lunes, 22 de diciembre de 2014

Pte Anthologie des récits dans la littérature mondiale



Dr. SOSSE ALAOUI MOHAMMED




PETITE ANTHOLOGIE
DES RÉCITS DANS LA LITTÉRATURE
MONDIALE






Tétouan
2014


PRÉFACE
    Quelle que soit la littérature d’un pays ou d’une langue dans le monde, elle porte en elle un genre encore mal défini par la tradition éditoriale et lectorale, il s’agit des récits émis dans les recueils, les revues et la presse culturelle en général. Toutefois, Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov le décrivent en ces termes
: «Le récit est un texte référentiel à déroulement temporel.» - «Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage», Paris, Ed. du Seuil, 1972, p.378.  Pour la confection de cette «Petite anthologie des récits dans la littérature mondiale», l’éclairage de son identité générique  d’emblée s’impose :
     1- Difficulté d’un statut générique des récits dans la littérature mondiale :
    La difficulté d’établir une identité générique des récits dans la littérature mondiale  est historiquement  soulevée par Frances Fortier et René Audet en ces termes : «À la frontière du littéraire et de l’histoire, le récit manifeste depuis toujours une présence constante mais discrète. Sans jamais accéder au statut de genre à part entière, cette classe de textes regroupe indistinctement des relations de voyage [récits de voyage], de guerre [récits de guerre], ou d’enfance [récits de vie], des récits poétiques, fantastiques [récits fantastiques], ou érotiques, des reportages et des récits d’expériences singulières.» - «LE RÉCIT, ÉMERGENCE D’UNE PRATIQUE : LE VOLET INSTITUTIONNEL», www.erudit.org , pp.439-440.
       2- Difficulté d’une définition générique des récits dans la littérature mondiale :
       Pour leur part, Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino tentent d’élaborer difficilement une définition générique, contrastive des récits en indiquant : «Le récit a été opposé, en critique littéraire, au roman, pour définir deux régimes de la narration, correspondant à deux traitements du référentiel. Le récit est fondamentalement rétrospectif : l’événement rapporté a eu lieu et la narration le fait connaître, hors de l’exposé d’une dynamique interne des événements.
       Le récit resterait essentiellement conceptuel dans la mesure où, traitant d’un acquis, il serait inévitablement réflexif. Il s’identifie au conte et à la nouvelle, narrations paradigmatiques et apologétiques, dont la brièveté exclut précisément tout examen de l’événement en lui-même, et dans son indétermination, apparente ou réelle.» - « Penser la narrativité contemporaine», www.penserlanarrativite.net , p.1.
        3- Pour une définition générique para-textuelle des récits dans la littérature mondiale :
     Par ailleurs, Frances Fortier et René Audet une définition générique para-textuelle des récits dans la littérature mondiale, en annonçant à partir d’un critère para-textuel et éditorial, la mention ‘récit/s’ : «Sans présumer d’une définition préalable du récit et afin d’en lisser affleurer les diverses manifestations, nous avons fondé notre recension sur un critère para-textuel strictement observé : seul ont été retenus les ouvrages littéraires (…) portant explicitement la mention «récit» ou «récits» en page couverture ou en page titre.» - «LE RÉCIT, ÉMERGENCE D’UNE PRATIQUE : LE VOLET INSTITUTIONNEL», Op.cit., p.440. 
    4- Le statut générique para-textuel du recueil de récits et ses frontières dans la littérature mondiale :
    Néanmoins, il est a à noter avec Elke Dhoker et Bart Vandenbosche  la possibilité de tabler pour un statut générique para-textuel du recueil de récits dans la littérature mondiale, lorsqu’ils affirment : «Dans la tradition critique anglo-américaine, le concept dominant est celui de short story cycle, tandis que dans la tradition francophone, l’analyse du recueil de récits a été située à l’intérieur d’un éventail varié de genres et de formes d’organisation textuelle. Dans d’autres contextes, tels que la sémiotique italienne, les recueils de récits ont été analysés comme « macro-textes». » - «Interférences littéraires», www. interferenceslitteraires.be , p.1.
   Ce statut générique para-textuel du recueil de récits dans la littérature mondiale se justifierait, suivant F. Fortier et R. Audet par le devenir en cours de ce genre dont les traditions littéraires mondiales plurielles. « Sans doute, relèvent-ils, parce qu’il [le récit] semble toujours devoir se construire a contrario – contre les habitudes de lecture, contre la littérature [mondiale], contre les grands et petits genres -, le récit acquiert de fait difficilement un statut générique à part entière, hypothéqué par le flou généralisé et persistant qui interdit pour l’heure toute cristallisation de ses frontières. » - «LE RÉCIT, ÉMERGENCE D’UNE PRATIQUE : LE VOLET INSTITUTIONNEL», Op.cit., p.460. 
    Or, le choix de textes des cinq continents, contenus dans cette «Petite anthologie du récit dans la littérature mondiale» a été confectionné, dans la mesure du possible, par une quasi adéquation aux critères sus-indiqués et surtout par le hasard de la rencontre. Puisse cela servir de point de départ vers une anthologie universelle du récit dans la littérature mondiale, de plus en plus exhaustive et de plus en plus  élargie.
                                                                                  L’Auteur



