Dr. SOSSE ALAOUI
MOHAMMED
PETITE ANTHOLOGIE
DES POÈTES FRANÇAIS AYANT
VÉCU AU XXe
SIÈCLE
Tétouan
2013
PRÉFACE
Siècle
des grandes espérances de la modernité, siècles des grandes mutations, siècles
des grandes crises de croissances et des innovations et des fulgurantes
découvertes technologiques de l’humanité, le XXe siècle fut aussi le siècle des
grands maux planétaires telles que les
indépassables iniquités et inégalités entre les hommes et nations dont les
inconséquences n’avaient cessé de marquer
et de compromettre le destin du globe
au-delà même de sa prophétie finissante.
Pour en tirer leçon, nous nous proposons ici
de nous mettre à l’écoute de la voix des mages de la muse française dans une
petite anthologie des poètes français ayant vécu au début, au milieu et la fin
de ce siècle de guerres et de paix, d’idéologies et de religions avivées, de nucléaire
et satellites espions, de crises monétaires et de catastrophes climatiques
larvaires, de courses folles aux armements et de vétos de superpuissances
contradictoires, de recours à la force par intérêt et d’avivements de
discriminations et d’intolérance en dépit la décolonisation et du droit
international mis en exergue à la SDN et de l’ONU pour la préservation de la
paix et de la justice dans le monde.
Nous l’intitulons «Petite anthologie des
poète français ayant au XXe siècle», incluant les poètes et poétesses ayant
vécu, à cheval entre le XIXe siècle et le début du XXe siècle, dits du de début
du siècle, ceux du milieu du XXe siècle, et ceux de la fin de ce même siècle,
ayant bercé de leurs chants et de leurs rêves idylliques les hommes dans leurs
pays et dans le reste du monde. Leurs textes en furent témoins, par-delà les
aspects esthétiques et les points de vue sectaires, doctrinaires, pour rendre à
l’homme une authentique image de son espèce et du destin commun qui l’attend de
par ses faits et gestes historiquement tributaires.
Concernant l’anthologie comme genre Michel
Muret dit : «L’anthologie est un genre constitutif de la tradition
poétique. Sous des appellations diverses (anthologie Parnasse, florilège,
album, recueil) elle a joué un rôle décisif dans la diffusion et la
transmission écrites des corpus (…) ; son nom l’associe à une définition
de la rhétorique de la poésie, et sa structure entretien un rapport étroit et
même nécessaire avec le poème court.»[1]
Le
choix chronologique d’un seul texte par auteur, qui a présidé à ce florilège, participe tant
de la tradition que de l’usage courant de l’audience de ces poètes que leurs
renommées par-delà l’hexagone métropolitain de la francophonie, que du monde
francophone lui-même, dans leurs manuels à multiples facettes. Espérons que
bons et utiles usages en seront faits et que sapience et plaisirs y seront
trouvés par les lecteurs et lectrices de tous horizons, aspirant au bonheur rêvé
de notre humanité aujourd’hui si éprouvée.
L’auteur
(1)
POÈTES FRANÇAIS AYANT VÉCU
AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE :
Guillaume Apollinaire
Paul-Jean Toulet
Anna de Noailles
Henri de Régnier
Francis Jammes
José-Marie de Heredia
(1842-1905)
Disciple et ami
de Leconte de Lisle, José-Marie de Heredia publia des sonnets, dans un recueil,
au bout de trente ans, «Les trophées».
Ses vers sont parfois piquants ou ironiques.
La victoire d’Annibal à Cannes
Un des consuls
tué, l’autre fuit vers Linterne
Ou
Venuse. L’Aufide a débordé, trop plein
De
morts et d’armes. La foudre au Capitolin
Tombe,
le bronze sue et le ciel rouge est terne.
En
vain le Grand Pontife a fait un lectisterne
Et
consulté deux fois l’oracle sibyllin ;
D’un
long sanglot l’aïeul, la veuve, l’orphelin
Emplissent
Rome en deuil que la terreur consterne.
Et
chaque soir la foule allait aux aqueducs,
Plèbe,
esclaves, enfants, femmes, vieillards caducs
Et
tout ce que vomit Subure et l’ergastule ;
Tous anxieux de voir surgir, au dos vermeil
Des monts Sabins où luit l’œil sanglant du soleil.
Le chef borgne monté sur l’éléphant gétule.
«Les Trophées»
(Edit. A. Lemerre)
Jean Moréas
(1856-1910)
Dans le «Manifeste»
qui déclenche le mouvement symboliste (Le Figaro, 17 septembre 1886),
Jean Moréas précise : la poésie ne sera ni discours, ni description, mais
cherchera à vêtir l’idée d’une forme sensible qui ne serait pas son but à
elle-même, car le caractère essentiel de l’art symbolique, précurseur d’un art
futur, consiste à ne jamais aller jusqu’à la conception de l’idée en soi’.
La rose que j’aimais
Les
roses que j’aimais s’effeuillent chaque jour ;
Toutes
saisons n’est pas aux blondes pousses neuves ;
Le
zéphyr a soufflé trop longtemps ; c’est le tour
Du
cruel aquilon qui condense les fleuves.
Vous
faut-il, Allégresse, enfler ainsi la voix,
Et
ne savez-vous point que c’est grande folie,
Quand
vous venez sans cause agacer sous mes doigts
Une
corde vouée à la Mélancolie ?
Ne
dites pas : la vie est un joyeux festin ;
Ou
c’est d’un esprit sot ou c’est d’une âme basse.
Surtout
ne dites point : elle est malheur sans fin ;
C’est
d’un mauvais courage et qui trop tôt se lasse.
Riez
comme au printemps s’agitent les rameaux,
Pleurez
comme la bise ou le flot sur la grève,
Goûtez
tous les plaisirs et souffrez tous les maux ;
Et
dites : c’est beaucoup et c’est l’ombre d’un rêve.
«Stances» (Edit. Mercure de France)
Guillaume Apollinaire
(1880-1918)
C’est le poète de la tristesse, du pathétique,
du charme et de l’ironie, de la sentimentalité et de la bizarrerie du symbole allusif par excellence.
Le Chef du Signe
Je suis soumis au Chef du Signe de
l’Automne
Partant j’aime les fruits je déteste les
fleurs
Je regrette chacun des baisers que je
donne
Tel un noyer gaulé dut au vent ses
douleurs
Mon Automne éternel ô ma saison mentale
Les mains des amantes d’antan jonchent le
sol
Une épouse me suit c’est mon ombre fatale
Les colombes ce soir prennent leur dernier
vol
«Alcools»
(Ed. Gallimard)
Paul-Jean Toulet
(1867-1920)
Maître
reconnu des poètes dits «fantaisistes», il renouvela la tradition du «poème de
circonstance», d’une brièveté souvent elliptique participant de publications
communes, dont les limites assez distinctes des simples chansonniers, mais au
demeurant insaisissables. Il fait preuve de liberté spirituelle, de sentimentalité
et d’ironie, en vue de donner au monde des aspects imprévus.
