miércoles, 5 de agosto de 2015

PTE ANTHOLOGIE DE L'ACTE CRIMINEL GRATUIT DANS LE ROMAN MONDIAL



Dr. SOSSE ALAOUI MOHAMMED








PETITE ANTHOLOGIE
DE L’ACTE GRATUIT DANS LES ROMANS
DES CINQ CONTINENTS
1866 - 2006









Tétouan
2015


INTRODUCTION

    On parle encore aujourd’hui de l’acte gratuit en littérature  dans le roman des cinq continents. D’où pour nous l’intérêt d’une exploration initiale du genre en question, à travers cette «Petite Anthologie de l’acte gratuit dans les romans des cinq continents : 1866-2006». En guise d’approche théorique, essayons de cerner les aspects jalons de cette  embryonnaire tentative de sa configuration intercontinentale. D’où :

   1. Théorie de l’acte gratuit dans les romans des cinq continents :
  
     En vue d’établir une théorie de l’acte gratuit dans les romans des cinq continents, Jean Maisonneuve s’interroge sur une théorie des auteurs à ce sujet : «Il ne s’agit pas ici d’aborder dans leur fond les problèmes de la liberté et du hasard, du nécessaire ou de l’absurde qui sont la source et le prétexte d’imbroglios subtils. Certes l’auteur évoque très souvent ces problèmes, mais soutient-il pour autant ce que certains ont appelé « une théorie de l’acte gratuit » ? N’est-ce pas plutôt une formule ambiguë, objet de définitions diverses, d’inflations puis de dilutions successives jusqu’à la stricte dénégation ?» -  «Avatars de l’acte gratuit gidien (Note anachronique)», www.cairn.info, p.1.

     De son côté, Julia Gardavoine relève une théorie propre à la visée des héros de l’acte gratuit : « C’est ce que la critique appellera acte gratuit. L’acte gratuit serait d’abord un acte commis sans raison valable, une simple affirmation de la volonté de puissance. Raskolnikov et Lafcadio développent en effet une même théorie : l’idée qu’il existerait des hommes supérieurs, capables de tuer sans motif et échappant ainsi aux règles ordinaires. » - « L’acte gratuit dans ‘Crime et Châtiment’ de F. Dostoevski et ‘Les Caves du Vatican.», www.applis.univtours.fr, p.1.

    János Szávai penche avec Dostoïevski pour une théorie de l’acte gratuit romanesque fondée sur la philosophie des lumières et la notion de liberté européenne, en notant : « Pour Dostoïevski la grande question c’est la dualité du monde, les actes gratuits de ses personnages servent à rappeler l’extrême fragilité du monde moderne, issu de la philosophie des lumières. Stavroguine, comme il l’explique, prend du plaisir et de la gratuité pour le bien, et de la gratuité pour le mal. Le roman européen, en reprenant au début du 20e siècle la thématique de l’acte gratuit, essaie de la coupler avec la notion de la liberté, possible ou impossible. » - «Variations sur l’acte gratuit : Gide, Cocteau, Márai », www.google.fr , p.16.

     Quant à Eliane Tonnet-Lacroix théorise une définition de l’acte gratuit à la lumière des composantes sociales, logiques et morales, voire psychologiques, en affirmant : «L’acte gratuit, c’est l’acte totalement sincère, libéré des pesanteurs sociales, logiques ou morales. Détaché des motivations ou des fins qui commandent habituellement l’action, l’acte gratuit est à la fois désintéressé et absurde, libre de toute considération d’intérêt et de toute considération rationnelle. » - « Après-guerre et sensibilités littéraires», www.lcdpu.fr , p.176. 

    2. Formes de l’acte gratuit dans les romans des cinq continents :

     Concernant les formes prises par l’acte gratuit dans les romans des cinq continents,  Jean Maisonneuve juge : «Mais tout charme s’use ; à travers les avatars [les formes] et les prestiges de ce terme-phare, on a pu saisir au fil des textes le passage d’un état d’exultation à celui d’inquiétude ponctuée de sursauts. Les symptômes en apparaissent dès la fin (le fond ! ) des Caves, lorsque André-Lafcadio exprime son trouble et sa lassitude (Romans, p. 866-868) ; ils conduisent – après cinq ouvrages et quinze ans plus tard – aux fragments précités du Journal. Dans l’intervalle l’auteur s’y sera même demandé si l’acte gratuit « n’est pas une fausse profondeur» - «Avatars de l’acte gratuit gidien (Note anachronique)» - Op.cit., pp.8-9. Notons :

       a. Une première forme, dite profanisée, comme folie, par Gide par rapport à Dostoïevski est signalée par János Szávai en ces termes : « L’intrigue des Caves peut être considérée comme une version profanisée de l’intrigue des Frères Karamazov. Chez Dostoïevski c’est également un autre, Dimitri qui est condamné, à la place de Smerdiakov, le vrai coupable,  pour l’assassinat du père, car le témoignage d’Ivan, considéré comme fou, est rejeté par le tribunal. Mais la dimension spirituelle ou métaphysique de cette intrigue dostoievskienne est singulièrement réduite dans la version profanisée.» - Op.cit., pp.3-4.
     b. Une forme de l’acte gratuit, comme suicide, rapportée Jean Maisonneuve en citant : «Dans une conférence prononcée au théâtre du Vieux-Colombier pour le centenaire de Dostoïevski (donc en 1921) Gide évoque le suicide d’un personnage des Possédés, Kirilov. Il y déclare assez platement que ce suicide « est un acte absolument gratuit, je veux dire que sa motivation n’est point extérieure » (ce dernier terme mériterait d’être explicité car il englobe, outre l’intérêt, la contrainte, l’influence, l’offre d’une tentation…).» - Op.cit., p.5.
      c. Une forme de l’acte gratuit, comme jeu de hasard, est également rapportée par János Szávai: «En 1952 Cocteau a même publié un Gide vivant où il soulevait, entre autres, le problème du modèle du personnage de Lafcadio. Mais son acte gratuit est d’une autre nature que celui de Gide. Chez lui il ne s’agit point du choix d’une gratuité pour le mal, remplaçant la gratuité pour le bien, les enfants terribles sont vraiment par-delà. La logique métonymique disparaît, et laisse place au Jeu (…). Le vol d’objets inutiles (…) est ainsi un jeu qui veut signifier le refus du monde matériel, ou, comme dirait Heidegger, le refus de la logique cartésienne de l’esprit calculateur.» - Ibid., p.13.
      d. Une forme d’acte gratuit comme alibi J. Maisonneuve : «On pourrait plutôt parler de surdétermination dans cet acte prétendu gratuit exprimée peu après par son auteur : « Quoi ! Les boutons de Carola maintenant ! Ce vieillard est un carrefour » (p. 834). Qui plus est, le hasard intervient aussi dans la partie un peu comme dans le système de la roulette russe ; au moment critique, Lafcadio hésite, cherche une espèce d’alibi : « Si je puis compter jusqu’à douze, sans me presser, sans voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé… Lentement, lentement… dix… un feu ! » (p. 829-831).» - Variations sur l’acte gratuit : Gide, Cocteau, Márai », Op.cit., p.4.
    e. Une forme d’acte gratuit comme liberté possible ou impossible, notée par le même auteur : «Pour Dostoïevski la grande question c’est la dualité du monde, les actes gratuits de ses personnages servent à rappeler l’extrême fragilité du monde moderne, issu de la philosophie des lumières. Stavroguine, comme il l’explique, prend du plaisir et de la gratuité pour le bien, et de la gratuité pour le mal. Le roman européen, en reprenant au début du 20e siècle la thématique de l’acte gratuit, essaie de la coupler avec la notion de la liberté, possible ou impossible.» - Ibid., p.16.
     f. Une forme d’acte gratuit comme fait par-delà le bien et le mal, remarque : « Clin d’œil, sans doute, au Friedrich Nietzsche du Par delà bien et mal ou d’Humain, trop humain, au philosophe qui destine son livre aux esprits libres, appelés à se défaire de leurs liens. Baragliuoul, romancier catholique pense trouver sa voie, en substituant à la place de la gratuité du bien, la gratuité du mal. Au moins au niveau de l’intrigue. Il suppose qu’il existe un lien direct entre le refus des interdits du Décalogue et le succès de l’écriture.» - Ibid., p.7.
    g. Une forme d’acte gratuit comme acte par personne interposée, est notifié par Guy Pannetier, en ces termes : « Les actes gratuits peuvent être positifs ou négatifs – L’acte gratuit peut être un acte par personne interposée, basé sur un mensonge : faire faire par un autre par des promesses un acte répréhensible que l’on ne veut pas faire soi-même : ex : le terrorisme où l’on promet le paradis. Il n’y a pas de gratuité possible. Il existe toujours une motivation. » - « L’acte gratuit existe t-il ? », http://cafes-philo.org, p.1.  
    h. Une dernière forme d’acte gratuit comme acte gratuit en série, nous est suggérée par Julia Gardavoine, dans sa remarque à propos de Crime et Châtiment, sur le double meurtre de Raskolnikov : Raskolnikov comme Lafcadio sont des meurtriers : le premier tue une vieille usurière et sa sœur enceinte, le second tue un vieil homme dans un train. Dorénavant, serait héroïque celui qui mènerait à bien une action criminelle. Et Lafcadio, comme Raskolnikov, échouent. Dans Crime et Châtiment, le héros ne parvient pas à dominer ses actes…» - « L’acte gratuit dans ‘Crime et Châtiment’… », Op.cit., p.3.

      3. Acte gratuit et genres littéraires dans les romans des cinq continents :

     A propos de l’acte gratuit et genres littéraires dans les romans des cinq continents, le lien entre le roman de l’acte gratuit avec d’autres types de romans qu’il rejoint selon ses diverses élaborations littéraires. A savoir :

   a. Le roman de l’acte gratuit comme roman policier ou roman noir :

    A cet égard, Julia Gardavoine révèle que le roman de l’acte gratuit s’apparente au roman noir, en notant : «Le roman noir se définit ainsi par des personnages typiques, par des scènes pathétiques suscitant la sympathie pour humiliés et offensés, et par des situations effrayantes (…). L’influence romantique du roman noir modifie quelque peu cette donnée: si les personnages typiques ont une dimension manichéenne, ils sont aussi des figures contrastées, alliant sublime et grotesque par exemple. Les personnages sont stylisés, typiques, sans être univoques. Ainsi, dans Crime et Châtiment, nous retrouvons les figures romantiques.» - Op.cit., p.13.

   b. Le roman de l’acte gratuit comme roman d’aventures :

   Le même auteur décèle que le roman de l’acte gratuit a une parenté avec le roman d’aventures : «Ainsi, Gide s’est grandement inspiré de Crime et Châtiment de Dostoïevski pour écrire ses Caves du Vatican. En choisissant le même motif central, celui du crime immotivé, il a tenté, dans la lignée de son prédécesseur, de renouveler le genre du roman d’aventures, du roman noir et du roman policier, en se focalisant de manière réaliste sur l’intériorité de ses personnages. » - Ibid., p.144.  
      
      c. Le roman de l’acte gratuit comme roman fantastique :
  
    Et le même écrivain décrit, par ailleurs, le roman de l’acte gratuit comme roman fantastique, en indiquant : « Mais on ne peut réduire Gide comme Dostoïevski à de simples écrivains réalistes. Ce réalisme est lui-même déjà en tension avec le motif du roman d’aventures où se déroulent des actions extraordinaires. Pour Dostoïevski, la réalité est fantastique: ce n’est pas un quotidien banal, une réalité sociale qu’il veut retranscrire, mais la vie en ce qu’elle est dense et extraordinaire. » - Ibid., p.62.

     c. Le roman de l’acte gratuit comme roman de l’absurde : 

   Majed Jamil Nasif voit l’Etranger d’Albert Camus comme roman de l’acte gratuit de l’absurde, en notant : «On peut dire alors de Meursault, "étranger" au monde, et c’est ce sentiment qui appelle sa solitude. Il voit toujours le monde naturellement de cette façon. Par ailleurs, le destin vient arrêter sa contemplation pour la nature lorsqu’il a joué un grand rôle dans le crime sur la plage où Meursault tire sur l’Arabe, et sent qu’il détruit l’équilibre du monde naturel. Il tire encore sur le corps inerte, ce meurtre est un acte parfaitement gratuit et absurde. » - « Le héros absurde et son attachement à la vie dans L’Étranger d’Albert Camus», www.iasj.net, p.9.