   PREMIÈRE PARTIE

AFRIQUE

RÉÇITS
AU XXe SIÈCLE

Delo
La fille de Grenade
Récit de voyage
(Maroc)
Amadou Hampâté Bâ
 Le double héritage
Récit de vie
(Mali)
Odile Tobner
 Du fond de leur détresse
Récit de guerre
(Zaïre)



DELO
       Auteur anonyme français, Delo a déposé, au début du XXe siècle, à la Bibliothèque Générale de Rabat, un manuscrit dactylographié inédit, intitulé depuis : «Tétouan de Delo». Boussif Ouasti (né à Oujda en 1951- ),  docteur d’État en littérature  comparée, a publié le texte annoté de ce récit de voyage, à Tétouan, au Maroc, en 1996, sous le titre : « Tétouan de Delo, ou la « fille de Grenade». De ce récit de voyage, apprécions la verve de l’extrait suivant :
UN RUDE JUSTICIER
      «Au retour, après les sentiers et les rivières, à la limite des orangeries, dans le voisinage de l’Oued Martine, notre guide nous fait pénétrer dans le verger fruste d’un bien Makhzen (…). Au dehors, un très vaste et profond bassin rectangulaire, maintenant desséché servait de citerne à la Casbah. Le dernier pacha qui l’habita a gardé le renom d’un rude justicier. Voici la légende [récit] qu’un Marocain m’a rapportée.
     Un jour que ce pacha avait envoyé son fils à la ville nouvelle dont on édifiait alors les murailles sur la rive gauche de l’Oued Martine, où elle se trouve aujourd’hui, le jeune homme s’attarda.
       - Pourquoi n’es-tu pas revenu immédiatement comme je te l’avais ordonné, lui dit son père ?
       - J’ai rencontré une femme étrangère, lui dit l’éphèbe, qui m’a demandé le chemin et je me suis entretenu un moment avec elle des nouvelles de sa tribu.
       - Un homme, répliqua le Pacha, ne doit pas lever les yeux sur la femme d’autrui.
       Et, appelant un serviteur, il lui commanda d’appliquer la bastonnade à son fils. Le châtiment fut si rude – ceci, mais cela seulement, pourrait être au Maroc une histoire d’aujourd’hui – que le jeune homme expira sous les coups.
       La vertu du vieux Maghreb était austère… Maintenant que la curiosité d’un protégé français à soulever le voile d’une femme, grave offense aux yeux d’un Musulman, notre consul punit le coupable de quelques jours de prison. Ce n’est plus le temps des Burgraves.»
Delo
Un rude justicier
« Tétouan de Delo,
 ou la « fille de Grenade»
Imp. El Haddad, 1996
pp. 46-47