Fô a dit…
« Ce
tapis que nous tissons comme
Un ver dans son linceul
Dont
on ne voit que l’envers seul
C’est le destin de l’homme
Mais
peut-être qu’à d’autres yeux
L’autre côté déploie
Le
rêve et les fleurs et la joie
D’un destin merveilleux. »
Fô,
que l’or noir des tisanes
Enivre, ou bien ses vers,
Chante
et s’en va tout de travers
Entre deux courtisanes.
* **
Dans
la rue-Des-Deux-Décadis
Brillait en devanture
Un
citron plus beau que nature
Ou même au paradis
Et
tel qu’en mûrissait la terre
Où mes premiers printemps
Ombrageaient
leurs jours inconstants
Sous ton arbre, ô Cythère.
Dans
la rue-Des-Deux-Décadis
Passa dans sa voiture
Une
dame aux yeux d’aventure
Le long des murs verdis.
«Les Contrerimes» (Edit. Gallimard)
Anna de Noailles
(1876-1933)
D’obédience
symboliste, Anna de Noailles recherche l’effet médité à celui de l’élan lyrique
pur. Elle incline comme ses contemporaines féminines à l’effusion directe et au
commentaire personnel de l’existence. Elle se veut sans école, chante de façon
naturelle ses impressions, ses inquiétudes, et ses espérances face au monde
contemporain.
Les vivants se
sont tus
Les vivants se sont tus, mais les morts m’ont parlé ;
Leur silence infini m’enseigne le durable.
Loin du cœur des humains, vaniteux et troublé,
J’ai bâti ma maison pensive sur le sable.
- Votre sommeil, ô morts déçus et sérieux,
Me jette, les yeux clos, un long regard farouche ;
Le vent de la parole emplit encore ma bouche,
L’univers fugitif s’insère dans mes yeux.
Morts austères, légers, vous ne sauriez prétendre
A toujours occuper, par vos muets soupirs,
La race des vivants, qui cherchent à se défendre
Contre le temps, qu’on voit déjà se rétrécir ;
Mais mon cœur, chaque soir, vient contempler vos cendres,
Je ressemble au passé et vous à l’avenir.
On ne possède bien que ce qu’on peut attendre :
Je suis morte déjà, puisque je dois mourir…
«Les Vivants et les
Morts» (Edit. Calmann-Lévy)
Henri Régnier
(1864-1936)
Henri
Régnier est un grand poète à l’art
imprégné de symbolisme, mais qui a su rester néanmoins très personnel. Ses vers
sont parfois remplis d’une tristesse grave et résignée, ou délicats, maniérés
et pleins d’une certaine forme de volupté.
Un petit roseau m’a suffi
Un
petit roseau m’a suffi
Pour
faire frémir l’herbe haute
Et
tout le pré
Et
les doux saules
Et
le ruisseau qui chante aussi ;
Un
petit roseau ma’ suffi
Faire chanter la forêt.
Ceux
qui passent l’ont entendu
Au
fond du soir, en leurs pensées,
Dans le silence et dans le vent,
Clair ou perdu
Proche ou lointain…
Ceux qui passent en leurs pensées
En écoutant, au fond d’eux-mêmes,
L’entendront encore et l’entendent
Toujours qui chante.
Il
m’a suffi
De
ce petit roseau cueilli
A
la fontaine où vint l’amour
Mirer, un jour,
Sa face grave
Et qui pleurait,
Pour
faire pleurer ceux qui passent
Et
trembler l’herbe et frémir l’eau ;
Et j’ai, du souffle d’un roseau,
Fait chanter toute la forêt.
«Les jeux
rustiques et divins »
(Edit. Mercure de France)
Francis Jammes
(1868-1938)
Henri Jammes est un poète d’une âme ardente et rêveuse
et calme. Il avait volontairement assumé sa vocation poétique loin de Paris, le
fond provincial d’une œuvre très personnelle. Ce fut l’affirmation du
Naturisme. La simplicité d’un art poétique en constitue à elle seule l’effet.
Son anticonformisme a marqué l’avant-garde de 1914, pour laquelle il finit, à
partir de 1921, par prendre la figure d’un patriarche. Sa poésie a traité tous
les thèmes du lyrisme intime, allant jusqu’à l’animisme.
Il y a une armoire
Il
y a une armoire à peine luisante
Qui a entendu les voix de mes
grand-tantes,
Qui entendu la voix de mon grand-père,
Qui a entendu la voix de mon père.
A ces souvenirs l’armoire est fidèle.
On a tort de croire qu’elle ne sait que
se taire,
car je cause avec elle.
Il y a aussi un coucou en bois.
Je
ne sis pourquoi il n’a plus de voix.
Je
ne veux pas le lui demander.
Peut-être bien qu’elle est cassée,
La voix qui était dans son ressort,
Tout bonnement comme celle des morts.
Il y a aussi un vieux buffet
Qui sent la cire, la confiture,
La viande, le pain et les poires mûres.
C’est un serviteur fidèle sui sait
Qu’il ne doit rien nous voler.
Il est venu chez moi bien des hommes et
des femmes
Qui n’ont pas cru à ces petites âmes.
Et je souris que l’on me pense seul
vivant
Quand un visiteur me dit en
entrant :
Comment allez-vous, Monsieur Jammes ?
«De l’Angélus
de l’aube à l’Angélus du soir»
(Edit. Mercure de France)
(2)
POÈTES FRANÇAIS AYANT VÉCU
AU MILIEU DU XXe SIÈCLE :
Max Jacob
Paul Valéry
Robert Desnos
Joë Bousquet
René-Guy Cadou
Charles Maurras
Paul Eluard
Paul Claudel
Paul Fort
Jules Supervielle
Pierre Reverdy
Blaise Cendrars
Jean Cocteau
Jacques Audiberti
André Breton
Marie Noël
Max Jacob
(1876-1944)
La poésie chez Max Jacob est une saisie, au
hasard de la rencontre, des mots et des images. Il était obsédé par l’idée de
la mort, idée à laquelle il fait face par la fantaisie, l’humour et l’ardeur du
mysticisme. Il était à la quête des instants poétiques qui passent, imprégnés
parfois de cynisme bon enfant et d’insolite.
Poète et ténor
Pète
et ténor
L’oriflamme au nord
Je chante la mort.
Poète
tambour
Natif de Calliour
Je chante l’amour.
Poète et marin
Versez-moi du vin
Versez ! Versez ! Je
divulgue
Le secret des algues.