     d. Le roman de l’acte gratuit comme roman philosophique : 
   Dans un article de ‘Cafés-philo café-philo de l’Haÿ-les-Roses’, on relève une vue  du roman de l’acte gratuit comme roman philosophique : «Dans l’acte gratuit, on ne peut pas juger un acte chaque fois qu’il est effectué en portant un jugement de valeur quantitative en permanence sur ces actes. C’est épouvantable pour la vie en société (…). Un jeune participant nous lit un extrait des « Caves du Vatican » de Gide sur un exemple de crime immotivé (…). Le café - philo suppose plusieurs approches : psychanalytique, morale / humaine, politique, philosophie conceptuelle, métaphysique.»- «L’acte gratuit existe t-il ? », www.cafes-philo.org, p.1.
e. Le roman de l’acte gratuit comme roman à thèse :  
   De la même façon, J. Gardavoine rapporte que le roman de l’acte gratuit est aussi vu comme un roman à thèse, en soulignant : «L’idée du roman a une portée philosophique. L’auteur pose une question profonde qu’il analyse, met en acte dans une intrigue précise. Et l’idée commune à Crime et Châtiment et aux Caves du Vatican réside dans la conception de l’acte gratuit : le crime immotivé pose la question de la liberté contre le déterminisme, du plaisir contre la culpabilité, de la rédemption... Cela a conduit de nombreux critiques à considérer les œuvres comme philosophiques, voire comme des romans à thèse.» - Ibid, p.72
   f. Le roman de l’acte gratuit comme roman réaliste : 
   Sous la plus de cette dernière, le roman de l’acte gratuit apparaît parallèlement comme un roman réaliste, comme dans : «Mais on ne peut réduire Gide comme Dostoïevski à de simples écrivains réalistes. Ce réalisme est lui-même déjà en tension avec le motif du roman d’aventures où se déroulent des actions extraordinaires. Pour Dostoïevski, la réalité est fantastique: ce n’est pas un quotidien banal, une réalité sociale qu’il veut retranscrire, mais la vie en ce qu’elle est dense et extraordinaire. » - Op.cit., p.62
  4. Acte gratuit au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents :
     Pour ce qui est de l’acte gratuit au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents, plusieurs aspects l’incrustent dans la réalité culturelle de l’époque de son manifestation conceptuelle à travers 
A priori les romans de Dostoïevski et de Gide. On peur en répertorier en l’occurrence :
   a.  L’aspect idéologico-polémique de l’acte gratuit au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents :

   En ce qui concerne l’aspect idéologico-polémique de l’acte gratuit au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents, voir chez d’A. Gide,  J. Gardavoine : «Quant à Gide, son œuvre a été perçue comme éminemment polémique comme le laisse entendre la guerre idéologique suscitée par sa publication. Des écrivains comme Claudel ou des critiques comme Henri Massis se sont déchaînés contre les idées véhiculées par l’œuvre, grandement immoralistes à leur avis. Ainsi, les deux œuvres chercheraient à produire du sens, à exprimer un point de vue sur le monde. » - Op.cit., p.72.

     b. L’aspect anti-cléricaliste anti-franc-maçon et anti-laïciste de l’acte gratuit au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents :

     On identifierait également l’aspect anti-cléricaliste anti-franc-maçon et anti-laïciste de l’acte gratuit au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents, dans le texte, tel que l’évoque Gardavoine, dans : « De plus, le crime de Lafcadio s’inscrit dans la lignée des attentats anarchistes qui se succèdent entre 1892 et 1894. En 1893 sont votées les lois scélérates en vue de réprimer ces attentats, ce qui n’empêche pas celui qui vise en novembre 1893 le ministre de Serbie, le 9 décembre l’attentat de Vaillant à la Chambre des députés et, le 24 juin 1894, l’assassinat de Sadi Carnot. Mais, c’est surtout le climat de cette époque, les débats qui lui sont propres, qui sont particulièrement bien rendus, et notamment le conflit de l’Église catholique et de la Franc-maçonnerie (…).

   Face aux catholiques, le milieu républicain est soutenu par la franc-maçonnerie : en 1879, Jules Grévy, franc-maçon, devient président de la République et, avec Gambetta, Paul Bert et Jules Ferry, il mène une campagne anti - cléricale : le parti clérical, voilà l’ennemi. L’enseignement laïc, obligatoire et gratuit est instauré. » - Op.cit., p.58.  

    c. L’aspect anti-institutionnel de supériorité de l’homme au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents :

    L’aspect anti-institutionnel de supériorité de l’homme au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents écrit Gardavoine : « Ce questionnement sur la soif de supériorité de l’homme a taraudé Gide également Et Lafcadio développe une théorie similaire (…). On peut voir dans cette affirmation de toute puissance une dimension nietzschéenne. Nietzsche, à partir de 1872, à l’université de Bâle, présenta ses idées réformatrices sur l’éducation de l’homme : il attaque l’influence des trois institutions que sont l’Université, (…) et la manipulation de la pensée religieuse, l’État et l’idolâtrie du nationalisme, qui selon lui stérilisent toute évolution créatrice de l’individu.» - Ibid., p.76.
                                                                      
    d. L’aspect anti-déterministe et anti-positiviste de l’homme au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents :

      D’un autre côté, J. Gardavoine expose l’aspect anti-déterministe et anti-positiviste de l’homme au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents, dans : «Ainsi, Dostoïevski comme Gide s’intéressent à cette nature large de l’homme, à sa pluralité. Mais l’un comme l’autre, ils tiennent à souligner la liberté intrinsèque de l’homme et se refusent à adopter une posture de moraliste ou de psychologue. Pour Dostoïevski, l’homme reste pour lui un mystère. Dans Crime et Châtiment, il ridiculise les théories psychologiques et le déterminisme, en vogue à son époque (…). Il rejette le discours positiviste qui prétend éliminer toute dimension de mystère et de liberté dans l’homme et qui soutient que le criminel a été poussé au crime par sa nature et son milieu.» - Ibid., p.44.
                                                                     
    e. L’aspect anti-historiciste et anti-fait-diversier au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents :

     Quant à l’aspect anti-historiciste et anti-fait-diversier au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents, le même auteur observe notamment : «Le romancier ne recopie pas servilement le fait-divers comme un historien, il s’en inspire, y découvre un sens caché et surcompose la réalité (…). Mais M. Cadot rappelle que Dostoïevski dissimule le fait-divers qui lui a véritablement servi de point de départ (…). Le lien avec ce fait-divers est explicite: comme nous l’avons déjà vu, le nom de Raskolnikov provient de vieux-croyant, ce dernier tue également deux femmes au moyen d’une hache et récupère espèces et bijoux dans un coffre.» - Ibid., pp.52-53.

    f. L’aspect anti-historiciste et anti-fait-diversier au-delà de la littérature dans les romans des cinq continents :
                                                                                                               
    Dostoïevski se révolte contre la conception utilitariste de l’art, prônée par les rationalistes. Tchernychevski dans sa thèse Les Rapports esthétiques de l’art et de la réalité, 1855, faisait l’apologie de la réalité aux dépens de l’art, reflet pâle et figé de la nature vivante et énergique: la réalité serait plus parfaite que l’art (…). Ainsi Gide et Dostoïevski défendent la gratuité d’une œuvre d’art [v. littérature], d’un texte et se rapprochent par là même d’une esthétique de l’art pour l’art. » - Op.cit., pp. 135,137.
                                               
    En somme, par ce bref aperçu, en guise d’introduction, à ce panorama succinct de  cette ««Petite Anthologie de l’acte gratuit dans les romans des cinq continents : 1866-1981», espère servir de base à une exploration plus exhaustive de son champ de représentation tant littéraire qu’extra-littéraire.
                                                         
                                                             L’auteur




(1)
L’ACTE GRATUIT DANS
LES ROMANS D'EUROPE
1866-1964

RUSSIE
Crime et châtiment : 1864
Fiodor Mikhaïlovitch
 Dostoevski 

FRANCE
Les Caves du Vatican : 1914
André Gide 
La condition humaine : 1933
André Malraux 
L’’étranger : 1942
La chute : 1956
Albert Camus

AUTRICHE 
Le procès : 1925
Franz Kafka

ROUMANIE
Le triangle : 1964
Pop Simion

FIODOR MIKHAILOVITCH DOSTOIEVSKI

   Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (aussi Fédor ou Théodore en français) est un écrivain russe, né à Moscou le 11 novembre 1821 et mort à Saint-Pétersbourg le 9 février 1881. Reconnu comme l'un des plus grands romanciers russes, il a influencé de nombreux écrivains et philosophes de par le monde. Il erre  d'abord en Europe, un temps au cours duquel il devient un grand libéral pour son pays, comme patriote convaincu, avant de l’être à son retour en Russie, en 1871, en publiant : Crime et Châtiment (1866) et de L'Idiot (1869) lui ouvrant la de la maturité avec ses œuvres les plus achevées : L'Éternel Mari (1870), Les Démons (1871) et Les Frères Karamazov (1880). Or, ses œuvres, dit-on,  ne sont pas des « romans à thèse », mais des romans où s'affrontent dialectiquement des idées différentes et des personnages qui s’édifient eux-mêmes, par leurs actes et leurs interactions philosophiques, sociales, religieuses et idéologiques. Il est le concepteur, partant de Nietzche, de l’acte gratuit. Dans Crime et châtiment, Raskolnikov commet un double acte criminel gratuit sur la vieille Aliona Ivanovna et sa sœur Elisabeth.

Ce second assassinat inattendu

    Par bonheur, tout se passa de nouveau bien au moment où il franchissait la porte cochère. Mieux encore, comme un fait exprès, un énorme chariot de foin entra juste devant lui, le cachant complètement pendant qu'il passait ; à peine le chariot eut-il le temps de pénétrer dans la cour, lui, qu’il se glissa vivement à droite. On entendait plusieurs voix crier et discuter de l’autre côté de la voiture, mais personne ne l’avait remarqué et il ne croisa personne. De nombreuses fenêtres donnaient sur cette énorme cour carrée étaient ouvertes en ce moment,   mais il ne leva pas la tête - il n'en avait pas la force. L'escalier qui menait chez la vieille était tout près, immédiatement après la porte cochère, à droite. Il était déjà dans l'escalier... Ayant repris son souffle, et comprimant de la main sur son cœur qui cognait, tandis qu’i tâtait et ajustait encore une fois la hache, il se mit à monter l'escalier prudemment, silencieusement, tout en prêtant sans cesse l'oreille (…). 
    Mais voici le quatrième, voici la porte, voici l'appartement d’en face; il est vide. Au troisième, le logement situé juste au dessous de celui de la vieille était également vide : la carte de visite clouée à la porte a été  enlevée – ils sont donc partis! ... Il étouffait. Un instant, la pensée lui traversa le cerveau : «Et si je m’en allais?» Mais il n’y donna pas de réponse et prêta l’oreille à ce qui pouvait se passer chez la vieille: silence de mort. Puis il se tourna encore vers l'escalier, écouta longtemps, attentivement... Après quoi il jeta un dernier regard  autour de lui, se ramassa, s’apprêta et, tâtant encore une fois la hache dans sa boucle. «Ne suis-je pas... trop pâle? Pensait-il, ne suis-je pas trop agité? Elle est méfiante... Ne devrais-je attendre encore... que mon cœur se calmât? ...».