AMADOU HAMPÂTÉ BÂ
     Amadou Hampâté Bâ est un écrivain et ethnologue malien né à Bandiagara et mort à Abidjan (1900-1991). Enfant de Hampâté Bâ et de Kadidja Pâté Poullo Diallo, il descend d’une famille peule noble. Peu avant la mort de son père, il sera adopté par le second époux de sa mère, Tidjani Amadou Ali Thiam, de l’ethnie toucouleur. Il fréquente l’école coranique de Tierno Bokar, un dignitaire de la confrérie tidjaniyya. Pui il est d’être réquisitionné  pour l’école française à Bandiagara et Djenné. En 1915, il se sauve et rejoint sa mère à Kati où il reprend ses études. En 1921, il est affecté à Ouagadougou, employé temporaire. De 1922 à 1932, il sert dans l’administration coloniale en Haute-Volta (Burkina Faso), et à Bamako.
    En 1942, il est affecté à l’Institut français d'Afrique noire (IFAN) de Dakar par Théodore Monod. Il y effectue des enquêtes ethnologiques et recueille les traditions orales et rédige ‘l’Empire peul du Macina’. En 1951, il obtient une bourse de l’UNESCO à Paris, où il rencontre Marcel Griaule. En 1960, à l’indépendance du Mali, il fonde l’Institut des sciences humaines à Bamako. En 1962, il est élu membre du Conseil exécutif de l’UNESCO. De 1966 à 1970, il participe à l’élaboration du système unifié de transcription des langues africaines. Enfin, il se consacre à la recherche et à l’écriture sur les traditions orales d’Afrique de l’Ouest et à la rédaction de ses mémoires, ‘Amkoullel l’enfant peul’ et ‘Oui mon commandant !’, publiés en France en 1991.  De ses mémoires, adirons la minutie et l’emphase de ce récit de vie plein d’ironie :
LE DOUBLE HÉRITAGE
      «En Afrique traditionnelle, l’individu est inséparable de sa lignée, qui continue de vivre à travers lui et dont il n’est que le prolongement. C’est pourquoi, lorsqu’on veut honorer quelqu’un, on le salue en lançant plusieurs fois non pas son nom personnel (ce que l’on appellerait en Europe le prénom) mais le nom de son clan: «Bâ! Bâ» ou «Diallo! Diallo!» ou «Cissé! Cissé!», car ce n’est pas un individu isolé que l’on salue, mais, à travers lui, toute la lignée de ses ancêtres.
       Aussi serait-il impensable, pour le vieil Africain que je suis, né à l’aube de ce siècle, dans la ville de Bandiagara, au Mali, de débuter le récit de sa vie personnelle sans évoquer d’abord, ne serait-ce que pour les situer, mes deux lignées paternelle et maternelle, toutes deux peules, et qui furent l’une et l’autre intimement mêlées, quoique dans des camps opposés, aux événements historiques tragiques qui marquèrent mn pays au cours du siècle dernier. Toute l’histoire de ma famille est en effet liée à celle de Macina (une région du Mali située dans ce qu’on appelle la « Boucle du Niger »), et aux guerres qui le déchirèrent, particulièrement celles qui opposèrent les Peules de l’Empire peul du Macina aux Toucouleurs de l’armée d’El Hadj Omar, le grand conquérant et chef religieux venu de l’ouest et dont l’Empire  peul, après avoir vaincu et absorbé l’Empire peul du Macina en 1862, s’étendit depuis l’est de la Guinée jusqu’à Tombouctou.
     Chacune de ces deux lignées s’apprente d’une manière directe ou indirecte à l’un de ces deux grands partis antagoniste. C’est donc un double héritage, à la fois historique et affectif, que j’ai reçu à ma naissance, et bien des événements de ma vie en ont été marqués.
Amadou Hampâté Bâ
Le double héritage
      «Autobiographie et mémoire
d’Afrique»
pp. 1-2