Poète et chrétien
Le Christ est mon bien
Je ne dis plus rien.
«Le laboratoire central, 1921»
(Edit. Au Sans-pareil)
Paul Valéry
(1871-1945)
En France, sa notoriété faite, œuvres de circonstances
à l’appui, Paul Valéry devient, comme il
se dit, « une espèce de poète d’Etat», ou même uns sorte de héros
intellectuel. Il fut un compagnon de Mallarmé à l’écoute de ses profondeurs,
mais qui maîtrise ses intuitions jusqu’à leur donner la forme du vers le plus
classique. Sa poésie est hermétique et musicale. Ses vers, obscurs en apparence,
cessent de l’être à les décrypter, par la méthode inverse servant à décrypter
les moyens du langage articulé, c'est-à-dire les éternels lieux communs :
cris, larmes, caresses, baisers, soupirs, exercice de l’intellect humain.
Blonde abeille
Quelle, et si fine, et si mortelle,
Que soit ta pointe, blonde abeille,
Je n’ai, sur ma tendre corbeille,
Jeté qu’un songe de dentelle.
Pique du sein la gourde belle
Sur qui l’amour meurt ou sommeille,
Qu’un peut de moi-même vermeille
Vienne à la chair ronde et rebelle !
J’ai grand besoin d’un prompt tourment :
Un mal vif et bien terminé
Vaut mieux qu’un supplice dormant !
Sois donc mon sens illuminé
Par cette infime alerte d’or
Sans qui l’amour meurt ou s’endort !
(Edit. N.R.F., Gallimard)
Robert Desnos
(1900-1945)
Après avoir
pris part au mouvement dadaïste, il s’associe au surréalisme, en véritable
génie de l’automatisme verbal. Et de l’improvisation poétique appuyée sur le
rêve. Mais, dès 1926, il affirme son originalité à l’égard du système
surréaliste. Spécialiste du compte rendu du rêve, il se fait le collectionneur
de ses propres rêves. Mais il suit à la trace la «surréalité», par une
conjonction de l’insolite et du spontané, du naturel et du surnaturel. Ses
textes imbriquent l’humour, les images du rêve et de la réalité.
A la poste
A la poste d’hier tu télégraphieras
Que nous sommes bien
morts avec les hirondelles.
Facteur triste facteur
cercueil sous ton bras
Va-t-en porter ma lettre
aux fleurs à tire d’aile.
La boussole est en os mon
cœur tu t’y fieras
Quelques tibias marquent
le pôle et les marelles
Pour amputés ont un
sinistre aspect d’opéras.
Que pour mon épitaphe un
dieu taille ses grêles !
C’est ce soir que je
meurs ma chère Tombe-Issoire.
Ton regard le plus beau
ne fut qu’un accessoire
De la machinerie étrange
du bonjour :
Adieu ! je vous
aimai sans scrupule et sans ruse,
Ma Folie-Méricourt ma
silencieuse intruse.
Boussole à flèche torse
annonce le retour.
«C’est les bottes de sept lieues cette
phrase :
«Je
me vois», 1926 (Edit. Gallimard)
Joë Bousquet
(1897-1950)
Joë Bousquet fut l’un des grands poètes de la vie et
du silence intérieurs. Sa poésie constitue une gamme des états spirituels d’un
être, vu sa paralysie physique chronique due à se blessure à la guerre, à la
fois présent au monde et absent de lui. Il est à la fois moderne et
anachronique par son accent tragique, son goût du mystère et l’harmonie
musicale de ses vers.
Il fait jour
Il fait jour ton regard exilé de ta
face
Ne trouvent pas tes yeux en
s’entourant de toi
Mais un double miroir clos sur un
autre espace
Dont l’astre le plus haut s’est
éteint dans ta voix.
Sur un corps qui s’argente au
croissant des marées
Le jour mûrit l’oubli d’un pôle
immaculé
Et mouille à tes longs cils une
étoile expirée
De l’arc-en-ciel qui draine aux
racines des blés.
Les jours que leur odeur endort sous
tes flancs roses
Se cueillent dans tes yeux qui
s’ouvrent sans te voir.
L’ombre cache un passeur d’absences
embaumées
Elle perd sur tes mains le jour qui
fut tes yeux
Et comme au creux d’un lis sa
blancheur consumée
Abîme au fil des soirs un ciel trop
grand pour eux.
«L’esprit de la parole»
(Edit. Gallimard)
René-Guy Cadou
(1920-1951)
René-Guy Cadou s’inscrit dans la lignée de la
résurrection poétique française, celle des tentatives nouvelles de l’humanisme
et de la poésie d’espoir, manifestée notamment, depuis 1945, par l’ «Ecole de Rochefort».
Dans la demeure d’une poète
Celui qui entre par hasard dans la demeure d’un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud du bois renferme davantage
De cris d’oiseaux que tout le cœur de la forêt.
Il suffit qu’une lampe pose son cou de femme
A la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d’abeilles
Et l’odeur du pain frais des cerisiers fleuris.
Car tel est le bonheur de cette solitude
Qu’une caresse toute plate de la main
Redonne à ces grands meubles noirs taciturnes
La légèreté d’un arbre dans le matin.
«Les biens de ce monde»
(Edit. Seghers)
Charles Maurras
(1868-1952)
Le poète Charles Maurras a été rejeté dans l’ombre par
son activité politique. Une partie essentielle de son œuvre littéraire, sa
poésie, a été résolument tenue à l’écart du public soit par modestie, soit par
pudeur d’une intime part de sa vie, soit par sa très haute considération de la
poésie elle-même. Ses poèmes reflètent cette ombrageuse pudeur de sa personne
et le culte qu’il voue à la tradition dont il s’est nourri dans ses vers,
caractérisés par une ample et grave allure donnant une profonde et sincère
résonance à une voix qui est la sienne propre.
Par les grand’routes
Par les grand’routes en lacets
Qui serpentent sous nos étoiles,
Le vent de mer qui frémissait
Tendit mon cœur comme une étoile.
Et, coup d’aile supérieur
Dans la solitude farouche
Du sombre flot cueillant la fleur
Ou la pressant jusqu’à ma bouche,
Comme il mettait en mouvement
Depuis la cendre des ancêtres
Jusqu’au brasier du
firmament
Toutes les sources de
mon être,
La vie entière
m’apparut,
Sa dureté, son amertume
Et, quelque lieu qu’on
ait couru,
Cette douceur qui la
parfume :
Enfant trop vif,
adolescent
Que les disgrâces
endurcirent,
A mon automne enfin je
sens
Cette douceur qui me
déchire.
Presque à la veille
d’être au port
Où s’apaise le cœur
des hommes
Je ne crois plus les
pauvres morts
Mieux partagés que
nous ne sommes :
Mais je ne mène à ce
tombeau
Regret, désir, ni même
envie
Et j’y renverse le
flambeau
D’une espérance
inassouvie.