     Mais le cœur ne cessait pas. Au contraire, comme par un fait exprès, il cognait au contraire de plus en plus fort, fort, fort... Il n’y tint plus, tendit vers la sonnette et la tira. Au bout d’une demi-minute, il sonna encore une fois, plus fort. Pas de réponse. Il était inutile de sonner en pure perte, et d’ailleurs cela ne convenait guère. La vieille, était bien entendu chez elle, mais elle était soupçonneuse, il l’a savait seule. Il connaissait à peu près ses habitudes... et une fois de plus il appliquait l’oreille contre la porte. Etaient ses sens qui étaient si aiguisés (…) Quelqu'un, se tenait derrière la porte, sans manifester sa présence et, (…) l’oreille collée de même, semblait-il contre la porte... 
     Il fit exprès de bouger et marmonna quelque chose presque à voix haute, pour ne pas montrer qu'il se cachait; puis, il sonna une troisième fois, mais tranquillement, d'une façon ferme et sans la moindre impatience. Il se souvenait de tout cela plus tard - c'était si clair, si net - cette minute s'était imprimée dans son être à tout jamais -, il n'arrivait pas à comprendre d'où avait pu lui venir tant de ruse, d'autant plus que sa raison passait par des instants d'éclipse, et qu'il n'avait presque plus aucune sensation de son corps... Un instant plus tard, il entendit qu'on levait le loquet. 
     La porte, comme la dernière fois, ne fit que s'entrebâiller à peine, et, à nouveau, deux yeux aigus et méfiants le fixèrent dans le noir. Ici, Raskolnikov s'affola un peu et faillit faire une faute importante.  Il remua exprès et grommela quelque chose assez haute pour ne pas laisser deviner qu’il se cachait, puis sonna une troisième fois, mais doucement, posément, sans aucune impatience (…). Un instant plus tard, il entendait qu’on tirait le verrou. Comme la fois précédente, la porte s’ouvrit de la largeur d’une fente minuscule (…).
       Craignant que la vieille n'eût peur en se voyant seule avec lui, et n'espérant pas que son aspect lui fît changer d’avis, il saisit la porte et la tira vers lui, afin qu’elle ne s’avisât pas à s’enfermer. Voyant cela, la vieille ne chercha pas à ramener la porte vers elle, mais ne lâcha pas non plus  la poignée. Voyant qu'elle se tenait sur le seuil et ne le laissait pas passer, il alla droit sur elle (…). Elle recula (…) et le regarda de tous ses yeux. 
    - Bonjour, Aliona Ivanovna, commença-t-il de l’air le plus dégagé qu’il pût (...). Je vous... apporte un objet... mais, allons plutôt là... vers la lumière... Et, la laissant là, il alla délibérément  dans la chambre, sans y être invité. La vieille courut après lui; sa langue se délia.
    - Seigneur! Mais qu'est-ce donc ? Qui êtes-vous ? Que voulez-vous? ...
     - Voyons, Aliona Ivanovna... vous me connaissez... Raskolnikov... voici, j'apporte le gage que  je vous ai promis l'autre jour... Et il lui tendait le gage. 
    La vieille y jeta un regard, mais aussitôt elle fixa l’intrus (…).
    - Qu’avez-vous donc à me regarder ainsi comme si vous ne m’aviez pas reconnu ?  prononça-t-il soudain. (…).
La vieille se ressaisit, le ton résolu du visiteur lui redonna visiblement du courage (…).  
    - Mais qu’avez-vous à être si pâle? Et les mains qui tremblent! Auriez-vous eu peur, hein?
    - J’ai ai la fièvre, répondit-il d'une voix saccadée. On pâlit forcément… quand on n’a pas de quoi manger, ajouta-t-il, articulant à grande peine (…).
     - Qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle, en examinant Raskolnikov encore une fois, tandis qu’elle soupesait le gage dans la main.
     - Un objet... un étui à cigarettes... en argent... regardez.
     - On dirait qu’il n’est pas en argent... Ce qu'il est entortillé…  
      Il déboutonna son manteau, et dégagea la hache de sa boucle mais sans encore la retirer complètement, il la soutint  seulement de la main droite sous le vêtement (…). Il n’y avait plus un instant à perdre. Il retira complètement la hache, la brandit à deux mains (…), la lui laissa tomber sur la tête (…).
     Comme toujours, la vieille était tête nue (…). Le coup l’atteignit juste au sommet du crâne, ce à quoi contribua sa petite taille. Elle poussa un cri, mais un cri très faible, et soudain s’affaissa sur le plancher (..).  Il posa la hache par terre près de la morte, et aussitôt (…) plongea la main dans la poche de la vieille, cette même poche d’où, la dernière fois, elle avait tiré ses clefs. (...) Il lui sembla tout à coup que la vieille était encore vivante et pouvait revenir à elle. Laissant là les clés et la commode, il revint en courant vers le corps, saisit la hache, la brandit même une nouvelle fois au-dessus de la vieille, mais il ne la fit pas retomber. Sans aucun doute, elle était morte (…).
    Le sang, pendant ce temps, avait formé toute une flaque sur le plancher. Soudain,  il remarqua qu'elle portait un cordon au cou (…). Il ne s’était trompé : une petite bourse (…). La bourse était pleine à craquer, Raskolnikov la fourra dans sa poche sans l’examiner, rejeta les croix sur la poitrine de la vieille, et, emportant  cette fois la hache, il courut de nouveau à la chambre à coucher (…).  Soudain il crut entendre marcher dans la pièce où se trouvait la vieille (...).
      Au milieu de la pièce se tenait Elisabeth avec un gros balluchon entre les bras (…) ;  elle contemplait, frappée de stupeur sa sœur assassinée (…). Il se jeta sur elle avec la hache (…). Le coup porté du tranchant de la hache, l’atteignit en plein crâne et lui ouvrit d’un coup tout le haut du front presque jusqu’au sommet de la tête. Elle s’écroula d’une masse (...).
    La peur s’emparait de plus en plus de lui, surtout depuis ce second assassinat tout à fait inattendu (…). « Mon Dieu ! Il faut fuir, fuir ! » murmura-t-il en s’élançant vers l’entrée (…). Raskolnikov tira le verrou, entrebâilla la porte : on n’entendait rien ; et soudain, sans plus réfléchir, il sortit. referma la porte aussi à fond qu’il le put, et s’élança dans l‘escalier (…). Personne dans l’escalier ! Sous la voûte de la porte cochère non plus. Il franchit vivement le seuil et tourna à gauche dans la rue.

In «Crime et châtiment»,
Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Trad. Elisabeth Guertik
Ed. L.G.F.

ANDRÉ GIDE

   André Gide, écrivain français, né le 22 novembre 1869 à Paris et y est mort, le 19 février 1951, d'une famille bourgeoise protestante, vivant à Paris et en  Normandie. En 1893, il voyage en Afrique du Nord. En Suisse, il soigne un état nerveux et écrit Paludes. A  la mort de sa mère, il épouse sa cousine Madeleine et publie Les Nourritures terrestres, en 1897. Il soutient les Dreyfusards, se lie avec Roger Martin du Gard, Paul Valéry, Francis Jammes , Pierre Louÿs. Il crée avec ses amis La Nouvelle Revue française et en est le chef de file,  favorisant grandement  les lettres françaises. Il publie : L'Immoraliste (1902), La Porte étroite (1909). Après la Première Guerre mondiale, il publie  Les Caves du Vatican (1914), La Symphonie pastorale (1919), sur le la morale religieuse et les sentiments; Les Faux-monnayeurs (1925), est un récit non linéaire, font de lui le premier écrivain, et Si le grain ne meurt (1926), récit autobiographique. Dans les Caves du Vatican, Lafcadio perpètre un acte criminel gratuit sur son demi-frère Amédée Fleurissoire.

Qu’on puisse croire à un accident

       Sans attention pour la valise de Lafcadio, Fleurissoire, occupé à son nouveau faux col, avait mis bas sa veste pour pouvoir le boutonner plus aisément ; mais le madapolam empesé, dur comme du carton, résistait à tous ses efforts.
— Il n’a pas l’air heureux, reprenait à part soi Lafcadio. Il doit souffrir d’une fistule, ou de quelque affection cachée. L’aiderai-je ! Il n’y parviendra pas tout seul (...).
    Si pourtant ! Le col enfin admit le bouton. Fleurissoire reprit alors, sur le coussin où il l’avait posée près de son chapeau, de sa veste et de ses manchettes, sa cravate et, s’approchant de la portière, chercha comme Narcisse sur l’onde, sur la vitre, à distinguer du paysage son reflet.
— Il n’y voit pas assez.
   Lafcadio redonna de la lumière. Le train longeait alors un talus, qu’on voyait à travers la vitre, éclairé par cette lumière de chaque compartiment projetée  (…).
— Qui le verrait ? pensait Lafcadio. Là, tout près de ma main, sous ma main, cette double fermeture, que je peux faire jouer aisément ; cette porte qui, cédant tout à coup, le laisserait crouler en avant ; une petite poussée suffirait ; il tomberait dans la nuit comme une masse ; même on n’entendrait pas un cri... Et demain, en route pour les îles !... Qui le saurait  (…)?
     
   Si je puis compter jusqu’à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. Je commence : Une ; deux ; trois ; quatre ; (lentement ! lentement) cinq ; six ; sept ; huit ; neuf... Dix, un feu...
   Fleurissoire ne poussa pas un cri. Sous la poussée de Lafcadio et en face du gouffre brusquement ouvert devant lui, il fit pour se retenir un grand geste, sa main gauche agrippa le cadre lisse de la portière, tandis qu’à demi retourné il rejetait la droite en arrière par-dessus Lafcadio, envoyant rouler sous la banquette, à l’autre extrémité du wagon, la seconde manchette qu’il était au moment de passer.
     Lafcadio sentit s’abattre sur la nuque une griffe affreuse, baissa la tête et donna une seconde poussée plus impatiente que la première ; les ongles lui raclèrent le col ; et Fleurissoire ne trouva plus où se raccrocher que le chapeau de castor qu’il saisit désespérément et qu’il emporta dans sa chute (…).
     Tant pis, c’est joué... Qu’on puisse croire à un accident... Non, puisque j’ai refermé la portière... Faire stopper le train ?... Allons, allons ; Cadio, pas de retouches : tout est comme tu l’as voulu. « Preuve que je me possède parfaitement : je vais d’abord regarder tranquillement ce que représente cette photographie que le vieux contemplait tout à l’heure... Miramar ! Aucun désir d’aller voir ça... On manque d’air ici.
Il ouvrit la fenêtre.
— L’animal m’a griffé. Je saigne... Il m’a fait très mal. Un peu d’eau là-dessus ; la toilette est au bout du couloir, à gauche. Emportons un second mouchoir.
    Il atteignit, dans le filet au-dessus de lui, sa valise et l’ouvrit sur le coussin de la banquette, à l’endroit où il était précédemment assis.
— Si je croise quelqu’un dans le couloir : du calme... Non, mon cœur ne bat plus. Allons-y... Ah ! sa veste ; aisément je la peux cacher sous la mienne. Des papiers dans la poche : de quoi nous occuper pendant le reste du trajet (…).
     — Pas de quoi tacher un faux col, pensa-t-il en se rajustant ; tout va bien.
    Il allait ressortir ; à ce moment la locomotive siffla ; une file de lumière passa derrière la vitre dépolie du closet (….). Mais par-dessus tout il avait l’indécision en horreur, et gardait depuis nombre d’années, comme un fétiche, le dé d’un jeu de tric-trac que dans le temps lui avait donné Baldi ; il le portait toujours sur lui, il l’avait là, dans le gousset de son gilet :
— Si j’amène six, se dit-il en sortant le dé, je descends !
Il amena cinq.
— Je descends quand même. Vite ! le veston du sinistré !... À présent, ma valise...
      Il courut à son compartiment.
Ah ! Combien, devant l’étrangeté d’un fait, l’exclamation semble inutile ! (…) Quand Lafcadio rentra dans le compartiment pour y reprendre sa valise, la valise n’y était plus (…). Il bondit à la fenêtre et crut rêver : sur le quai de la gare, non loin encore du wagon, sa valise s’en allait tranquillement, en compagnie d’un grand gaillard qui l’emportait à petits pas (…).
— Tant pis pour la valise ! Le dé l’avait bien dit : je ne dois pas descendre ici.
Il referma la portière et se rassit.
— Pas de papiers dans la valise ; et mon linge n’est pas marqué ; que risque-je ?... N’importe : m’embarquer le plus tôt possible ; ce sera peut-être un peu moins amusant ; mais, à coup sûr, beaucoup plus sage.
     Le train cependant repartait (…).
      Il bourra une nouvelle pipette, l’alluma, puis plongeant la main dans la poche intérieure de l’autre veston, il en sortit d’un coup une lettre d’Arnica, un carnet de l’agence Cook et une enveloppe de papier bulle qu’il ouvrit.
— Trois, quatre, cinq, six billets de mille ! N’intéresse pas les gens honnêtes (…).
      — Est-ce que je deviens fou ? pensa-t-il. Quel rapport avec Julius ?... billet volé ?... non ; pas possible. Billet prêté, sans aucun doute. Diable ! diable ! J’ai peut-être fait du gâchis : ces vieillards sont mieux ramifiés qu’on ne croit...

In « Les Caves du Vatican »   
André Gide














ANDRÉ MALRAUX
     André Malraux, pour l'état civil Georges André Malraux, né le 3 novembre 1901 à Paris  et y est mort le 23 novembre 1976, marié le 26 octobre 1921 à Clara Goldschmidt, divorcé le 9 juillet 1947, remarié à Riquewihr, le 13 mars 1948, avec Marie-Madeleine Lioux, est un écrivain, aventurier, homme politique et intellectuel français. Essentiellement autodidacte et tenté par l'aventure, il gagne l'Indochine où il participe à un journal anticolonialiste et est emprisonné, 1923-1924 pour trafic d'antiquités khmères. De retour en  France, il narre cette aventure dans son roman La Voie royale (1930). En 1933, paraît La Condition humaine, inspiré de la révolution chinoise  et reçoit  le Prix Goncourt. En 1936-1937, il rejoint les Républicains espagnols, et écrit L'Espoir (1937). Il participe à la Résistance, en 1944. Après la guerre, il est ministre d'État et ministre de la Culture (1959 - 1969), du général de Gaulle, et au  RPF. En 1976, il est inhumé au Panthéon. Or, dans la Condition humaine, Tchen commet un acte un acte terroriste gratuit.
Les policiers craignaient-ils une seconde bombe?