ODILE TOBNER
     Odile Tobner est un écrivain et une universitaire française. Elle est la veuve d'Alexandre Biyidi Awala, alias Mongo Beti (1932-2001). Professeur agrégé de Lettres classiques en 1970, et mère de famille, elle obtient, en 1976, un doctorat de littérature française (XVIIe siècle, Blaise Pascal). Elle fut chargée de cours en littérature française du XVIIe siècle, à l'université de Rouen, de 1978 à 1984. Avec Mongo Beti, elle créa en 1978 la revue ‘Peuples noirs peuples africains’ qui paraît jusqu’en 1991, et publia en 1989 un ‘Dictionnaire de la négritude’. Depuis la mort de son mari, elle a pris la direction de ‘la librairie des Peuples Noirs’ qu'il avait fondée, à Yaoundé, au Cameroun. Elle a été élue le 17 septembre 2005, présidente de Survie France, succédant à François-Xavier Verschave, mort en juin 2005. Le chapeau du récit de guerre inédit qui suit, présenté, sous la signature de Claire Dayez et la sienne O.T., dans sa revue, frappe par son humanisme  tragique des guerres interraciales en Afrique :
DU FOND DE LEUR DÉTRESSE
    «Depuis deux semaines, tous les soirs, après avoir acheté mon journal et vérifié rapidement qu’on n’y parlait toujours pas de l’expulsion de Benguire de milliers d’étrangers, j’errais quelque temps dans le hall de l’aéroport, essayant de contenir mon envie de vomir due à l’odeur putride de la sueur, du sang et des excréments mélangés, fouillant des yeux la foule, essayant de l’apercevoir, elle, la boutiquière chez qui  j’achetais mon pain tous les jours, et qui donnait toujours un bonbon gratuitement à mon gosse.
       Je n’avais en commun avec cette femme que quelques banalités échangées lorsque je me rendais à sa boutique. Nous étions deux étrangères. Elle, la peau noire, un marmot dans les jambes, un autre dans le dos, et bientôt le prochain qui va naître. Elle, pieds nus, vêtue d’un pagne déchiré. Moi, une blanche «qui n’avait pas peur d’acheter son pain dans une boutique du quartier», et pour cela j’avais le droit au plus beau sourire, moi, la blanche (…).
       - Tu as épousé un frère, m’avait-elle dit un jour. Tu ne ressemble pas aux autres femmes blanches.
        Un regard, un geste amical, un sourire, quelques mots, et deux mondes étrangers en principe hostiles s’étaient rencontrés, s’étaient regardés sans haine, toutes les barrières d’un coup, s’étaient effondrées : barrières raciales, barrières des civilisations, barrière de l’argent, barrière de la haine si savamment entretenues par les hommes.
      Elle devait être là dans cette foule. Si je la retrouvais, je lui amènerais en cachette de la nourriture pour ses enfants. Je lui dirais que son sourire fut un cadeau merveilleux, que je comprends ce qui lui arrive, et que je vais en parler en France, dans les journaux, lorsque je serai rentrée. Je dirai la véritable chasse à l’homme à laquelle j’avais assisté à Nwemene, je dirai les cages des étrangers saccagées, les incendies, les vols, des personnes séquestrées, ou bien poursuivies, blessées, voire même tuées (…)… sûrement, la Croix Rouge fera quelque chose, et l’O.N.U, on ne peut laisser des milliers de personnes dans cet état. Quelque chose sera fait, qu’elle se rassure ! (…).
      J’esquisse un sourire amer en direction de l’humanisme occidental.»
Odile Tobner
Du fond de leur détresse
«Peuples Noirs Peuples
Africains»
pp. 1-2








DEUXÈRE PARTIE
EUROPE

RÉÇITS
AU XIXe ET XXe SIÈCLE

Ernest Jaubert
L’enfant qui voulait s’envoler
Récit d’aventure
(Russie)
Franz Kafka
 Hier une syncope est
venue chez moi
Récit énigmatique
(Tchécoslovaquie)
Oscar Wilde
 Le prince heureux
Récit merveilleux
(Angleterre)
André Jean Bonelli
L’orchidée
(France)
ERNEST JAUBERT
    Ernest Jaubert est un poète, un conteur, un auteur dramatique et un traducteur de l'anglais, du grec ancien, du russe et du polonais. S'il fut bien poète et ses recueils publiés et s'il traduisit probablement depuis l'anglais, il ne fut pas traducteur du russe et du polonais mais plutôt l'adaptateur enthousiaste, il ne connaissait pas ces deux langues. Il appréciait réellement la littérature russe et souhaitait la promouvoir. Il travailla d'ailleurs en collaboration étroite avec Léon Golschmann au point où certaines traductions furent signées du pseudonyme collectif de Léon et Ernest Hellé.
Amateur éclairé de littérature russe, on lui doit en particulier des adaptations des auteurs classiques russes comme Tourgueniev, Pouchkine, Gogol, Tolstoï… En 1913, il publia les ‘Contes Populaires Russes’, et les ‘Récits du terroir russe’, en 1930; il fut également conservateur du Musée Pédagogique de la Ville de Paris. Des ‘Récits du terroir russe’, savourons le récit d’aventure parodique qui suit :
L’ENFANT QUI VOULAIT S’ENVOLER