«Inscriptions»
(Edit. Librairie de France)
Paul Eluard
(1895-1952)
Paul Eluard
est le poète de la perception et de la vie immédiate, ou qui tend à l’embrasser
privilégiant l’inspiration et la ferveur humaine. En plein surréalisme, il ne
cesse d’être fidèle à la tradition faisant de l’amour et du lyrisme son thème
poétique par excellence. Images, mots, rythmes y concourent pour célébrer
l’évidence d’un paradis d’amour idyllique.
Je fête l’essentiel
Je fête l’essentiel je fête ta présence
Rien n’est passé la vie a
des feuilles nouvelles
Les plus jeunes ruisseaux
sortent dans l’herbe fraîche
Et comme nous aimons la
chaleur il fait chaud
Les fruits abusent du
soleil les couleurs brûlent
Puis l’automne courtise
ardemment l’hiver vierge
L’homme ne mûrit pas il
vieillit ses enfants
Ont le temps de vieillir
avant qu’il ne soit mort
Et les enfants de ses
enfants il les fait rire
Toi première et dernière
tu n’as pas vieilli
Et pour illuminer mon
amour et ma vie
Tu conserves ton cœur de
belle femme nue.
«Le
lit, la table – A celle qui répète ce que je dis, VII»
(Edit.
Les Trois Collines, Genève)
Paul Claudel
(1868-1955)
L’œuvre poétique de Paul Cladel se caractérise par sa
diversité et son unité de structure, de rythme et de ton. Il y manifeste
l’enthousiasme de sa communion avec le monde et Dieu par son lyrisme,
l’expression de son expérience humaine. Chez lui la poésie est d’abord réception de
l’Esprit, un acte d’interrogation. C’est que l’interprétation poétique de
l’homme et du monde passe, selon lui, par l’intime communion entre le visible
et l’invisible qui leur confère réalité et signification.
Contre les idoles
Soyez béni,
mon Dieu, qui m’avez délivré des idoles.
Et qui
faites que je n’adore que Vous seul, et non
point Osiris,
Ou la
Justice, ou le Progrès, ou la Vérité, ou la Divinité, ou l’Humanité, ou les
Lois de la nature, ou l’Art, ou la Beauté,
Et
n’avez permis d’exister à toutes ces choses qui ,e sont pas, ou le Vide laissé
par votre absence.
Comme
le sauvage qui se bâtit une pirogue et de cette planche en trop fabrique
Apollon,
Ainsi
tous ces parleurs de paroles de surplus de leurs adjectifs se sont fait des
monstres sans substance,
Plus
creux que Moloch, mangeurs de petits enfants, plus cruels et plus hideux que
Moloch.
Ils ont un son et un point de voix, un
et il n’y a point de personne,
Et l’esprit immonde est là, qui remplit les
lieux déserts et toutes les choses vacantes.
Seigneur
vous m’avez délivré des livres et des Idées, des Idoles et leurs prêtres,
Et vous
n’avez point permis qu’Israël serve sous le joug des Efféminés.
Je sais
que vous n’êtes point le dieu des morts, mais des vivants.
Je
n’honorerai point les fantômes et les poupées, ni Diane, ni le Devoir, ni la
Liberté et le bœuf Apis.
Et vos
«génies», et vos «héros» vos grands hommes et vos surhommes, la même horreur de
tous ces défigurés.
Car je
ne suis pas libre entre les morts,
Et
j’existe parmi les choses qui sont et je les contrains à m’avoir indispensable,
Et je
ne désire supérieur à rien, mais un homme juste,
Juste
comme vous êtes parfait, juste et vivant parmi les autres esprits réels.
Que
m’importent vos fables ! Laissez-moi seulement aller à la fenêtre et
ouvrir la nuit et éclater à mes yeux en un chiffre simultané
L’innombrable
comme autant de zéros après le 1 coefficient de ma nécessité !
«Cinq Grandes Odes, III» (Edit.
Gallimard)
Paul Fort
(1872-1960)
Dès, sa
prime jeunesse, Paul Fort fut un fervent adepte du symbolisme militant. Son
service à la poésie fut constant, ce qui lui valut le titre de «Prince des
poètes», en 1912. Son œuvre poétique,
faite de la longue suite des «Ballades françaises», inaugurées en 1896, lui
valut autant de succès que d’influence. Elle contribua alors à modifier même la
notion de poème. Ses ballades furent une inépuisable revue des provinces, des
villes, de Paris et des belles images historiques, tel un bel exemple de
lyrisme, de mouvement et de rythme, augurant d’une caractéristique du vers-librisme.
Louis XI
Louis XI,
gagne-petit, le t’aime, curieux homme. Cher marchand de marrons, que tu sus
bien tirer les marrons de Bourgogne ! Tu faisais le gentil, tu bordais ton
chaperon de médailles de cuivre et d’images de plomb – on te croyait bien
occupé à des patenôtres, soudain tu te baissais, étendant tes longs bras, et
tout doucettement, sans froisser tes mitaines, tu chipais un marron, puis un,
puis un, puis un, sous les mitaines du cousin.
Mais si,
par aventure, ses gros poings s’abattirent sur ton dos, ton dos maigre, tu pouffais de rire et lui rendais son bien
que tu lui avais pris. N’y avait plus
que les coques, les marrons étaient vides. Ta gentille industrie te
valut de grands biens !
Ainsi,
moi, bon trouvère, quoique penseur nabot, je grappille ciel et terre, provinces de mon cerveau, sous
les mains du Seigneur, toute lumière. Je dérobe à ses doigts les roses de
l’aurore, les bagues de l’orage et les lys des nuits claires ; et j’ai de
petites images fort idéales sous mon chapeau.
Chiper menu mais sûr, doux Louis XI, ô rare
homme ! Que Dieu bon politique, ô rare entre les Louis, t’ait en sa bénie
garde et que – comme, jadis, ton lévrier chéri sous tes grègues, tu jugeais de
douceur, ayant bonne chaleur, - tu sois, sur ses poulaines d’or au paradis,
saint petit roi couchant, son plus chaud conseilleur.
Et, pour
t’avoir levé contre mes professeurs, avoir suivi ta loi si toute de candeur,
quand ce sera mon jour, que ce sera mon tour, tire la robe à Dieu : qu’il
me place d’amour (1898).
«Ballades françaises»
(Edit.
