférent.
Lui, il
ne lui en voulait pas pour le peintre, ayant réussi à l’en soustraire. Mais
celui-ci? Comment demander des comptes à un homme qui est votre créancier?
(…)
Quelques années s’écoulèrent.
Les
Narzanov sont en train de dîner sur la terrasse. Un enfant est en train de
jouer sur le tapis près de la table. Les figures des époux sont apaisées.
Véronique pense à son nouvel amant. Son adorateur ardent a disparu, il
est recherché par les autorités judiciaires (…).
Narzanov évoque avec sérénité son dernier procès dans lequel il a obtenu
encore une fois un non-lieu faute de preuves. La providence l’aide…
Ils se
taisent.
Se
sentant las après une série d’échecs et de déboires Narzanov murmure:
- Non,
vraiment, à notre époque, on ne peut pas vivre en honnête homme!
Véronique l’entend.
- Vraiment, on ne peut pas [v.la corruption généralisée
par le nouveau pouvoir de l’argent]… "
(pp.68-86).
A ce
pouvoir néfaste de l’argent dans le conte moderne «Les Narzanov» de G.P. Stamatov répond cette remarque Marie
Vrinat: "Même
s’il est vain de vouloir enfermer la création [le conte du monde moderne bulgare]
dans des courants bien définis, on peut tout de même dégager de grande
tendances: parallèlement à la nécessité d’expliquer et de tenter de comprendre
le totalitarisme et ses ressorts, certains écrivains qui s’étaient déjà fait
connaître sous le communisme [avant 1989] décrivent avec réalisme et en les
dénonçant les mécanismes sociaux de la société nouvelle, la corruption, le
blanchissement de l’argent, la montée des nouveaux riches [le pouvoir nouveau
de l’agent]." – "Littérature bulgare au
cours des siècle : quand le Verbe cimente la Nation", www.litbg.free.fr, p.5.
C- "«La
soif d’argent déshumanise et aveugle les démunis» dans le conte chinois «Promesse
de mariage» (1988) de Huang Shuanhui (né en 1949),
in «Littérature
chinoise»,
Trimestre 1, 1988, Pékin, Ed. RPC":
Eu égard au
pouvoir nouveau de l’argent dans le conte du monde moderne, le conte chinois «Promesse
de mariage» (1988) de Huang Shuanhui (né en 1949), traduit par Zhang Lei,
paru dans «Littérature chinoise» - Op.cit., pp.104-107 -, semble illustrer cette vérité: «La soif
d’argent déshumanise et aveugle les démunis». Dans cette optique, M. De Grève
rapporte : "Nicole
Belmont (…), à partir des travaux du
folkloriste Arnold Van Gennep sur les rites de passage, analyse le conte dans
ses rapports, selon elle, avec des étapes de la vie comme la naissance, le
passage de l’enfance à l’âge adulte, le mariage, la mort." – Op.cit., p.9. Au sujet des méfaits sur l’homme du pouvoir
nouveau de l’argent, J. Liapasset nous interroge: " Étonnez-vous: si l’argent faisait
obstacle à la liberté qui serait libre? Qui souhaiterait garder ses sous? Demandez-vous quelle est l’importance de la
liberté économique: l’état de droit, la liberté civile me garantit le droit de
voyager [v. de me marier, de monter en grade dans un emploi]. Mais ce droit ne
peut s’exercer que si je peux payer [en gagner] le prix." - Op.cit., p.1. C’est le cas dans
l’extrait suivant du conte de H. Shuanhui:
+ "Montagneux
son pays natal est très pauvre. Les lapins n’y défèquent jamais, et beaucoup
d’hommes restent célibataires. Par crainte de la pauvreté ses parents, dès sa
naissance, lui ont donné le nom de San Wan – trois bols – en effet, si on prend
à chaque repas trois bols de riz, on rassasié (…).
Cette
année lors du recrutement des marins dans son district, il fait partie des
trois seuls engagés.
Tout le
monde dit que les marins travaillent en mer, qu’ils mangent chaque jour de la
viande rôtie, qu’ils touchent un salaire dans l’armée à vie [la soif du pouvoir nouveau de l’argent], etc.
(…) Tout
de suite une fiancée est conduite devant sa porte, c’est la fille du chef de
l’équipe d’un village voisin. La mère du garçon dit qu’ils sont pauvres et
qu’ils n’ont pas de quoi offrir des cadeaux de fiançailles [manque d’argent].
Son père dit que pour l’instant ce n’est pas possible, mais qu’en on discutera
plus tard, quand San Wan sera incorporé. La mère dit que leur San Wan est
stupide et n’est pas digne de leur fille (…).
Parfois
les soldats aiment bien parler des filles. Lui n’ose pas (…). Et il y a encore
ces satanés cadeaux de fiançailles, incalculables.
Alors,
il écrit au père de la fille (car elle ne sait pas lire), et dit en toute
sincérité qu’un marin et aussi un soldat, qu’on touche seulement dix yuan par
mois d’argent de poche et qu’après quatre années de service, on doit rentrer au
village (…).
Plus il
écrit la vérité, moins le père ne le croit [aveuglé et égaré par la soif du pouvoir
nouveau de l’argent] (…).
Le quatrième printemps, il rentre voir ses
parents (…). Il est allé voir le père de la fille les bras chargés d’une
cartouche de cigarettes, de quantité de conserves et de quelques livres de
gâteaux. Il a dit qu’il allait rentrer dans quelques mois. Le père a le visage
sombre. Comme s’il avait déjà préparé son discours depuis longtemps, il
explique que le mariage arrangé par les parents
ne convient plus à la nouvelle société [le monde moderne], que des deux
côtés, ils sont encore très jeunes, et que de toute façon il n’a pas pris les
cadeaux des fiançailles. Finalement, le père n’accepte rien de ses cadeaux, ni
les cigarettes, ni les conserves, ni les gâteaux [le pouvoir nouveau de
l’argent violé].