    «Un matin, au réveil, Guino me dit :
    «Tu sais que, moi, je sais voler comme les cigognes ?».
    - Quelle plaisanterie ! fis-je, sceptique.
    Mais dans mon for intérieur, je n’étais pas si ferme que cela dans mon doute. Au fond, je reconnaissais que mon frère avait quelque supériorité sur moi.
    «Tu vas voir ! » dit Guino pour toute réponse.
     Il se leva, alla à la cuisine, y prit, en l’absence d’Agathe et de Trofime, une paire d’ailes d’oie, de grandes ailes, presque aussi grandes que celles des cigognes.
     Et il déploya les ailes d’oie d’un air assuré.
     « D’où fait-il que je prenne mon vol ?»
     Nous décidâmes d’abord que ce serait du toit de notre maison. Nous nous habillâmes donc en hâte, tant bien que mal et nous sortîmes dans la cour. Mais un contretemps nous attendait : Trofime et Agathe étaient là qui pouvaient nous voir.
     Après délibération, nous convînmes que Guino partirait de la fenêtre de notre chambre située au premier étage. De là, il partirait pour atteindre le toit de la maison d’en face.
    Au moment de fixer les ailes à son dos, mon frère me demanda très aimablement si je ne voulais pas tenter l’expérience le premier. Mais je déclinai cet offre courtoise. Il me semblait que mes ailes pourraient m’enlevaient si loin que je ne saurais retrouver le chemin de la maison.
    «Bien !» fit Guino.
    Il s’attacha les deux ailes et monta sur la fenêtre.
    «Regarde, me dit-il, je m’envole.»
    Je le vis en effet s’envoler ; c’est-à-dire que j’avais à peine eu le temps d’apercevoir ses talons qui tournoyaient, quand un cri déchirant se fit entendre.
     Papas, maman, Agathe accourent dans notre chambre, me demandant ce que j’avais.
    Je n’avais rien, expliquai-je, mais c’était Guino qui, ne sachant pas encore voler très bien, au lieu d’aller se percher sur le toit du voisin, était allé s’étendre dans la flaque d’eau en bas.
    On se précipita à la fenêtre, et l’on vit en effet mon frère qui tout en hurlant, se relevait péniblement, crotté des pieds à la tête. On se hâta d’accourir vers lui, de le remettre sur pieds. Quand on fut sûr qu’il ne s’était fait aucun mal, on l’envoya se changer, puis, puis on nous enferma tous les deux pour trois bonnes heures dans un cabinet noir.
   Guino eut encore une autre punition : une forte bosse en plein front, qu’il garda longtemps.»
Ernest Jaubert
L’enfant qui voulait s’envoler
 «Récits du Terroir russe»
(Ed. Nathan, 1930, p. 43)



FRANZ KAFKA
     Franz Kafka, écrivain tchèque de langue allemande, né à Prague, au sein d'une famille juive, en République Tchèque, le 03 juillet 1883, est mort à Kierling, Vienne, en Autriche, le 03 juin 1924. À sa naissance, Prague, était alors sous la domination austro-hongroise. Son père, commerçant bourgeois autoritaire, lui inculque une éducation sévère. Il part faire ses études en Allemagne, où il sent naître en lui une passion pour la littérature. Il rédige ainsi un recueil de récits ‘Chacun porte une chambre en soi’ (1912), le ‘Procès’ (1925), ‘Métamorphose’ (1915), une nouvelle fantastique, puis ‘Lettre au père’ (1919). Atteint de tuberculose, Kafka se voit à la merci d'un monde complexe et cruel. Il est dans ses œuvres à la quête d’un moyen d'échapper à la domination et la dépendance des autres. Il s’en sert comme une catharsis  contre ses angoisses et sa désaffection profonde face à l’absurdité du monde mécanique. Citons ici l’un de ses récits fantastiques, traduits par Laurent Margantin, qui fraye le mystère : 
HIER UNE SYNCOPE EST VENUE CHEE MOI