Flammarion)
Jules Supervielle
(1884-1960)
Jules
Supervielle était le poète qui se cherchait un repère fixe pour son besoin
irrépressible de mettre au clair son expérience et son angoisse de l’absence,
par une communication secrète. Il sera toute sa vie à la recherche de la vraie
réalité, à travers les mots, les rythmes, les images, les souvenirs, par-delà
leur caractère instantané et éphémère. Il reste ainsi fidèle à une poésie
simple et spontanée, malgré les influences du symbolisme, avec un sens aigu des
mystères du Temps et de la Mort, des visions et des rêves, des fantômes, ou des
sensations qui peuplent le vide apparent d’une absence universelle, d’une
réalité nommée Dieu.
Dans un champ
de ciel
J’avais
un cheval
Dans un
champ de ciel
Et je m’enfonçais
Dans le
jour ardent.
Rien ne
m’arrêtait
J’allais sans savoir.
C’était un navire
Plutôt
qu’un cheval,
Comme
on n’en voit pas,
Tête de coursier,
Robe de délire
Un vent qui hennit
En se répandant.
Je montais toujours
Et faisais des signes :
«Suivez mon chemin,
Vous pouvez venir,
Mes meilleurs amis,
La route est
sereine,
Le ciel est ouvert.
Mais qui parle ainsi?
Je me perds de vue
Dans cette altitude,
Me distinguez-vous?
Je suis celui qui
Parlais tout à l’heure,
Suis-je encore celui
Qui parle à présent,
Vous-mêmes,
amis,
Êtes-vous les mêmes?
L’un efface l’autre
Et change en montant.»
«Ciel
et Terre, 1942»
(Edit.
Gallimard)
Pierre Reverdy
(1889-1960)
Pierre
Reverdy a le goût de la solitude, non pas par vocation religieuse, bien qu’il
ait dit avoir choisi Dieu librement. Il a fréquenté les milieux littéraires et
artistiques d’avant-garde, il est considéré comme le plus secret et le plus
solitaire des poètes de sa génération. Mais cela ne l’a pas conduit au néant et
au désespoir. Il utilise les éléments de la nature et les pulsions de sa
sensibilité pour créer un sentiment de la réalité et, ainsi la poésie était
pour lui une planche de salut. La poésie
est aussi pour lui le fruit d’un débat intérieur d’une soif d’absolu et du
sentiment face à un univers plein de menaces.
Sur la pointe des pieds
Il n’y a
plus rien qui reste
Entre mes dix doigts
Une
ombre qui s’efface
Au centre
Un bruit de pas
Il faut
étouffer la voix qui monte trop
Celle
qui gémissait et qui ne mourait pas
Celle
qui allait plus vite
C’est
vous arrêtiez ce magnifique élan
L’espoir et mon orgueil
Qui passait dans le vent
Les
feuilles sont tombées
Pendant que les oiseaux comptaient
Les gouttes
d’eau
Les lampes
s’éteignaient derrière les rideaux
Il ne faut
pas aller trop vite
Crainte de
tout casser en faisant trop de bruit
«Sources
du vent, 1947»
(Edit.
des Trois Collines)
Blaise Cendrars
(1887-1961)
La poésie
de Blaise Cendrars s’inspire parfois de sa vie d’aventure réelle et
spirituelle. Sa mysticité est aussi la raison d’être de sa poésie. En marge du
surréalisme, humour, mystification, quête de la révélation du secret, de la
tendresse, lyrisme du cœur ou des sens, la diversité des registres, l’abandon à
soi, constituent la profondeur et la
richesse de ses poèmes.
Îles
Îles
Îles
Îles où l’on ne prendra jamais terre
Îles où l’on ne descendra
jamais
Îles couverte de végétations
Îles tapies comme des jaguars
Îles muettes
Îles immobiles
Îles inoubliables et sans nom
Je lance mes chaussures
par-dessus bord car je voudrais
Bien aller jusqu’à vous
«Feuilles
de route» (Edit. Gallimard)
Jean Cocteau
(1869-1963)
Jean
Cocteau est l’écrivain qui s’est voué à
l’exercice poétique, à la vie intérieure et à l’exercice du pouvoir magique de
la parole. Il est aussi le poète du paradoxe, à la fois masque et révélation.
Le poème reste pour lui lr royaume de prédilection du sortilège. Non loin des
surréalistes, il se veut être une sorte de médium du mystère, de la
métamorphose du monde, de la communication magique avec les morts, de la
découverte de l’invisible.
Derrière l’arbre à songe
Rendez-vous derrière l’arbre à
songe ;
Encore faut-il savoir auquel aller,
Souvent on embrouille les anges
Victime du mancenillier…
Nous qui savons ce que ce geste
attire :
Quitter le bal et les buveurs de
vin,
A bonne distance des tirs,
Nous ne dormirons pas en vain.
Dormons sous un prétexte
quelconque,
Par exemple : voler en
rêve ;
Et mettons-nous en forme de
quinconce,
Pour surprendre le rendez-vous.
C’est le sommeil qui fait ta
poésie,
Jeune fille avec un seul grand bras
paresseux ;
Déjà le rêve t’a saisie
Et plus rien d’autre ne
t’intéresse.
«Opéra» (Edit. Stock)
Jacques Audiberti
(1899-1965)
Poète ayant apporté le plus de souffle et de sonorité
à la poésie, Jacques Audiberti est aussi l’homme lucide à la fois musicien,
théologien, et politicien. Il se voue à assumer la conscience du monde dont il
fit passer dans ses vers les masses, les puissances et les rythmes. Il les
charge de lyrisme éloquent, d’airs de complaintes, d’angoisse et d’humour
cocasse.
Ce
petit qu’on fusille
Ce petit qu’il faut qu’on
fusille
On le mena devant la
croix
Cigarettes, blancheurs de
fille,
Il tira, de sa poche,
trois.
Une, il la mit à son
esgourde,
l’autre à sa lèvre, et
puis, en l’air,
il jette son chapeau qui
tourne
comme le soleil du
désert.
La troisième, soit une
sainte,
Sur le calvaire il la
perdit.
C’est elle qui poussa la
plainte
Puisque les hommes n’ont
rien dit.
«Des tonnes de semences» (Edit.
N.R.F., Gallimard)
André Breton
(1896-1966)
André Breton, après ses expériences de la guerre, fait
partie du cercle de Guillaume Apollinaire. Il devient le chef et le théoricien
du groupe surréaliste et affirme l’irréductible indépendance de la poésie à
l’égard de tout contrôle extérieur, y compris marxiste. Il vise à une
transformation radicale de l’homme et du monde et y voit aussi le principe de
la vraie poésie, qui est la libération inconditionnelle des produits de la vie
psychique, grâce au caractère spontané de l’automatisme verbo-visuel, dont
l’écriture automatique de la poésie comme moyen d’accès à la surréalité.