La Ford passa, l’auto arrivait : une grosse voiture américaine flanquée de deux policiers accrochés à ses marchepieds ; elle donnait une telle impression de force que Tchen sentit que, s’il n’avançait pas, s’il attendait, il s’en écarterait malgré lui. Il prit sa bombe par l’anse comme une bouteille de lait. L’auto du général était à cinq mètres, énorme. Il courut vers elle avec une joie d’extatique, se jeta dessus, les yeux fermés.
   Il revint à lui quelques secondes plus tard : il n’avait ni senti ni entendu le craquement d’os qu’il attendait, il avait sombré dans un globe éblouissant. Plus de veste. De sa main droite il tenait un morceau de capot plein de boue ou de sang. A quelques mètres un amas de débris rouges, une surface de verre pilé où brillait un dernier reflet de lumière, …déjà il ne distinguait plus rien : il prenait conscience de la douleur, qui fut en moins d’une seconde au-delà de la conscience. Il ne voyait plus clair. Il sentait pourtant que la place était encore déserte ; les policiers craignaient-ils une seconde bombe ? Il souffrait de toute sa chair, d’une souffrance pas même localisable : il n’était plus que souffrance. On s’approchait. Il se souvint qu’il devait prendre son revolver. Il tenta d’atteindre sa poche de pantalon. Plus de poche, plus de pantalon, plus de jambe : de la chair hachée. L’autre revolver, dans la poche de sa chemise. Le bouton avait sauté. Il saisit l’arme par le canon, la retourna sans savoir comment, tira d’instinct le cran d’arrêt avec son pouce. Il ouvrit enfin les yeux (…).
   Un policier était tout près. Tchen voulut demander si Tchang Kaï-Shek était mort, mais il voulait cela dans un autre monde ; dans ce monde-ci, cette mort même lui était indifférente. De toute sa force, le policier le retourna d’un coup de pied dans les côtes. Tchen hurla, tira en avant, au hasard, et la secousse rendit plus intense encore cette douleur qu’il croyait sans fond. Il allait s’évanouir ou mourir. Il fit le plus terrible effort de sa vie, parvint à introduire dans sa bouche le canon du révolver. Prévoyant la nouvelle secousse, plus douloureuse encore que la précédente, il ne bougeait plus. Un furieux coup de talon d’un autre policier crispa tous ses muscles : il tira sans s’en apercevoir.

In «La Condition humaine»
André Malraux






















ALBERT CAMUS

    Albert Camus, né le 7 novembre 1913, à Mondovi, près d'Annaba (ex-Bône), en Algérie, et mort le 4 janvier 1960 à Villeblevin, dans l'Yonne, est un écrivain, philosophe, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste français. Il est également journaliste militant engagé dans la Résistance française et, partisan des milieux libertaires moraux de l'après-guerre. Dans le journal Combat, il  prend parti pour  l'indépendance de l'Algérie, au Parti communiste français, qu'il quitte après deux ans. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1957. Son enquête Misère de la Kabylie (1939) a eu un grand écho. Il expose sa philosophie de l’absurde, dans son théâtre, dans : Le Malentendu et Caligula (1944). En 1945, il est le seul à dénoncer l'usage de la bombe atomique, après deux jours du bombardement d'Hiroshima. En 1947, Il publie un roman : La Peste (1947), une pièce de théâtre Les Justes (1949) et un roman  La Chute (1956). Dans l’Étranger, Meursault commet un acte criminel gratuit sur l’Arabe de la plage.  
  
La gâchette a cédé

    Au bout d'un moment, je suis retourné vers la plage et je me suis mis à marcher. C'était le même éclatement rouge. Sur le sable, la mer haletait de toute la respiration rapide et étouffée de ses petites vagues. Je marchais lentement vers les rochers et je sentais mon front se gonfler sous le soleil. Toute cette chaleur s'appuyait sur moi et s'opposait à mon avance. Et chaque fois que je sentais son grand souffle chaud sur mon visage, je serrais les dents, je fermais les poings dans les poches de mon pantalon, je me tendais tout entier pour triompher du soleil et de cette ivresse opaque qu'il me déversait. À chaque épée de lumière  jaillie du sable, d'un coquillage blanchi ou d'un débris de verre, mes mâchoires se crispaient. J'ai marché longtemps.
      Je voyais de loin la petite masse sombre du rocher entourée d'un halo aveuglant par la lumière et la poussière de mer. Je pensais à la source fraîche derrière le rocher. J'avais envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l'effort et les pleurs de femme, envie enfin de retrouver l'ombre et son repos. Mais quand j'ai été plus près, j'ai vu que le type de Raymond était revenu. Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans le sombres du rocher, tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J'ai été un peu surpris. Pour moi, c'était une histoire finie et j'étais venu là sans y penser.
    Dès qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche. Moi, naturellement, j'ai serré le revolver de Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il s'est laissé aller en arrière, mais sans retirer la main de sa poche. J'étais assez loin de lui, à une dizaine de mètres. Je devinais son regard par instants, entre ses paupières mi-closes. Mais le plus souvent, son image dansait devant mes yeux, dans l'air enflammé. Le bruit des vagues était encore plus paresseux, plus étalé qu'à midi. C'était le même soleil, la même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures que la journée n'avançait plus, deux heures qu'elle avait jeté l'ancre dans un océan de métal bouillant. À l'horizon, un petit vapeur est passé et j'en ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que je n'avais pas cessé de regarder l'Arabe.
   J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait  mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau.     
      À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais.      
     Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

«L’Étranger»
Albert Camus










ALBERT CAMUS

   En 1947, Albert Camus publie avec succès le roman : La chute (1947). Dans cet extrait, sur un pont, lors d’une nuit pluvieuse, Clémence perpètre un acte criminel gratuit, en refusant de secourir une jeune femme qui, non loin de lui, se jette à l’eau, en la laissant emporter par fleuve.

Dans le silence nocturne, d’un corps
qui s’abat sur l’eau

   Voici. Cette nuit-là, en novembre, deux ou trois ans avant le soir où je crus entendre rire dans mon dos, je regagnais la rive gauche, et mon domicile, par le pont Royal. Il était une heure après minuit, une petite pluie tombait, une bruine plutôt, qui dispersait les rares passants. Je venais de quitter une amie qui, sûrement, dormait déjà. J’étais heureux de cette marche, un peu engourdi, le corps calmé, irrigué par un sang doux comme la pluie qui tombait.
     Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation.
    Au bout du pont, je pris les quais en direction de Saint-Michel, où je demeurais. J’avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j’entendis le bruit, qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d’un corps qui s’abat sur l’eau. Je m’arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j’entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s’éteignit brusquement.
    Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu’il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J’ai oublié ce que j’ai pensé alors. «Trop tard, trop loin...» ou quelque chose de ce genre. J’écoutais toujours, immobile. Puis, à petits pas, sous la pluie, je m’éloignai. Je ne prévins personne.

Albert Camus











FRANTZ KAFKA

    Franz Kafka  est un écrivain pragois de langue allemande et de religion juive, né le 3 juillet 1883 à Prague et mort le 3 juin 1924 à Kierling. Il est considéré comme l'un des écrivains éminents  du XXe siècle, Il est particulièrement connu pour ses romans Le Procès (1925) et Le Château (1926) et sa nouvelle La Métamorphose (1915). Il a laissé pourtant une œuvre très vaste, caractérisée par une atmosphère cauchemar, où la bureaucratie et la société totalitaire ont davantage prise sur l'individu. Il  décrit une atmosphère extrêmement étrange. Il tente de déceler la lutte entre les forces oppressives, en rendant à l'individu sa responsabilité et sa liberté de  choix par lui-même. Dans le Procès, on assiste à l’exécution d’un acte criminel gratuit par personnes interposées.

Comme un chien !

   L’avant-veille de son trente et unième anniversaire de naissance – c’était vers neuf heures du soir, l’heure du calme dans les rues – deux messieurs se présentèrent chez K. En redingote, pâles et gras, et surmontés de haut-de-forme qui semblaient vissés sur leur crâne. Chacun voulant laisser passer l’autre le premier, ils échangèrent à la porte de l’appartement quelques menues politesses qui reprirent en s’amplifiant devant la chambre de K (…).
   «C’est donc vous qui m’êtes envoyés ? » demanda-t-il.
    Les messieurs firent oui de la tête et se désignèrent réciproquement, tenant leurs gibus à la main. K. s’avouait que ce n’était pas cette visite qu’il attendait. Il se dirigea vers la croisée et regarda encore une fois dans la rue sombre (…). À une fenêtre éclairée de l’étage, de petits enfants jouaient ensemble derrière une grille et, encore incapables de quitter leur place, tendaient leurs menottes l’un vers l’autre (…).
    À peine dans l’escalier, les deux messieurs voulurent se pendre à ses bras, mais il leur dit :
   « Dans la rue, dans la rue, je ne suis pas malade ! »
  Aussitôt la porte franchie, ils s’accrochèrent à ses bras de la plus bizarre façon : K. ne s’était encore jamais promené ainsi avec personne (…). En passant sous les becs de gaz, K. tenta à plusieurs reprises, si difficile que ce fût avec ces gens qui le serraient, de voir ses compagnons mieux qu’il ne l’avait pu dans la pénombre de sa chambre (…).  À cet aspect, K. s’arrêta, les autres en firent autant ; ils étaient au bord d’une place vide ornée de pelouses et de fleurs.
   « Pourquoi est-ce précisément vous qu’on a envoyés ? » cria-t-il plutôt qu’il ne le demanda (…).
   «Je n’irai pas plus loin », dit K. pour essayer.
 Cette fois-ci, les messieurs n’avaient pas besoin de répondre ; il leur suffisait de ne pas desserrer leur prise et d’essayer de déplacer K. en le soulevant ; mais K. résista. «Je n’aurai plus besoin de beaucoup de forces, je vais toutes les employer là», pensa-t-il. Il songeait à ces mouches qui s’arrachent les pattes en cherchant à échapper à la glu. «Ces messieurs vont avoir du travail », se dit-il.
    À ce moment, Mlle Bürstner surgit par un petit escalier du fond d’une ruelle encaissée. Peut-être, après tout, n’était-ce pas elle, mais la ressemblance était certainement très grande (…). Il se mit en marche, et la joie qu’en éprouvèrent les deux messieurs se refléta sur son propre visage. Ils le laissaient maintenant choisir la direction et K. (…). La jeune fille venait d’entrer dans une ruelle latérale, mais K., pouvant se passer d’elle maintenant, s’abandonna à ses compagnons (…). 
    «Je ne voulais pas m’arrêter, dit-il à ses deux compagnons, un peu honteux de leur docilité (…). Ils arrivèrent donc rapidement hors de la ville qui finissait de ce côté-là presque sans transition dans les champs. Une petite carrière déserte et abandonnée s’ouvrait tout près d’une maison d’extérieur encore très urbain (…).     
     Après avoir échangé quelques politesses pour régler la question des préséances – les messieurs semblaient avoir reçu leur mission en commun – l’un d’entre eux s’approcha de K. et lui retira sa veste, son gilet et sa chemise (…). Lorsque cet endroit fut trouvé, le monsieur fit signe à son collègue qui amena K. jusque-là. C’était tout près de la paroi ; il s’y trouvait encore une pierre arrachée. Les messieurs, assirent K. sur le sol, l’inclinèrent contre la pierre et posèrent sa tête dessus.   
    Malgré tout le mal qu’ils se donnaient et malgré toute la complaisance qu’y mettait K., sa position restait extrêmement contrainte et invraisemblable. (…) L’un des messieurs ouvrit ensuite sa redingote et sortit d’un fourreau accroché à une ceinture qu’il portait autour du gilet un long et mince couteau de boucher à deux tranchants, le tint en l’air et vérifia les deux fils dans la lumière (…).  Ses regards tombèrent sur le dernier étage de la maison qui touchait la carrière.     
    Comme une lumière qui jaillit les deux battants d’une fenêtre s’ouvrirent là-haut ; un homme – si mince et si faible à cette distance et à cette hauteur – se pencha brusquement dehors, en lançant les bras en avant. Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ? Quelqu’un qui prenait part à son malheur ? Quelqu’un qui voulait l’aider ? (…) La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre. Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était la haute cour à laquelle il n’était jamais parvenu ? Il leva les mains et écarquilla les doigts.
   Mais l’un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l’autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l’y retourna par deux fois. Les yeux mourants, K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue.
 «Comme un chien ! » dit-il, et c’était comme si la honte dût lui survivre.
«Le procès, X»
Franz Kafka
Trad. Denis Roche


POP SIMION

    Pop Simion est un écrivain roumain, né en 1930. Il débute, journaliste, dans la presse quotidienne, puis collabore à divers périodiques littéraires, où il se confirme comme reporter et auteur talentueux de nouvelles. Il publie ses reportages et nouvelles en plusieurs volumes, dès 1957, dont : La terre du pendu (Pămîntul spînzuratului : 1958), Parallèle 45 (Parallela 45 :1959), L’année 15 (Anul 15 : 1960), Affiches de bal (Afise de bal : 1962), Heures brûlantes (Ore calde : 1963), et Piéton à Cuba (Pieton un Cuba). Son roman Le triangle est paru, en 1964. L’acte criminel gratuit de Leontina sur le soldat allemand John Kempe pour venger son ex-mari Ion Kîrlă, tué, par d’autres soldats, est un acte gratuit par personne interposée.