     «Hier une syncope est venue chez moi. Elle habite dans la maison voisine, je l’ai déjà vue disparaître le soir penchée sous la petite porte. Une grande dame avec une longue robe flottante et un large chapeau orné de plumes. Ses vêtements froufroutants, elle est entrée chez moi à toute vitesse, comme un médecin craignant d’arriver trop tard auprès d’un malade agonisant. «Anton, cria-t-elle d’une voix caverneuse et pleine d’emphase, j’arrive, je suis là !». Elle s’effondra dans un fauteuil que je lui indiquai. «Tu habites bien haut, tu habites bien haut», dit-elle en gémissant. Je hochai la tête, assis au fond de mon fauteuil. Les unes après les autres, innombrables, les marches d’escalier qui mènent à ma chambre sautillèrent devant mes yeux, infatigables petites vagues. «Pourquoi m’accueilles-tu avec cette froideur ? », demanda-t-elle en enlevant ses longs et vieux gants d’escrime qu’elle jeta sur la table, avant de me regarder, la tête penchée et clignant des yeux. Il me sembla que j’étais un moineau en train de faire mes sauts dans l’escalier et qu’elle ébouriffait mon doux plumage gris et floconneux. «Je suis profondément désolée que tu brûles pour moi. J’ai souvent regardé avec une réelle tristesse ton visage consumé de chagrin, quand tu étais dans la cour en bas et levais tes yeux vers ma fenêtre. Mais sache que je n’ai rien contre toi, et que si tu ne t’es pas encore emparé de mon cœur, tu peux cependant le conquérir.»
Franz Kafka
Hier une syncope est venue chez moi
«Chacun porte une chambre en soi»
p. 1.
OSCAR WILDE

     Oscar Fingal O'Flahertie Wills Wilde est né en 1854 à Dublin. Connu pour ses frasques avec de jeunes éphèbes, il est d'ailleurs condamné à deux ans de travaux forcés à la prison de Reading pour atteinte aux bonnes moeurs. Son homosexualité a fait grand scandale à l'époque. Il meurt en 1900 suite à une méningite, en déclarant : "je meurs au-dessus de mes moyens". Il a écrit ‘Le fantôme de Canterville’  (The Canterville's ghost), en 1887; ‘Le crime de Lord Arthur Savile’ (Lord Arthur Savile's crime), en 1887; ‘Le Millionnaire Modèle (The Model Millionaire), en 1887; ‘Le Prince Heureux et autres récits’ (The Happy Prince and other stories), en 1888, etc. De ce dernier recueil, admirons la profonde sagesse du récit merveilleux qui suit :

LE PRINCE HEUREUX

     Dans une grande ville, devant la mairie se trouve une statue, celle du Prince Heureux, recouverte de feuille d'or, de deux saphirs en guise d'yeux et d'un rubis qui orne l'épée du Prince. Chaque jour, les gens viennent admirer le Prince Heureux, sa magnificence et son bonheur. Une Hirondelle, tombée amoureuse d'un roseau s'est attardée et a perdu ses compagnes parties en Egypte. Elle trouve refuge au pied du Prince Heureux, lorsque les larmes de celui-ci commencent à lui tomber dessus. Il pleure le malheur et la misère qui l'entoure, et desquelles il n'a jamais été témoin de son vivant. Il demande alors à l'Hirondelle de lui rendre un service, d'aller porter le rubis de son épée à une femme pauvre dont l'enfant est très malade.
       Trois fois le Prince demande à l'Hirondelle de rester une nuit de plus avant son départ pour la chaleur. Lorsque le Prince décide de se dépouiller de ses yeux en saphir pour aider les pauvres, l'Hirondelle décide de rester à ses côtés pour voir à sa place, cela contre l'insistance du Prince pour qu'elle entreprenne son grand voyage.
       L'hiver et la neige arrivant, l'Hirondelle meurt après un avoir donner un dernier baiser au Prince, et au moment où elle tombe à ses pieds, le cœur de plomb du Prince Heureux se brise en deux. Le maire passant et voyant l'état du Prince Heureux, décida de le détruire pour ériger une nouvelle statue. Mais lors de la fonte, le cœur de plomb résiste, il est envoyé dans une benne au côté de la dépouille de notre Hirondelle.
  «Apportez-moi les deux objets les plus précieux de la ville!», dit Dieu à l'un de ses anges; et l'Ange Lui apporta le cœur de plomb et l'oiseau mort.
      «Tu as bien choisi, dit Dieu, car dans mon jardin du Paradis, ce petit oiseau chantera à tout jamais, et dans ma ville d'or le Prince Heureux chantera Mes louanges.»