Tournesol
La voyageuse qui traverse les Halles à la tombée de
l’été
Marchait sur la pointe des pieds
Le désespoir roulait au ciel ses grands arums si beaux
Et dans le sac à main il y avait mon rêve ce flacon de
sels
Que seule a respiré la marraine de Dieu
Les torpeurs se déployaient comme la buée
Au chien qui fume
Où venait d’entrer le pour et le contre
La
jeune femme ne pouvait être vue d’eux que mal et de biais
Avais-je
affaire à l’ambassadrice du Salpêtre
Où
de la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée
Les
lampions prenaient feu lentement dans les marronniers
La
dame sans ombre s’agenouilla sur le Pont-au-Change
Rue
Git-le-Cœur les timbres n’étaient plus les mêmes
Les
promesses de nuit étaient enfin tenues
Les
pigeons voyageurs les baisers de secours
Se
joignaient aux seins de la belle inconnue
Dardés
sous le crêpe des significations parfaites
Une
femme prospérait en plein Paris
Et
ses fenêtres donnaient sur la voie lactée
Mais
personne ne l’habitait encore à cause des survenants
Des
survenants qu’on sait qu’on sait plus dévoués que les revenants
Les
uns comme cette femme ont l’air de nager
Et
dans l’amour il entre un peu de leur substance
Elle
les intériorise
Je
ne suis le jouet d’aucune puissance sensorielle
Et
pourtant le grillon qui chantait dans les cheveux des cendres
Un
soir près de la statue d’Etienne Marcel
M’a
jeté un coup d’œil d’intelligence
André
Breton a-t-il dit passe
«Clair de terre» (Edit.
Gallimard)
Marie Noël
(1883-1967)
Marie Noël incarne à la fois la poésie populaire
et religieuse avec ce qu’elle a de nos jours de plus familier et de plus
touchant. Ses poèmes ressemblent plus à des chansons qu’à des poèmes. Elle leur
confère le caractère des chants les plus
humbles et y livre tout son cœur et s’en réjouit et en réjouit autrui avec un
grand enchantement.
Le vent sur le toit
Le vent sur le toit vient de rencontrer
Dessus, un oiseau que l’azur apporte.
Qui vole ?... Le ciel a poussé la
porte,
La porte a chanté, un Ange est entré.
…Je ne l’ai pas vu, mais en s’en allant,
- J’étais sur le pas ému de la porte –
Il a laissé choir dans mon cœur tremblant
Un grain murmurant du Verbe qu’il porte.
…Ah ! comment un mot sortira-t-il
bien
De moi que voilà qui suis peu
savante ?
Mais le Saint-Esprit – je suis sa
servante –
S’il veut qu’il me naisse y mettra du
sien…
«Le
Rosaire» (Edit. Stock)
(3)
POÈTES FRANÇAIS AYANT VÉCU
À LA FIN DU XXe SIÈCLE :
Saint-John Perse
Patrice de La Tour du Pin
Pierre-Jean Jouve
Jacques Prévert
Louis Aragon
Pierre Emmanuel
Francis Ponge
René Char
Philippe Soupault
Saint-John Perse
(1897-1975)
Le poète Saint-John Perse fait appel dans ses poèmes
aux mythes exotiques ou fantastiques pour transcrire d’immenses visions d’un
secret intérieur. Il tente de tenir dans son langage d’images et de rythmes le
pari d’une expression aristocratique du secret incommensurable de son aventure intérieure.
Les thèmes du voyage, de l’inconnu, du témoignage spirituel, du mystère constituent
l’objet de sa poésie inséparable de l’exotique, du familier, tels un parcours
intérieur où se rejoignent les mots et
les rêves, le rythme et l’image, comme
repères de la réalité cachée.
Le poète a témoigné
Telle est
l’instance extrême où le Poète a témoigné.
En ce point
extrême de l’attente, que nul ne songe à
regagner les chambres.
«Enchantement du jour à sa naissance…. Le vin nouveau n’est plus vrai,
le lin nouveau n’est plus frais…
« Quel est ce goût d’airelle sur ma lèvre d’étranger, qui m’est
chose nouvelle et m’est chose étrangère ?
A moins
qu’il ne se hâte en perdra place mon poème… Et vous aviez si peu de temps pour
naître à cet instant…».
(Ainsi
quand l’Officiant s’avance pour les cérémonies de l’aube, guidé de marche en
marche et assisté de toutes parts contre le doute, - la tête glabre et les
mains nues et jusqu’à l’ongle sans défaut, - c’est un très prompt message
qu’omet au premiers feux du jour la feuille aromatique de son être.)
Et le Poète
aussi est avec nous, sur la chaussée des hommes de son temps.
Allant le
train de notre temps, allant le train de ce grand vent.
Son
occupation parmi nous : mise en clair des messages. Et la réponse en lui
donnée par l’illumination du cœur.
Non point l’écrit, mais la chose même.
Prise en son vif et dans son tout.
Conservation
non des copies, mais des originaux. Et l’écriture du poète suit le
procès-verbal.
«Vents, 6» (Ed. Gallimard)
Patrice de La Tour du Pin
(1911-1976)
Adepte de la solitude et de la communion avec la
nature, Patrice de La Tour du Pin est le poète de l’expérience mystique, de la
sincérité spirituelle, de l’itinéraire religieux et humain, qui partant de la
Nature et de l’Homme aboutit à la prière par le jeu mystique. C’est dans une
poésie, fondée sur le mystère, la permanence des images de l’Homme et de la
Nature, les pouvoirs symboliques du langage, le thème mystique de la quête, le
dialogue avec lui-même, la Nature et Dieu que l’homme risque de jouer le pari de
sa signification et de son salut.
Le trois plus grands jeux du monde
Je
vous promets des jeux, les trois plus grands du monde,
A
comprendre d’abord, et peut-être à gagner,
A
pousser si avant dans leurs règles premières
Que
vous en resterez pour toujours prisonniers.
Ah !
la terreur me défigure, vous rend blêmes !
Mais
que sera-ce au bout du Jeu de l’Homme devant lui-même
Quand
vous reconnaîtrez la touche du néant
Surtout
ce que la joie et l’espérance fondent
-
Si je ne suis qu’un perpétuel éclatement !
Et
sera au bout du Jeu de l’Homme devant le Monde,
Dans
ce vide étranger, cet autre insaisissable
Que
parcourent des temps, des nuits de création
Dont
on ne peut saisir que l’évaporation
La
brusque fin dans la seule zone habitable
Pour
nous de l’Univers…
Et
que sera-ce au bout du Jeu de l’Homme devant Dieu?
Petits
contemplatifs, rendez ce qui déborde,
Allez
dans le concert où la Grâce s’accorde
Et
cet hiver extrême, où seul le Creux
Demeure…
Alors j’aurais vécu mon
existence,
Si
naïve est ma foi, ne perdez pas confiance.