Après
quelques nuits de souffrances, il a soudain une envie particulière de voir
cette fille qu’il n’a jamais vue (…).
A la fin
de la permission, sa mère pleure silencieusement.
Mais il repart rasséréné.
Ce soir-là, à l’approche du crépuscule, la
marée montante, le vent marin paraît très frais. Il discute avec le chef de
l’équipe qui lui apprend qu’on veut faire de lui un volontaire et lui demande
s’il est d’accord ou non (…).
Un volontaire qui porte le béret marin peut au
moins rester dans l’armée quinze ans. Tout excité il écrit à ses parents dans
l’espoir de les égayer un peu.
On ne sait
comment, le père de la demoiselle a aussi été informé de la nouvelle, et lui
écrit une lettre quelque peu furieuse. Il le critique de les avoir trompés, et
lui demande de rétablir les relations avec sa fille (…).
Très en
colère, il ne lui répond pas.
Le plus étonnant, c’est que ce monsieur s’est
empressé de débarquer sur la petite île avec sa fille.
Il fait un vent de force 10 sur le quai.
Quelqu’un dit qu’il a déjà donné de l’argent à
cette fille.
L’autre
dit qu’il a embrassé la fille quand il est rentré voir ses parents.
Tous le
traitent de «Chen Shimei» [un mandarin d’opéra arriviste reniant sa femme et ses enfants].
(…) La plupart des chefs en colère croient
qu’il est influencé par la pensée occidentale [le pouvoir nouveau de l’argent
du monde moderne].
Ce soir
là, juste à la marée montante, le vent est aussi très frais, le chef d’équipe
lui explique clairement qu’il n’y a que
deux possibilités : soit rétablir les relations et épouser tout de
suite la fille, et garder ainsi son aptitude de volontaire ; soit rester à
jouer le rôle de Chen Shimei, et rentrer illico.
Il passe
trois nuits blanches et choisit enfin la deuxième solution.
Le père et
la fille quittent l’île.
Un mois plus
tard, lui aussi quitte Quingdao son paquetage dans le dos.
Beaucoup l’insulte, se moquent de lui de ne pas accepter une femme qu’on
lui offre et de faire fi de son poste de volontaire. On le blâme d’être revenu
au village.
Il est
parti, restant une énigme [déshumanisé et égaré par la soif du pouvoir nouveau de l’argent dans un
entourage démuni]. "(pp.104-107).
De toute
manière, le conte «Promesse de mariage» de H. Chuanhui montre bien que la
soif d’argent déshumanise et aveugle les démunis, thème relatif au
pouvoir nouveau de l’argent dans les contes du monde moderne. Et cela rejoint
la portée littéraire de ce genre, séculaire qu’est le conte (ancien et moderne, oral ou écrit, national et
mondial, pour tous les âges), tel qu’en fait la genèse M. De Grève en évoquant:
"Au
XVIIIe siècle, à partir de la traduction des «Mille et une nuits» par Antoine Galland, en
1704, un autre type de contes connaît le succès : le «conte oriental, adaptation
de récits issus du Proche-Orient, Moyen-Orient voire de l’Extrême-Orient. (…)
Toujours au XVIIIe siècle, la vogue du conte, d’une façon générale,
est telle que certains écrivains [modernes] en font le support d’une réflexion
philosophique et d’une peinture satirique de la société [v. du pouvoir de
l’argent]. (…) René Godenne signale (art.cité) que le XVIIIe siècle
voit fleurir également de grands classiques du conte en Chine et au Japon … Au
XVIIIe siècle, en France, en 1939 Marcel Aymé offre « Les
contes du chat perché ». (…) Ces contes ont remporté un grand
succès parmi les enfants, mais la prière d’insérer de 1939 en élargit le public:
«Ces contes ont été écrits pour les enfants de 4 à 75 ans»." – "Conte/
Tale", Op.cit., pp.5-6.
En
conclusion, le pouvoir de l’argent dans les contes du monde ancien et moderne est
manifeste dans: [«Djiha et l’administration», conte anonyme traduit de
l’arabe par J. Scelles-Millie (Maroc - Afrique), «Fan Jiangshan et le chef
de garnison », du chinois par RPC, et «Le juge Oôka» du
japonais par P. Deval (Asie - Océanie), «Les brigands» d’A. Villiers de
L’Isle-Adam (France - Europe)] comme dans: [«La harpe d’herbes» de T.
Capote (USA – Amérique), «Les Narzanov» de G. P. Stamatov (Bulgarie -
Europe), «Promesse de mariage» de H. Shuanhui (Chine: Asie - Océanie)].
Il illustre à la fois la cupidité des agents corrompus de l’Etat, pillant les
biens et l’argent publics, l’argent des capitalistes victimes de leurs
mensonges, l’argent gouverné par la sagesse de la concorde sociale (le conte du
monde ancien) ou la stérilité morbide de l’argent des rentiers et faux managers,
le vice et l’argent frauduleux des requins de la finance et la soif d’argent déshumanisant
les démunis (le conte du monde moderne). Ainsi s’interrogerait-on avec J.
Liapasset: "…l’argent n’est-il pas le symbole de la puissance,
du pouvoir? Le symbole est ce qui est jeté avec [v. sur-valeur], ce qui
signifie: en ce sens l’argent ne serait pas la puissance [le pouvoir en soi]." – "L’argent est-il une fin ou un
moyen?" – Op.cit., p.2.
Dr. SOSSE ALAOUI MOHAMMED
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