Elle ignorait quelle quantité d’idéal
elle avait mis dans son acte

     Le départ des Allemands devint un fait divers (…). Un servant de canon s’approcha de Leontina pour lui offrir des caramels. La femme dissimula ses mains dans les plis de sa robe. Les voisines se moquèrent d’elle en lui donnant des coups de coude.
     - Prends-les, ne sois pas bête !
     -  ils ne te laisseront pas grosse !
     Leontina rougit. Elle n’avait pas encore appris malgré ses vingt-quatre ans  à maîtriser ses sentiments. Elle se met à sucer les caramels et à papoter, gagnée par une douce béatitude (…).
     - moi je ne tue pas avec le fusil, pac ! pac !précisa l’Allemand aux caramels. Moi je tue boum ! boum ! avec ce lance-bombe.
     La femme prit peur, cracha le caramel qu’elle suçait et le Fritz se mit à rire d’elle avec indulgence.
     Bumșhică, l’ «écrivain» de la mairie passa entre les femmes avec un papier qu’il s’en fut affiché au tableau, là où sont affichés les listes d’impôt, les lois et le prix du maïs (…). Les femmes l’entendaient respirer. Arrivé sur la terrasse de la mairie il chercha quelque chose dans sa poche, toussota, puis désignant le tableau, il dit doucement :
     - Là-bas… allez voir vos morts ! (…)
     Leontina lit l’annonce et n’y vit pas le nom de son homme. Elle regarda les autres femmes avec un petit air de fierté, avec orgueil même, et voulut les rabrouer d’être si agitées, se poussant et s’éparpillant sans rime ni raison. Puis elle regarda de nouveau le tableau et y découvrant le mot [Ion Kîrlă mort à] Don, elle porta la main à sa bouche et le monde se mit à tourner (…). L’ombre d’un peuplier coupait la rue et elle s’arrêta. Elle se laissa tomber dans la poussière. Tiède du chemin, en proie à cette paresse intérieure que vous donne le désespoir (…).
     Leontina se leva et avança dans la rue (…). Elle aperçut l’Allemand alors que celui-ci était à deux pas d’elle et lui dit le mot schpazir. C’était l’homme aux caramels (…). L’Allemand claqua des talons, porta deux doigts à son képi, et s’inclina sous les yeux de la femme, dorés comme l’or.
      - Danke ! dit-il et il prit par le bras (…).
      La nouvelle se répandit comme le feu à travers l’herbe (…).
        -  Catin ! Murmura quelqu’un et les syllabes se projetèrent, brûlantes, modulées sur la vitre et au même instant le verre s’écria lui aussi « catin ! » en grimaçant des dessins hilares (…). Le soleil sombrait au couchant incommoda Leontina et elle dut protéger ses yeux. « La catin a honte », se dirent les gens. Mais Leontina n’avait pas honte, elle purement et simplement dans la rue, ni contente ni triste. Elle emmena l’Allemand jusqu’à chez elle (…).
        - Comment que tu t’appelles ? ton nom…
        - A, mein Name ? Johan Kempe, dit l’Allemand bruyamment.
        «Alors, toi aussi tu t’appelles Ion, se dit Leontina sans émotion (…).
       La remise où Leontina était entrée avec l’Allemand était une sorte d’arche de Noé. Il y avait là des tresses d’oignons, des lattes jaunies par le temps, des manches de pioches (…), des touffes de joubarbe qu’on fait bouillir et qui guérissent les maux d’oreilles (…), bref il y avait là de tout, mais surtout des pommes, quantité de pommes, toute une montagne de pommes qui s’écroula sur le corps de l’Allemand, l’ensevelissant jusqu’à mi-corps.
      Elle l’avait tué avec une aiguille qu’elle portait dans ses cheveux. Elle l’avait tué comme un poussin, mais il n’était pas mort sur le champ, il s’était débattu, s’était jeté sur la paysanne, puis il était tombé sur les pommes ou pour mieux dire entre les pommes et la montagne de posses s’était écroulée, recouvrant (…) son visage empreint de stupéfaction (…). Mais l’homme de la guerre ne pouvait plus vivre, il était enterré dans les pommes et l’odeur de ces fruits ne parvenait plus jusqu’à son sommeil.
        La femme qui sortait de la remise ignorait quelle quantité d’idéal elle avait mis dans son acte ; elle ignorait aussi que cet acte s’était détaché du mobile qui l’avait déclenché, que le crime s’était transformé en son inverse. Elle savait qu’elle avait tué. Elle apparut dans la nuit et, estimant qu’elle avait fait le nécessaire pour le repos de l’âme  de Kîrlă, ses lèvres dirent en bruissant comme une feuille de papier :
      - Et maintenant, punis-moi mon Dieu !
      Au dehors, le brouillard tamisait une pluie fine, qui se faisait entendre plutôt que sentir (...). Le village se trouvait derrière elle et devant elle se déployait la campagne qu’elle traversait tête haute et les mains dissimulées dans les plis de sa robe (…). Leontina semblait sortir de la bourbe d’un marais.
    
«Le triangle»
Pop Simion
Trad. Annie Bentoïu
In Revue roumaine,
1965



     
    





 (2)
L’ACTE GRATUIT DANS
LES ROMANS D'AMÉRIQUE
DU NORD ET DU SUD
1925-1937

AMÉRIQUE DU NORD
USA
Gatsby le magnifique : 1925
Francis Scott Fitzgerald 
Des souris et des hommes : 1937

AMÉRIQUE DU SUD
COLOMBIE  
On a tué Santiago Nasar : 1981
Gabriel Garcia Marquez 









FRANCIS SCOTT FITZGERALD

     Francis Scott Fitzgerald, de son vrai nom Francis Scott Key Fitzgerald, né le 24 septembre 1896 à Saint Paul (Minnesota) et mort, le 21 décembre 1940, à Hollywood, est un écrivain américain. Chef de file de la Génération perdue et représentant de L'Ère du Jazz, il est également le lanceur de la carrière d'Ernest Hemingway. En 1920, il se marie avec Zelda Sayre, jeune fille du Sud qui sera son inspiratrice et l'auteure d'un roman autobiographique : Accordez-moi cette valse (1932). Ils auront une fille, Frances Scott Fitzgerald, surnommée « Scottie ». En 1917, il s'engage dans l’armée américaine, lors de la Première Guerre mondiale. En 1918, il écrit  son premier roman : Le Romantique Égotiste, refusé par l’édition et qui publié plus tard sous le titre L'Envers du paradis (1919). En France, après Beaux et damnés (1922), roman très représentatif de son auteur, il écrit en Côte d'Azur ce son chef d'œuvre, Gatsby le Magnifique (1925), etc. On lui prête ce mot : "La vie est une collection d'accidents". Dans ce dernier, l’acte criminel gratuit porte sur  Myrtle Wilson, fauchée mortellement par une automobiliste qui prend la fuite.
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              
L’«auto tragique»

    Les seuls bâtiments que nous eussions en vue formaient un petit pâté de briques jaunes posé sur la lisière de l’enclos à poussier ; amorce de Grand-Rue destinée à le desservir et n’avoisinant que le vide. Des trois boutiques qui le composaient, une était à louer ; la deuxième était une gargote ouverte toute la nuit ; une piste cendreuse y accédait ; la troisième, un garage – Réparations, GEORGE B. WILSON. Achat et vente d’autos – où j’entrai avec Tom (…).
  – Je veux te [Myrtle Wilson] voir, fit Tom avec fermeté. Prends le prochain train.
   – Bien  (…).
   – Et son mari, il ne dit rien ?
   – Wilson ? Il croit qu’elle va voir sa sœur à New-York. Il est si bête qu’il ne s’aperçoit même pas qu’il existe (…).
   – Combien vous dois-je ? répéta Tom avec dureté.
   – Un dollar vingt (…).
   Derrière une des fenêtres de l’étage, les rideaux s’étaient écartés : Myrtle Wilson fixait des yeux l’automobile. Elle était si absorbée qu’elle ne s’aperçut pas qu’on l’observait. Des émotions se succédaient dans sa figure, avec la lenteur des objets sur un négatif qu’on développe (…). Mais sur celui de Myrtle Wilson elle me parut sans motif et inexplicable, jusqu’à ce que je me fusse rendu compte que ses yeux, écarquillés par une terreur jalouse, étaient fixés, non pas sur Tom, mais sur Jordan Baker, qu’elle prenait pour sa femme (…).
   – C’est ma femme que j’ai enfermée là-haut, expliqua Wilson avec calme. Elle y restera jusqu’à après-demain, puis nous partirons loin d’ici (…).
    Naturellement, Michaelis [le propriétaire de la gargote] essaya de découvrir ce qui s’était passé, mais Wilson refusa d’en dire un mot. Au lieu de parler, il se mit à jeter à son visiteur des regards étranges et soupçonneux et à lui demander ce qu’il avait fait à certaines heures de certains jours (…). Quand il  en ressortit, un peu après sept heures, il se rappela cette conversation en entendant la voix de Mrs. Wilson, forte et grondante, au rez-de-chaussée du garage.
     – Bats-moi donc, criait-elle. Jette-moi par terre et bats-moi ! Sale petit lâche !
     L’instant d’après, elle s’élançait dehors dans le crépuscule, en agitant les mains et en criant – avant qu’il pût quitter le seuil de sa porte, la chose s’était produite.
     L’«auto tragique», comme l’appelèrent les journaux, ne s’arrêta pas ; elle sortit de l’obscurité grandissante, hésita dramatiquement, un instant, puis disparut au premier tournant. Michaelis n’était même pas certain de sa couleur, il dit au premier agent qu’elle était vert clair. L’autre voiture, celle qui se dirigeait vers New-York, s’arrêta cent mètres plus loin et son conducteur revint en courant vers l’endroit où Myrtle Wilson, sa vie violemment éteinte, était accroupie sur la route, mêlant un sang épais et noir à la poussière (…).
   Nous aperçûmes les trois ou quatre autos et la foule quand nous étions encore à une certaine distance.
– Une voiture démolie ! fit Tom. C’est bon. Wilson va faire enfin un peu d’argent.
Il ralentit, mais sans l’intention de s’arrêter jusqu’à ce que, nous étant rapprochés, les visages silencieux et intenses des gens qui étaient devant la porte du garage l’eussent fait automatiquement mettre les freins.
      – Jetons un coup d’œil, fit-il d’un air de doute ; rien qu’un coup d’œil.
      Je m’aperçus à ce moment d’un son creux et plaintif qui sortait sans cesse du garage, d’un son qui, lorsque, descendus de voiture, nous nous dirigeâmes vers le garage d’où il sortait, se résolut en ces mots : « Oh ! mon Dieu ! », répétés sans arrêt, en une plainte entrecoupée.
    – Il se passe quelque chose de grave, là-dedans, fit Tom, surexcité.
   Il se dressa sur la pointe des pieds et jeta un coup d’œil par-dessus les têtes dans le garage, qui n’était éclairé que par une lumière jaune suspendue très haut dans une corbeille en métal (…).
    Enveloppé dans une couverture, puis dans une autre, comme s’il souffrait du froid dans cette nuit brûlante, le corps de Myrtle Wilson était étendu sur un établi, près de la porte, et Tom, le dos tourné vers nous, se penchait sur lui, immobile. À côté, se tenait un agent motocycliste qui inscrivait des noms sur un petit carnet, non sans transpirer abondamment et faire de nombreuses corrections. Au premier abord, je ne pus découvrir l’origine des mots perçants et plaintifs qui se répétaient en échos dans le garage dénudé, puis je vis Wilson qui se tenait sur le seuil surélevé de son bureau, se balançant en avant et en arrière, en se tenant des deux mains aux chambranles de la porte (…).
    – Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !
    Enfin, Tom leva la tête d’une saccade et, après avoir considéré le garage avec des yeux éteints, il bredouilla une phrase incohérente en s’adressant à l’agent (…).
    – Écoutez-moi donc ! marmotta Tom avec emportement.
    – Qu’est-ce qui est arrivé ? Voilà ce que je veux savoir.
    – Une auto l’a renversée [Myrtle]. Mort instantanée.
    – Mort instantanée, répéta Tom, les yeux fixes (….).
Tom conduisit lentement jusqu’au prochain tournant, puis son pied appuya à fond, et le coupé fila dans la nuit. Bientôt j’entendis un sanglot bas et rauque et vis que les larmes débordaient sur son visage.
   – Le salaud, le capon ! pleurnicha-t-il. Il n’a même pas arrêté sa voiture ! (…)
   – Je suis allé à West-Egg par un raccourci, et ai laissé la voiture dans mon garage. Je ne crois pas qu’on nous ait vus, mais, bien entendu, je ne saurais l’affirmer (…).
   – C’est Daisy qui conduisait ?
   – Oui, fit-il après un moment, mais naturellement je dirai que c’était moi (...).
     Il [Mr. Wilson] me regarda fixement sans prononcer une parole et je sus que j’avais deviné juste au sujet de l’emploi de ces heures perdues. Je fis un mouvement pour m’éloigner, mais il avança d’un pas et me saisit le bras.
     – Je lui ai dit la vérité, fit-il (…). Il était assez affolé pour me tuer si je ne lui disais pas à qui appartenait la voiture. Il garda la main sur le revolver qu’il avait dans sa poche tout le temps qu’il resta à la maison.
    Il s’interrompit et d’un air de défi :
    – Qu’est-ce que je lui ai dit ? (…). Il [Gatsby] t’avait jeté de la poudre plein les yeux, exactement comme à Daisy. Mais c’était une crapule. Il a écrasé Myrtle comme on écrase un chien, et n’a même pas arrêté son auto.
   Je n’avais rien à répondre, hormis, et cela ne pouvait se dire, que ce n’était pas vrai.