Vous
aurez d’autres jeux à courir, les plus libres,
Comme
ceux d’enfants et des dauphins,
Toutes
les tragédies, tous les mythes possibles
Que
rencontre un adolescent sur son destin
-
Et celui d’épuiser les choses et les rêves,
De
mêler sa croissance aux croissances des sèves,
De
prendre dans sa voix la musique du ciel
Et
de la terre – en gagnant pas à pas le mystère
D’être
homme, l’honneur d’être homme…
Et l’Eternel…
«La
Genèse» (Edit. Gallimard)
Pierre-Jean Jouve
(1887-1976)
Après des
influences symbolistes, Pierre-Jean finit par trouver sa voie personnelle de
poète sensible au drame : Mort, Résurrection, Apocalypse, Jugement
dernier, Christ, Antéchrist, la Nuit,
l’Amour et la connaissance du monde comme thèmes de et réalités que
devrait assumer la poésie pour occuper l’absence du Monde, liés dans la nature
au Sang, à la sueur, à l’Orage et à l’Arbre. Ainsi est-il considéré comme le
grand restaurateur contemporain de la poésie visionnaire.
Je vois
Je vois
Les morts ressortant des ombres de
leurs ombres
Renaissant de leur matière furieuse et
noire
Où sèche ainsi la poussière du vent
Avec des yeux reparus dans les trous
augustes
Se lever balanciers perpendiculaires
Dépouiller lentement une rigueur du
temps ;
Je les vois chercher toute la poitrine
ardente
De la trompette ouvragée par le vent.
Je vois
Le tableau de la justice ancien et tous ses
ors
Et titubant dans le réveil se rétablir
Les ors originels ! Morts vrais,
morts claironnés,
Morts changés en colère, effondrez,
rendez morts
Les œuvres déclinant, les monstres enfantés
Par l’homme douloureux et qui fut le dernier,
Morts énormes que l’on croyait remis en forme
Dans la matrice de la terre.
Morts
purifiés dans la matière intense de la gloire,
Qu’il en sorte et qu’il en sorte encor, des
morts enfantés
Soulevant notre terre comme des taupes
rutilantes
Qu’ils
naissent ! Comme ils sont forts, de chairs armés !
Le renouveau des chairs verdies et des os
muets
En
lourdes grappes de raisin sensuel et larmes
En élasticité prodigieuse de charme,
Qu’ils naissent ! Comme ils sont forts
de chairs armés.
«Gloire»
(Edit. Fontaine, Alger)
Jacques Prévert
(1900-1977)
Ayant quelque
peu adopté leur sensibilité des surréalistes souvent anarchisante et leur
attachement suggère la liberté dans la réalité quotidienne, Jacques Prévert retient
et enregistre verbalement tout ce qui renferme, un charme hétéroclite, parmi les choses, les êtres et les gens. Sa
poésie est volontairement visuelle, avec un soupçon de halo magique, de parole
riche de sensibilité, de liberté
rythmique, de rêves et d’humour souvent sarcastiques.
Le contrôleur
Allons
Pressons
Allons
allons
Voyons
pressons
Il
y a trop de voyageurs
Trop
de voyageurs
Pressons
pressons
Il
y en a qui font la queue
Il
y en a partout
Beaucoup
Le
long du débarcadère
Ou
bien dans les couloirs du ventre de leur mère
Allons
allons pressons
Pressons
sur la gâchette
Il
faut bien que tout le monde vive
Alors
tuez-vous un peu
Allons
allons
Voyons
Soyons
sérieux
Laissez
la place
Vous
savez bien que vous ne pouvez pas rester là
Trop
longtemps
Il
faut qu’il y en ait pour tout le monde
Un
petit tour on vous l’a dit
Un
petit tour du monde
Un
petit tour dans le monde
Un
petit tour et on s’en va
Allons
allons
Pressons
pressons
Soyez
polis
Ne
poussez pas.
«Paroles »
(Edit. Gallimard)
Louis Aragon
(1897-1982)
Louis
Aragon s’est associé ay mouvement surréaliste où il voyait surtout un moyen de
libération et une révolution positive, un élan plutôt qu’un système ou une
doctrine. Sa poésie s’est caractérisée par une aisance verbale prononcée, un
exercice du lyrisme teinté parfois de caprice et d’humour qui glorifie librement
les charmes, les métamorphoses de la nature, des êtres et des choses du monde
qui l’entoure.
Le printemps opéra Mir acles
Vous que le printemps opéra
Miracles
ponctuez ma stance
Mon
esprit épris du départ
Dans
un rayon soudain se perd
Perpétué
par la cadence
La
Seine au soleil d’Avril danse
Comme
Cécile au premier bal
Ou
plutôt roule des pépites
Vers
les ponts de pierre ou les cribles
Charme
sûr La ville est le Val
Les
quais gais comme en carnaval
Vont
au-devant de la lumière
Elle
visite les palais
Surgis
selon ses jeux ou lois
Moi
je l’honore à ma manière
La
seule école buissonnière
Et
non Silène m’enseigna
Cette
ivresse couleurs de lèvres
Et
les roses du jour aux vitres
Comme
des filles d’Opéra
«Feu de joie, 1917-1919»
(Edit. Au Sans Pareil)
Pierre Emmanuel
(1916-1984)
Pierre
Emmanuel est l’un des grands poète de la Résistance et partisan de la poésie
prophétique qui avait son essor lors de la grande Guerre. Quelques grands
mythes prophétiques ont été redécouverts au contact de cette actualité, tels
que les mythes d’Orphée, de Sodome et de Babel. Chez lui, la poésie visionnaire
est aussi une forme d’action en rendant compte en termes d’éternité de
l’événement, du drame de la confusion tragique de la grandeur et de la vanité humaines.
Pitié pour nous Seigneur
Pitié
pour nous Seigneur Tes derniers Seigneurs survivants
car Tu nous as donné ces morts en héritage
nous sommes devenus les pères de nos morts.
Pitié pour nous Seigneur pitoyables marâtres
qui avons engendré ces hommes dans la Mort :
et nous voici séparés d’eux par leur cadavre
eux qui sont déjà morts et fondés en Ta nuit.
Notre obscure journée s’éblouit de leur nuit
notre chair se révulse au contact de leur
ombre
nous n’avons point assez de nuit pour nous
terrer
nous sommes nus jusqu’à la moelle dans leur
gloire
et nos mots tombent en poussière en leur
pensée
nous sommes devenus étrangers à nous-mêmes
de grands vents soufflent qui nous chassent
de la chair
nous tremblons de mourir et nous tremblons
de vivre
nous sommes pour toujours en deçà de la
Mort.