«Gatsby le Magnifique»
Francis Scott Fitzgerald
Trad. Victor Llona












JOHN STEINBECK

   John Ernest Steinbeck, Jr., n é le 27 février 1902 à Salinas et mort le 20 décembre 1968 à New York, est un écrivain américain du milieu du XXe siècle. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1962. Il publie d’abord un roman La Coupe d'or (Cup of Gold :1929), puis  A Life of Sir Henry Morgan, Buccaneer, With Occasional Reference to History, sur la vie d’Henry Morgan, sans succès. En 1930, il épouse Carol Henning, à Pacific Grove. Il se lie à Edward Ricketts, un biologiste. Il écrit Les Pâturages du ciel (1932), un recueil de nouvelles sur la ville de Monterey,  Le Poney rouge (1933) et Au dieu inconnu (1950). Sa mère meurt en 1934 et son père, en 1935. Il écrit Tortilla Flat en 1944, il le prix littéraire, la médaille d'or du roman du C.C.C. Il se fait l’ami de l’éditeur, Pascal Covici. Après Des souris et des hommes (1937) et En un combat douteux (1940), parus en 1936, ses œuvres prennent du relief. Dans Des souris et des hommes, l’acte criminel gratuit de Lennie sur l’aguicheuse femme de Curley, est l’acte involontaire d’un attardé mental géant, abattu, à son tour d’une balle, par George, son compagnon de route.

J’ai encore fait quelque chose de mal

     Au ranch, George ordonne à Lennie de se tenir à l’écart de la femme de leur patron, parce que c’est une séductrice égoïste dont le mari, Curley, est très jaloux. Mais un après-midi, tandis que Lennie se trouve dans la grange avec un chiot qu’on lui a donné et qu’il vient de tuer par accident en le caressant, la femme de Curley vient le rejoindre et engage la conversation. Lennie tente de l’éviter, mais elle se met alors à parler du plaisir qu’on prend à toucher des choses douces.
    La femme de Curley se moqua de lui :
    – T’es piqué, dit-elle. Mais t’es gentil tout de même. On dirait un grand bébé. Mais, on peut bien voir ce que tu veux dire. Quand je me coiffe, des fois, je me caresse les cheveux, parce qu’ils sont si soyeux.
Pour montrer comment elle le faisait, elle passa ses doigts sur le haut de sa tête.
   – Y a des gens qui ont des gros cheveux raides, continua-t-elle avec complaisance, Curley, par exemple. Ses cheveux sont comme des fils de fer. Mais les miens sont fins et soyeux. C’est parce que je les brosse souvent. C’est ça qui les rend fins. Ici… touche, juste ici.
Elle prit la main de Lennie et la plaça sur sa tête.
   – Touche là, autour, tu verras comme c’est doux.
De ses gros doigts, Lennie commença à lui caresser les cheveux.
   – Ne m’décoiffe pas, dit-elle.
Lennie dit :
   – Oh ! c’est bon. – Et il caressa plus fort. –Oh ! c’est bon.
   – Attention, tu vas me décoiffer.
Puis, elle s’écria avec colère :
    – Assez, voyons, tu vas toute me décoiffer.
D’une secousse elle détourna la tête, et Lennie serra les doigts, se cramponna aux cheveux.
    – Lâche-moi, cria-t-elle. Mais lâche-moi donc.
Lennie était affolé. Son visage se contractait. Elle se mit à hurler et, de l’autre main, il lui couvrit la bouche et le nez.
    – Non, j’vous en prie, supplia-t-il. Oh ! j’vous en prie, ne faites pas ça. George se fâcherait.
Elle se débattait vigoureusement, sous ses mains. De ses deux pieds elle battait le foin, et elle se tordait dans l’espoir de se libérer. Lennie commença à crier de frayeur.
    – Oh ! je vous en prie, ne faites pas ça, supplia-t-il. George va dire que j’ai encore fait quelque chose de mal. Il m’laissera pas soigner les lapins.
Il écarta un peu la main et elle poussa un cri rauque. Alors Lennie se fâcha.
    – Allons, assez, dit-il. J’veux pas que vous gueuliez. Vous allez me faire arriver des histoires ; tout comme a dit George. N’faites pas ça, voyons.
Et elle continuait à se débattre, les yeux affolés de terreur. Alors il la secoua, et il était furieux contre elle.
    – Ne gueulez donc pas comme ça, dit-il en la secouant, et le corps s’affaissa  comme un poisson.
Puis elle ne bougea plus, car Lennie lui avait brisé les vertèbres du cou.
Il abaissa les yeux vers elle, et, avec précaution, enleva la main de dessus sa bouche ; et elle resta immobile.
    – J’veux pas vous faire de mal, dit-il, mais George s’foutra en rogne si vous gueulez.
Voyant qu’elle ne répondait ni ne bougeait, il se pencha tout contre elle. Il lui souleva le bras et le laissa retomber. Un moment il sembla éberlué. Puis il soupira dans sa terreur :
    – J’ai fait quelque chose de mal. J’ai encore fait quelque chose de mal.

«Des souris de des hommes»
John Steinbeck
Trad.  Maurice-Edgar
Coindreau












GABRIEL GARCIA MARQUEZ

    Né le 6 mars 1927 à Aracataca (Colombie) et mort le 17 avril 2014 (à 87 ans) à Mexico, est un écrivain colombien de langue espagnole. Romancier, nouvelliste, journaliste et activiste politique, il reçoit en 1982 le prix Nobel de littérature. Surnommé « Gabo » en Amérique du Sud, il est l'un des auteurs les plus éminents et populaires du XXe siècle. En tant qu'écrivain, García Márquez commence sa carrière par la publication de nombreuses œuvres littéraires, très appréciées par la critique, comme les nouvelles et les ouvrages non-fictionnels. Cependant, ce sont les romans Cent ans de solitude (1967), Chronique d'une mort annoncée (1981) et L'Amour aux temps du choléra (1985) qui lui valent la reconnaissance du public, des médias et de ses pairs. L’acte criminel gratuit de Pedro et Pablo Vicario, dans Chronique d'une mort annoncée, est un acte collectif à tort par personnes interposées.

Il s'agissait d’une affaire d’honneur

     La plupart de ceux qui se trouvaient au port savaient qu'on allait tuer Santiago Nasar [accusé à tort par Angela Vicario de l’avoir déshonorée, la nuit de son mariage avec Bayardo]. Don Lazaro Aponte, colonel de l'académie militaire en retraite et maire du village depuis onze ans, l'avait salué d'un signe des doigts. "J'avais toutes mes raisons de croire qu'il ne courait plus aucun risque [le sachant innocent]", me dit-il. Le père Amador ne s'en était pas préoccupé davantage. "Quand je l'ai vu sain et sauf, j'ai pensé que tout cela n'avait été qu'une turlupinade."
      Personne ne s'était demandé si Santiago Nasar était prévenu, car le contraire paraissait à tous impossible. (…)
     Alors, tous deux continuèrent de le poignarder contre la porte [de sa maison], facilement, en alternant les coups, avec la sensation de flotter sur ce méandre éblouissant qu’ils découvrirent de l’autre côté de la peur. (10)
     Nous l'avons tué sciemment, dit Pedro Vicario [le frère d’Angela]. Mais nous sommes innocents.
    - Peut-être devant Dieu, dit le père Amado.
    - Devant Dieu et devant les hommes, précisa Pablo Vicario [le second frère de celle-ci]. Il s'agissait d’une affaire d’honneur.
    Le jour où il allait être abattu, Santiago Nasar s'était levé à cinq heures et demie du matin pour attendre le bateau sur lequel l'évêque arrivait [qui, en passant, du pont de son  bateau, bénira le village]. Il avait rêvé qu'il traversait un bois de figuiers géants sur lequel tombait une pluie fine, il fut heureux un instant dans ce rêve et, à son réveil, il se sentit couvert de chiures d'oiseaux.
    "Il rêvait toujours d'arbres", me dit Placida Linero, sa mère, vingt-sept ans après en évoquant les menus détails de ce lundi funeste (...) Placida Linero jouissait d'une réputation bien méritée d'interprète infaillible des rêves d'autrui, à condition qu'on les lui racontât à jeûn; pourtant, elle n'avait décelé aucun mauvais augure dans les deux rêves de son fils, ni dans ceux qu'il lui avait raconté chaque matin, les jours qui avaient précédé sa mort, et dans lesquels des arbres apparaissaient.

Nous l'avons tué sciemment, dit Pedro Vicario, mais nous sommes innocent, devant Dieu et les hommes précisa Pablo Vicario. Il sagissait d'une affaire d'honneur.
     Avant de se coucher, il alla au petit coin mais s’endormit assis sur la tinette, et quand mon frère Jaime se leva pour se rendre à l’école, il le trouva affalé à plat ventre sur le carrelage, et chantant dans son sommeil. Ma sœur la nonne, qui ne put descendre au débarcadère accueillir l’évêque parce qu’elle avait une gueule de bois carabinée, ne parvint pas à le réveiller. « Cinq heures sonnaient quand je suis allée aux toilettes », me dit-elle.
    Ce fut, plus tard, ma sœur Margot, en entrant se doucher avant de partir pour le port, qui réussit à le traîner à grand-peine jusqu’à son lit. De l’autre rive du sommeil, il entendit, sans ouvrir les yeux, les premiers beuglements du bateau de l’évêque. Puis il s’endormit comme une masse, épuisé par la bombance, jusqu’au moment où ma sœur la nonne entra dans la chambre en essayant d’enfiler sa bure au pas de course. Elle le réveilla de son cri de folle : « On a tué Santiago Nasar!».

Gabriel  Garcia Marquez

ALBERT MEMMI
    Albert Memmi, né à Tunis, le 15 décembre 1920 à Tunis, est un écrivain et essayiste franco-tunisien. Il naît en Tunisie, sous le Protectorat français, d’une famille juive, italienne, arabophone. Fils de François Memmi, artisan bourrelier  et de Marguerite Sarfati, une sépharade d'ascendance locale, il  étudie au lycée Carnot de Tunis, à l'Université d'Alger, la philosophie, et à la Sorbonne. A l’orée de trois cultures, il axe son écriture sur le mal à trouver une entente entre Orient et Occident. Il enseigne au lycée Carnot de Tunis (1953), à  l'École pratique des hautes études, à HEC et à l'Université de Nanterre, à l’indépendance de la Tunisie. Il publie son roman autobiographique, La Statue de sel, (1953), avec une préface d’A. Camus. Son fameux essai, avec la préface de  J.-P. Sartre, est Portrait du colonisé, après Portrait du colonisateur (1957). Il est connu pour l'Anthologie des littératures maghrébines t. I (1965) et t. II (1969). Il est attaché au C.N.R.S, membre de l'Académie des Sciences d'Outre-mer, directeur du «Domaine maghrébin», chez Maspero ". En 1973, il se naturalise français. Il reçoit le prix de Carthage (1953), le prix Fénéon (1954) et le prix Simba. Dans son livre Le racisme, il traite de l'hétérophobie : «Le refus d’autrui au nom de n’importe quelle différence». L’acte criminel gratuit ici est l’acte d’un lynchage militaire ou intercommunautaire sur Bissor et les siens, tout à la fois absurde et anonyme.
Bissor se trouvait parmi les morts

    Nous enlevâmes enfin les barres de fer et sortîmes des maisons barricadées. Les rues somnolaient après ces nuits de veille, l’air avait un goût de cendre, une lumière bizarre, jaune traversant des nuages violets, éclairait les visages fatigués. Quelques patrouilles de soldats noirs circulaient, indifférentes et inutiles. La police aussi se montrait, lorsque tout était fini. Nous étanchâmes la première soif, facile à satisfaire : les nouvelles furent nombreuses, incertaines et contradictoires. Bissor se trouvait parmi les morts. Seuls les cadavres sont indubitables. Bissor est mort, sans erreur possible, toute sa famille assassinée, sauf la sœur prostituée, par chance, à Marseille. Je suis sûr qu’il s’est défendu rageusement de ses gros poings durs (…).
   Les tirailleurs, dit-on, devaient partir en guerre ; avant d’embarquer pour les massacres, assurés de l’impunité, les guerriers ont tous les droits. Suivant la tradition, ils peuvent voler, violer et tuer. De préférence aussi, ils seraient tombés sur les quartiers juifs. D’autres affirmaient que le pogrome serait monté par le gouvernent (…). Les soldats juifs auraient été tous consignés. ; la coïncidence est incroyable. Ou peut-être la catastrophe naquit-elle d’une futilité, une dispute entre un boutiquier arabe et un acheteur juif dans une ville du sud, suivie d’une bagarre entre les Musulmans du quartier et les Juifs qui passaient, trouvant écho dans les villes voisines (…) ?
      Sans connaître les raisons de son inquiétude, la ville chauffait depuis quelques jours. On évitait de quitter sa rue et les rapports nécessaires devenaient d’une politesse précautionneuse (…). Mon père arriva se hâtant malgré son asthme es bras chargés de provisions, pâtes et sucre, à onze heures du matin. D’habitude, il déjeunait au magasin. Les bagarres, dit-on, commençaient aux alentours du ghetto. Ma mère courut chez l’épicier qui fermait ses portes. Puis nous barricadâmes portes et fenêtres, la porte avec deux barres de fer forgé. Et nous attendîmes attentifs aux bruits insolites. Mais nous étions loin du ghetto et n’auscultâmes que le calme funèbre de notre quartier (…). Mon père avait un travail pour le temps de réclusion : il confectionnait des musettes de grosse toile pour les chevaux. De temps en temps, il abandonnait sa pièce et se précipitait à la fenêtre. Je reconnaissais sur sa figure pâlissante la peur qu’il m’a communiquée dès l’enfance (…). Cet absurde sentiment de paralysie, désarmé devant une mort immonde.     
«La Statue de sel»
Albert Memmi
Ed. Corrêa

     
DRISS CHRAÏBI
  Né à Mazagan (El Jadida) en 1926, Driss Chraïbi part pour la France en 1945. Il fait des études de chimie et est diplômé ingénieur en 1950. Il suscite un scandale au Maroc lors de la sortie de son premier roman  "Le Passé simple" (1954), «Les boucs » (1955). Il devient producteur à l'ORTF. Il reçoit le prix littéraire de l'Afrique méditerranéenne pour l'ensemble de son œuvre (1973), le  Prix de l'amitié franco-arabe (1981), le Prix Mondello pour la traduction de "Naissance à l'Aube" en Italie. Il est décédé, le 1er avril 2007. L’acte gratuit criminel est ici d’ordre virtuel perpétré par Yalanwaldik sur le chat effigie de Simone et de Fabrice leur bébé malade.

Tu étrangles Simone virtuellement

   Le vent nous balayait tous (…). Notre commerce avec la société s’exprimait sous forme d’injures, ou de vols, ou de coups de poing, nous mangions dormions marchions voyions écoutions vivions… avec révolte et haine – et ce n’est pas autrement que j’aimais Simone (…).
    Cette aube-là, elle m’attendait derrière la grille.
     - Je n’ai pas ou venir à la Santé.
     - Fabrice ? dis-je. Et ce fut comme une plainte et m’entendis avaler ma salive et durcir mes paupières, un oiseau jeta deux notes brèves, un serin, mais ç’aurait bien pu être un corbeau.  
      Elle eut un haussement d’épaule, étendit le bras et, dans la perspective, je le confondis avec l’allée du jardin qu’elle m’indiquait (...).
       Je remontais, m’assis sur ma chaise. Je m’étais abstenu de regarder mon enfant.
       Le chat m’attendait. Je le pris sur mes genoux. Regardé de près, il était plus squelettique, plus laid, plus digne d’amour. Même ses yeux étaient d’un squelette laid (…).  Son cou surtout était maigre. Je l’encerclais de mes doigts, refermés bout à bout. Il y avait encore de l’espace.
       Je serrai. Le brouillard maintenant était tout à fait tombé. Plus gris que ne l‘avaient été les nuages. Mornes et veules s’épaississait jusqu’entre mes doigts. Je serrai encore un cran. C’était le cou de Simone que je serrais. Je m’étais pris à sourire. Elle [Simone] ne se débattait pas encore. Elle ne se débattrait même pas. Le vent injuria, passa (…).
        Le droit commun régit la vie. Je repliai la première phalange de mon index sur la première phalange du pouce.
        Je souriais. Le vent lui-même quelque part, peut-être dans le soubresaut de mes doigts, s’était mis à hoqueter (…). Elle (Simone) tressaillait à peine. Le drame fût-il théâtral, n’avait pas de prise sur elle.
        Petite, jeune, belle – je ne comprenais pas. Ma prescience est dans ma main que je laisse à sa besogne. Je ne comprenais pas pourquoi elle s’était offerte à moi, s’était fait engrosser, acceptait le concubinage, la pauvreté sordide, l’avenir devant nous bloqué avec des rocs et le ciment des haines – pourquoi elle m’aimait (…). 
        Et je l’élevai à hauteur de mes yeux, au bout de mon poing, par le cou – et ma prescience criait : virtuellement, tu étrangles Simone virtuellement – et je criais :
         - Mais tu as des crises d’épilepsie, épileptique !... Tu as tué mon enfant… sale espèce d’épileptique !...
         Pendant que Raus criait lui aussi, d’en bas, de me taire, que si je ne me taisais pas il allait m’enfourner dans la voiture-ambulance en direction d’un asile d’aliénés… mais je continuais de hurler, le vent s’était mis à chantonner une vieille mélopée arabe, comme pour me calmer, pour essayer de me calmer – jusqu’à ce que le chat (je l’appelais Minou), pas une seule fois il ne me griffa, à mon poing fût devenu lourd.
          Le bruit que produisit, tombant sur le plancher, je le comparai volontiers à ces coups de pied qu’il recevait dans le ventre. Je descendis. Au loin gémissait l’ambulance. Je l’entendis une dernière fois gémir. Net, aigu, horrible. Comme si  ç’eût été Fabrice, mon enfant, qui eût jeté ce cri-là.
            Alors, méthodique et lent, je démontai son berceau, bois, matelas, couvertures, oreiller, draps, sacs, fripes – et me mis, accroupi et l’œil mis clos, à lancer pièce par pièce dans la cheminée où brasillait toujours un feu d’enfer. 

«Les boucs »,
Driss Chraïbi,
Ed. Denoël
AHMADOU KOUROUMA

   Ahmadou Kourouma est un écrivain ivoirien, né le 24 novembre 1927 à Boundiali, Côte d'Ivoire, et mort le 11 décembre 2003 à Lyon (France). C’était un écrivain malinké, ethnie de plusieurs pays ouest-africains. D’où son nom de  « guerrier » en malinké. Elevé par un oncle et fait études à Bamako, au Mali. De 1950 à 1954, sous la colonisation française, il est mobilisé comme tirailleur sénégalais en Indochine, par mesure disciplinaire. Il revient à Lyon faire des études de mathématiques et d'actuariat à (I.S.F.A). En 1960,  la Côte d'Ivoire indépendante, il y revient. Il se heurte au régime de Félix Houphouët-Boigny, mis prison, puis exilé volontaire, en : Algérie (1964-1969), au Cameroun (1974-1984) et au Togo (1984-1994), avant de revenir chez lui. Son premier roman, Les Soleils des indépendances (1968), une critique du régime. En 1972, il tente représenter Tougnantigui ou le Diseur de vérité. Son second roman, Monnè, outrages et défis (1988), revit l’ère coloniale. Son troisième roman, En attendant le vote des bêtes sauvages (1998), a eu le Prix du Livre Inter. Son quatrième roman, Allah n’est pas obligé (2000), narre la vie d’un enfant orphelin qui va rejoindre sa tante, au Liberia, et devient enfant soldat. Il reçoit le Prix Renaudot et le Prix Goncourt des lycéens. En 2002, il condamne la guerre civile ivoirienne. A sa mort, il laisse Quand on refuse, on dit non, paru en 2004, une suite d’Allah n'est pas obligé : où le héros vit le conflit ivoirien. L’acte gratuit criminel est ici l’acte hasardeux d’une bande armée d’enfants-soldats  rebelles sur Kid, un des leurs sans sommation.
  
Des jeunes gens, sur la moto, ont tiré
sur lui sans sommation

   L’enfant-soldat mort s’appelait Kid, le capitaine Kid. Dans le chant mélodieux, le colonel Papa le bon scandait de temps en temps «Capitaine Kid» et tout le cortège gueulait après lui «Kid, Kid». Fallait entendre ça. On aurait dit une bande d’abrutis.
   On est arrivés dans le camp retranché. Comme tous ceux du Liberia de la guerre tribale, le camp était limité par des crânes humains hissés sur des pieux. Le colonel Papa le bon pointa le kalachnikov en l’air et tira. Tous les enfants-soldats s’arrêtèrent et tirèrent en l’air comme lui. Ça a fait une véritable fantasia. Fallait voir ça. Gnamokodé!
    Le corps de Kid fut exposé sous l’appatam tout le reste de la journée. (Appatam existe dans Inventaire des particularités. Je l’ai déjà expliqué.) La foule venait d’instant en instant et ça s’inclinait devant le corps et ça jouait à être triste comme si dans le Liberia-là on tuait pas tous les jours en pagaille des innocents et des enfants.
    Le soir, la veillée funèbre commença à neuf heures après la prière musulmane et catholique. On connaissait pas exactement la religion de Kid, vu qu’on connaissait pas ses parents. Catholique ou musulman? C’est kif-kif pareil. Au cours de la veillée, tout le village était là, assis sur des escabeaux autour des deux corps. Plusieurs lampes-tempête éclairaient. C’était féerique. (Féerique, gros mot de Larousse, signifie qui tient du merveilleux.)
Deux femmes entonnaient un chant qui était repris en chœur par tout le monde. De temps en temps, pour ne pas dormir et aussi pour ne pas être dévoré par les moustiques, ça se levait, agitait la queue d’éléphant. Parce que les femmes avaient des queues d’éléphant et ça dansait d’une façon scabreuse. Non! Non! C’était pas scabreux, c’était endiablé. (Scabreux signifie indécent, osé, d’après le Petit Robert.)
     Brusquement on entendit un cri venant d’une profondeur insondable. Ça annonçait l’entrée du colonel Papa le bon dans la danse, l’entrée du chef de la cérémonie dans le cercle. Tout le monde se leva et se décoiffa parce que c’était lui le chef, le patron des lieux. Et on vit le colonel Papa le bon complètement transformé. Complètement alors! Walahé!
      C’est vrai. Sa tête était ceinte d’un cordon multicolore, il avait le torse nu. Ça avait les muscles d’un taureau et ça m’a fait plaisir de voir un homme si bien nourri et si fort dans ce Liberia de famine. À son cou et sous les bras, à ses épaules, pendaient des multiples cordons fétiches. Et parmi les cordons il y avait le kalach. Le kalach parce que c’était la guerre tribale au Liberia et on tuait les gens comme si personne ne valait le pet d’une vieille grand-mère. Enfants, jeunes et politique. (Au village, quand quelque chose n’a pas d’importance, on dit qu’il ne vaut pas le pet d’une vieille grand-mère. Je l’ai expliqué une fois déjà, je l’explique encore.) Papa le bon fit trois fois le tour des corps et vint s’asseoir. Tout le monde s’est assis et a écouté comme des couillons au carré.
      Ça commence par expliquer les circonstances dans lesquelles le capitaine Kid a été tué. Des jeunes gens sur la moto, pris par l’esprit du mal, ont tiré sur lui sans sommation. C’est le diable qui les avait pris. L’âme du capitaine s’est envolée. Nous allons bien le pleurer. Nous ne pouvions pas enlever le diable dans le cœur de tous les passagers du convoi, dans l’esprit de tous les responsables du décès du capitaine. C’était pas possible.    
      Alors nous en avons tué quelques-uns mais, comme Dieu dit de pas trop tuer, de moins tuer, nous avons abandonné, laissé les autres dans l’état dans lequel ils sont arrivés sur terre. Nous les avons laissés nus. C’est ce que Dieu a dit: quand des gens te font trop de mal, tu les tues moins mais tu les laisses dans l’état où ils sont arrivés sur terre. Tous leurs biens qui étaient dans le car, tout ce qu’ils avaient sur eux a été amené ici.
     Ça devait être donné aux parents du capitaine. Mais, comme personne ne connaît les parents du capitaine, tout sera distribué, partagé avec justice entre tous les enfants-soldats, les copains du capitaine Kid. Les enfants-soldats vendront ce qu’on leur donnera et ils se feront des dollars. Avec les dollars, ils pourront acheter du haschisch en plein. Dieu punira ceux qui ont fait le mal de tuer le capitaine Kid.  [...]
    L’enterrement du capitaine Kid eut lieu le lendemain à quatre heures de l’après-midi. C’était par un temps pluvieux. Il y eut beaucoup de larmes. Les gens se tordaient et chialaient «Kid! Kid! Kid!» comme si c’était la première fois qu’ils voyaient un malheur. Et puis les enfants-soldats se sont alignés et ils ont tiré avec les kalach. Ils ne savent faire que ça. Tirer, tirer. Faforo (bangala de mon père)! [...]
    Nous fûmes intégrés dans la combine du colonel Papa le bon aussitôt après l’enterrement du soldat-enfant, le capitaine Kid.  Moi je rejoignis le casernement des enfants-soldats. On me donna une vieille tenue de parachutiste d’un adulte. C’était trop grand pour moi. Je flottais là-dedans. Le colonel Papa le bon lui-même, au cours d’une cérémonie solennelle, me donna un kalach et me nomma lieutenant.