«Jour de Colère» (Edit. Seghers)
Francis Ponge
(1899-1988)
Ne se prétendant pas poète, Francis Ponge a souvent
dit qu’il ne se voulait pas poète. Dans «Proèmes» comme dans «Le
Parti Pris des choses», il use à la
fois du poème et de la prose. Sa poésie surprend par sa singularité. Elle
suppose des habitudes de lecture ouverte sur l’univers du poète, celui des
poètes du XXe siècle. Le langage, chez Ponge, est analogique, mais l’analogie pour
lui est surtout un moyen de faire apparaître la différence. L’attention du
poète, selon lui, à l’objet ajoute quelque chose à l’homme, change la morale,
change tout. Par cette dialectique, le
poète nous semble plus profondément fidèle à l’humanisme.
L’HUÎTRE
L’huître,
de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une
couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos.
Pourtant on peut l’ouvrir : il faut alors la tenir au creux d’un torchon,
se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les
doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail
grossier. Les coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs,
d’une sorte de halos.
A
l’intérieur l’on trouve tout le monde, à boire et à manger : sous un firmament
(à proprement parler) de nacre, les cieux d’en-dessus s’affaissent sur les
cieux d’en-dessous, pour ne plus former qu’une mare, un sachet visqueux et
verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle
noirâtre sur les bords.
Parfois
très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à
s’orner.
«Le
parti pris des choses»
(Edit. Gallimard)
René Char
(1907-1988)
René Char, c’est le poète des mots alignés, des
métaphores libres en couplets, des maximes innombrables et grandiloquentes.
Quelque peu surréaliste, scientiste, existentialiste, il opte pour la solitude
pour se mettre à l’abri des écoles, des idoles et des maîtres. La poésie de
Char est exigeante et réservée à une élite qui a connu Lautréamont, Breton et
Reverdy… Elle appelle à suivre le poète dans ses preuves et ses traces :
une forme, un vers, un titre, une image... C’est une poésie du contact du poète
avec le monde. Y abondent dialogues, apostrophes, dédicaces, conseils
confidences, témoignant de la présence du poète.
JE, TU, NOUS
- JE :
« Je ne désire plus que tu me sois
ouvert… »
« Je te découvrirais à ceux que
j’aime… »
« Je marchais parmi les bosses d’une
terre écurie… »
« Je n’ai plus de fièvre ce matin… »
- Tu :
« Attends
encore que je vienne… »
« Enfin,
si tu détruis, que ce soit avec des outils nuptiaux… »
« Toi
qui ameutes et qui passes entre l’épanouie et le voltigeur… »
« Qu’as-tu
à te balancer sans fin… »
- Nous :
« Nous
nous sommes soudain trop rapprochés… »
« Notre
amitié est le nuage blanc préféré du soleil… »
« Plus
jamais nous ne serons rapatriés… »
«Les Matinaux» (Edit.
Gallimard)
Philippe Soupault
(1897-1990)
Aiment
passionnément les fleurs, les arbres et les mauvaises herbes, Philippe Soupault
est un poète d’un esprit de grande
révolte rêvant de voyage et d’indépendance. Cobaye involontaire d’un vaccin
contre la typhoïde dont plusieurs de ses camarades mobilisés durant la guerre
1914 en meurent, il est hospitalisé pendant de longs mois. Il se passionne pour
la poésie d’Apollinaire, comme lui en convalescence à l’hôpital. Son premier
poème en est né. Envoyé à Apollinaire, celui-ci le publie. Il y évoque
l’expérience interminable de l’hôpital.
Depuis des heures
Depuis des heures le soleil ne se levait
pas
une lampe faible et les seize lits rangés
la routine
mais pas seulement la routine l’esclavage
Quelques éclairs réguliers
Couchés sur mon lit j’écoutais la joie des
autres esclaves
et le bruit de leurs chaînes
Ils passent se raidissent et chantent…
Il fut le premier médecin qui vint près
de moi
HOPITAL AUXILAIRE 172
Des regards une toux la routine
mais pas seulement la routine l’esclavage
chaque jour un chant très doux
livres vous m’écoutiez
Il fut le deuxième médecin
Il écouta ma respiration et battre mon
cœur
Ses cheveux sont noirs et gris
Au son du gramophone les jours passèrent
et dansèrent
la routine
mais seulement la routine l’esclavage
je sortis pour aller vivre…
«Poèmes et
Poésies, Aquarium, 1917 »
(Edit. Grasset)
INDICES BILIOGRAPHIQUES
Arland,
Marcel : «Anthologie de la poésie française», Paris,
Ed. Stock, 1942.
Benamou,
Michel : «Pour une nouvelle pédagogie du texte
littéraire», Paris, Ed. Hachette/ Larousse, 1971.
Des
Granges, Ch.-M. : «Morceaux choisis des auteurs
français», Paris Ed. Hatier, 1938.
Lagarde,
André & Michard, Laurent : «XXe SIÈCLE», Paris,
Ed. Bordas, 1966.
Muret,
Michel : «Les anthologies de la poésie française
Ponge,
Francis : «Le parti pris des choses», Paris, Ed.
Gallimard, 1967.
Prévert,
Jacques : «Paroles», Paris, Ed. Gallimard, 1972.
Stalloni,
Yves et alii : « Poètes contemporains», in «L’Ecole
des lettres», Paris, N°14 – 15 mai 1978.
Thoorens,
Léon : «Panorama des littératures 7», Paris, Ed.
Marabout Université, 1969.
TABLE DES MATIÈRES
Préface
2
1-
Poètes français ayant vécu au début du XXe Siècle : 4
José-Marie
de Heredia
5
Jean
Moréas
6
Guillaume
Apollinaire
8
Paul-Jean
Toulet
9
Anna
de Noailles
11
Henri Régnier
13
Francis Jammes
15
2-
Poètes français ayant vécu au milieu du XXe
Siècle :
17
Max
Jacob
18
Paul
Valéry 20
Robert
Desnos
22
Joë
Bousquet
24
René-Guy Cadou
26
Charles
Maurras
27
Paul
Eluard
29
Paul
Claudel 31
Paul Fort 33
Jules Supervielle
35
Pierre Reverdy
37
Blaise Cendrars
39
Jean
Cocteau
40
Jacques
Audiberti
42
André
Breton
43
Marie
Noël
45
3-
Poètes français ayant vécu à la fin du XXe
Siècle :
46
Saint-John
Perse
47
Patrice
de La Tour du Pin
49
Pierre-Jean
Jouve 51
Jacques
Prévert
53
Louis
Aragon 55
Pierre
Emmanuel 57
Francis
Ponge
59
René
Char
61
Philippe
Soupault
63
[1] Murat, Michel : «Les anthologies de la poésie
française
d’André
Gide et Marcel Arland», www.fabula.org
. Voir aussi indices bibliographique à la
fin de ce volume.
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