In «Allah n’est pas obligé»
Ahmadou Kourouma























(4)
L’ACTE GRATUIT DANS
LES ROMANS D’ASIE
1956

JAPON
Le pavillon d’or : 1956
Yukio Mishima








YUKIO MISHIMA

   Yukio Mishima, Mishima Yukio est le pseudonyme de  Kimitake Hiraoka  (Hiraoka Kimitake), est un écrivain japonais, né le 14 janvier 1925. Il s'est suicidé par seppuku, le 25 novembre 1970. Mishima écrit son premier récit. Il lit avec voracité les œuvres d'Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et les classiques japonais. Il va à l'école d'élite de Peers sur l'insistance de sa grand-mère.  Mishima est convoqué, pendant la Seconde Guerre mondiale mais prétend avoir la tuberculose, il échappe à la conscription.  Il  continue d'écrire. Il sort diplômé l’Université de Tokyo en 1947 et intègre le Ministère des finances, promis à une brillante carrière. Son père accepte alors sa démission pour se consacrer à l'écriture. Il se résigne enfin voir son fils écrivain. Mishima rencontre Yasunari Kawabata qui l’incite à publier ses écrits. Il publie Confession d'un masque (1949), Le Pavillon d'or (1956), La Mer de la fertilité (1964-1970), Le Japon moderne et l'éthique samouraï (1967), etc. L’acte criminel gratuit ici est l’acte passionné d’un idolâtre de son idole qu’il le veut sien ou réduit à néant par le feu.

Si tu croises le Bouddha, tue le Bouddha!... Alors
seulement tu trouveras la Délivrance

   "Regarde derrière, regarde dehors : si nous nous rencontrons, tue sur l'heure!..." Oui, c'était la première ligne du passage fameux du chapitre de l'Éclairement populaire, dans le Rinzairoku : la suite coula d'elle-même : "Si tu croises le Bouddha, tue le Bouddha! Si tu croises ton ancêtre, tue ton ancêtre! Si tu croises un disciple du Bouddha, tue le disciple du Bouddha! Si tu croises tes pères et mères, tue père et mère! Si tu croises ton parent, tue ton parent! Alors seulement tu trouveras la Délivrance. Alors seulement tu esquiveras l'entrave des choses, et tu seras libre..." Ces mots m'arrachèrent à l'impuissance où j'avais sombré. D'un seul coup, je sentis dans tout mon être une surabondance d'énergie. Une partie de moi s'obstinait bien à me répéter que ce que j'allais faire était maintenant sans utilité : ma force neuve ne redoutait pas cette inutilité. Parce que c'était inutile, je me devais d'agir (…).
    La neige donne à tous une humeur juvénile. Et puisque j'allais, moi, sur mes dix -huit ans, pourquoi serait-il inexact d'affirmer que je ressentis alors en moi une sorte d'exceptionnelle et juvénile exaltation ? Sous sa housse de neige, le Pavillon d'Or était d'une incomparable beauté. Avec ses baies grandes ouvertes qui laissaient entrer les bourrasques, ses fins piliers alignés côte à côte, il avait, dans sa nudité même, quelque chose de tonique et de purifiant (…).
     Avant de me coucher, il me fallait aller voir le Pavillon d’Or. (…) C’est vrai, je ne l’avais jamais vu endormi, comme dormait le reste du temple. Ses structures inhabitées pouvaient oublier de dormir. Sa nuit échappait totalement aux lois qui valent pour les hommes. Pour la première fois de ma vie, je lui parlai avec violence ; sur un ton proche de la malédiction, je lui jetai à la face : « Un jour, tu subiras ma loi ! Oui, pour que tu ne te mettes plus en travers de ma route, un jour, coûte que coûte, je serai ton maître ! » Les eaux noires de l’étang répercutèrent ma voix jusqu’au fond de la nuit creuse. (…)
    Donc cette belle chose avant longtemps ne serait plus que cendres… A forcé de penser cela, et comme le calque recouvre exactement l'image, j'aboutis à ce que, petit à petit, le Pavillon d'Or de mes rêves vînt recouvrir, jusque dans le détail, celui de la réalité : mon toit sur le vrai, mon pavillon de pêche au-dessus de l'étang, mon premier étage à rampe courbe, mon second étage à baies ouvragées —- sur les vrais. Le Pavillon d'Or cessa d'être une construction immobile ; il se métamorphosa, pour ainsi dire, en symbole de l'évanescence du monde phénoménal. Par ce processus, le Pavillon d'Or de la réalité devint un objet dont la beauté ne le cédait en rien à celle de mon rêve… Demain, peut-être, le feu s'abattrait sur lui des hauteurs du ciel, réduirait en cendres ces sveltes colonnes, ces toits aux courbures élégantes, que nos yeux ne reverraient jamais plus. Mais pour l'instant il était là, fine silhouette, devant nous, parfaitement serein au milieu des flammes de l'été.

« Le pavillon d’or »
Yukio Mishima








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 L’ACTE GRATUIT DANS
LES ROMANS D’OCÉANIE
2006

NOUVELLE ZÉLANDE
Un employé modèle : 2006
Paul Cleave










PAUL CLEAVE

    Né le 10 décembre 1974 (39 ans) à Christchurch en Nouvelle-Zélande, en 1974, est un écrivain néo-zélandais. Il a travaillé prêteur sur gages, durant sept ans, avant de se tourner vers l'écriture. Il avait écrit son premier roman à 19 ans, et a toujours voulu être écrivain. Un employé modèle (2006), son premier roman, a connu un succès retentissant, avec la meilleure vente en Allemagne, au Japon, en Nouvelle-Zélande et en Australie. Son œuvre peut paraître comme une violente "comédie humaine" du crime, centrée sur la ville de Christchurch. Ses personnages se croisent, se rencontrent ou sont cités au fur et à mesure des romans, comme l'inspecteur Carl Schroder ou du "Boucher", le narrateur d'Un Employé modèle (The Cleaner (2006). Certains romans, Un Employé modèle (The Cleaner  (2006) et Nécrologie (Cemetery Lake : 2008) ont même une action simultanée, partagée une ou plusieurs courtes séquences, sans jamais se confondre entre elles. Il a aussi signé Un père idéal, Blood Men : (2010), Collecting Cooper (2011), et  The Laughterhouse  (2012). 

Un employé modèle

(Nouvelle-Zélande)

    -  Qu'est-ce que tu faisais avant de venir nettoyer ici, Joe ?

    - Je prenais mon petit déjeuner.
    - Non, je veux dire il y a quelques années, avant que tu commences ce boulot.
    - Oh ! Je ne sais pas. Pas grand chose. Personne ne voulait donner un boulot quelqu'un comme moi.
    - Quelqu'un comme toi ?
    - Tu sais… ?
    - Tu es spécial, Joe, souviens-toi de ça. (…)
    Je ne suis pas un animal. Je ne tuerais pas quelqu'un juste parce qu'il passe par là. Je hais les types comme ça. C'est ce qui me distingue des autres. C'est mon humanité. (…)
Je ne souffre pas de compulsion à tuer tout le temps. Je ne suis pas un animal. Je ne cours pas partout en me déchargeant d’abus subis dans mon enfance tout en trouvant des excuses pour tuer. […] Je ne suis qu’un type normal. Un Joe moyen. Avec un hobby. Je ne suis pas un psychopathe. Je n’entends pas de voix. Je ne tue pas pour Dieu ou Satan, ou le chien du voisin. Je ne suis même pas religieux. Je tue pour moi. C’est aussi simple que ça. J’aime les femmes et j’aime leur faire des choses qu’elles ne veulent pas me laisser faire. Il doit y avoir 2 ou 3 milliards de femmes sur cette terre. En tuer une par mois, c’est pas grand-chose. C’est juste une question de perspective. (…)
     Je suis Joe. J comme Joe. J comme Juge. Je suis fort et je contrôle la situation, et ce que je décide est ma propre décision     
     – pas celle de Dieu. Pas celle de papa. Je me fous de savoir ce qu'ils pensent tous les deux (…).
    Joe est près à commettre son crime, il est face à sa victime :
    « S’il vous plaît, s’il vous plaît. Allez-vous-en. »
    J’ai entendu ça tant de fois que j’en bâillerais presque, mais je le fais pas parce que je suis un type poli. « Vous faites une bien mauvais maîtresse de maison, je lui dis, poliment. »
    - Vous êtes cinglé. Je vais appeler la…la police. »
    Elle est vraiment stupide à ce point ? Est-ce qu’elle croit que je vais rester là pendant qu’elle prend le téléphone pour appeler à l’aide ? Peut-être que je vais m’adosser au lit et faire les mots croisés du journal en attendant qu’ils viennent m’arrêter ? (…)
    - Vous êtes sûr qu'elles ont été tuées par la même personne, inspecteur Schroder ?
     - Pourquoi cette question, Joe ? Tu deviens Sherlock Holmes ?  (…)
    Je suis Joe. Joe-le-Lent. Je suis le Boucher de Christchurch. Je suis celui qui donne les coups. Je suis celui qui a le contrôle, le pouvoir. Je suis celui qui décide qui vit et qui meurt.
Mes jambes sont comme du coton. Je me sens comme si j'allais vomir. (…)
      Dans tous les livres que j'ai lus, le serial killer est toujours le policier. Ou le légiste, ou un quelconque spécialiste scientifique. Alors pourquoi pas ici? Pourquoi cela devrait-il être différent? D'une manière très bizarre, c'est décevant de découvrir que le travail de la police est plutôt simpliste finalement. Si l'assassin n'est pas le mari ou le petit ami, vous n'avez plus qu'à trouver un témoin et à aligner devant lui une rangée de flics pour qu'il en choisisse un." (…)
     Une signature n'est pas évolutive. Le meurtre tout entier est contenu dans sa signature. C'est une gratification. Je n'en ai pas parce que je ne suis pas comme ces bâtards de pervers qui se mettent à buter des femmes par besoin sexuel. Je le fais pour m'amuser. Et ça fait une grosse différence.

«Un employé modèle»
Trad. Benjamin Legrand





















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