Oscar Wilde
Le prince heureux
«Le Prince Heureux et autres récits»
p. 1.











ANDRÉ JEAN BONELLI
       Né à Marseille, André Jean Bonelli (1910-2002), est médecin. Parallèlement à sa profession,  il s'adonne à sa passion de l'écriture. Ses romans et récits plongent leurs racines dans la S.F. le Fantastique et l'héroïco-Fantasy, en un mot, en dehors de son activité médicale l'univers de Bonelli est construit de rêves et d'imaginaire. Le Peintre surréaliste Pier Le Colas  le définit comme : Un manipulateur de l'irrationnel, un peu sorcier. Le premier roman d'André-Jean Bonelli : ‘Loona’ a été publié au Québec en 1974, puis en France en 1976 et 2000.  "Le village au bout du chemin" a été adapté par FR3. ‘La Lotophage’, un voyage initiatique, est né d'une des missions humanitaires effectuées dans le Triangle d'Or. Il tenait, en 1980, la rubrique «Les rêves recomposés», dans la revue ‘L’Inconnu’ et un laboratoire d’analyse des rêves en Ardèche et dont nous rapportons le récit de rêve de Denise-Rémy Huward suivant :
L’ORCHIDÉE
       «La veille, j’achète une orchidée pour l’offrir à la mère d’une communiante et la place dans ma chambre pour ne pas l’oublier.
       Dans mon sommeil, je me trouve dans une pièce rustique, meuble simples, d’une famille de paysans avec un homme au dos voûté, râblé, cheveux frisés noirs. Ses vêtements étaient râpés et en piteux état.
        Je me dis : «Drôle d’accoutrement pour aller à une communion ».
        Je ne connais pas cet homme. Pendant qu’il s’apprête à sortir, mon regard tombe sur une table basse où je découvre mon orchidée fanée.
     - « oh, mon orchidée ! comment est-elle devenue !
     - Ne vous inquiétez pas, me dit la femme, vous allez la mettre dans cette charrette avec de l’eau, et elle reprendra vie.
     - Je ne peux partir avec cela sous le bras !
     - Pourquoi pas, les chevaux vous tireront». (Il s’agit d’un ensemble charrette-chevaux en plâtre d’une soixantaine  de cm).
     Je conclus : - « Ce n’est pas la peine, je vous laisse la fleur… ». Le lendemain, j’oubliai la fleur dans ma chambre et m’apercevant de l’oubli, je me remémorai le rêve. Enfin, cherchant une autre orchidée, je n’ai pu trouver que des glaïeuls. »
André Jean Bonelli
L’orchidée
«La Saga des rêves»
in « L’Inconnu»
N°49, 20 mars 1980, p.40.








TROISIÈME PARTIE
ASIE

RÉÇITS
AU XIXe ET XXe SIÈCLE

Anton Tchékhov
Chut !
Récit d’aventure
(Russie)
Zhao Danian
 Le dressage de l’aigle
 (Chine)
Philippe Deval
 Le jugement d’Oôka
Récit merveilleux
(Japon)



ANTON TCHÉKHOV
      Anton Pavlovitch Tchekhov, écrivain russe, est né en 1860, à Taganrog en Crimée. Il y fut élevé avant d’aller faire des études de médecine à Moscou qu’il délaissa pour la littérature. Il publia des récits et des  contes puis des romans et des drames sur la vie humaine. En 1988, parut pièce, ‘Ivanov’, sans succès. Il voyagea à l’île Sakhaline, et publia les nouvelles : ‘L’Ile Sakhaline’ (1891) et ‘En déportation’ (1892). En 1892-1893, il prit part à au secours sanitaire de la famine qui frappa la Russie. Dans sa propriété de Melikhovo, près de Moscou, où il écrivit la plupart de son œuvre : ‘La Mouette’, ‘Oncle Vania’ (1899), ‘Les Trois Sœurs’ (1900) et ‘La Cerisaie’ (1904), pour le théâtre. Nombre de ses récits, lui valut une popularité croissante en tant que révélateur des états d’âme de son temps. Atteint de tuberculose, il retira en Crimée, d’où il se rendit en Allemagne et en France, pour se soigner. En 1903, il épousa Olga Knipper, une jeune actrice du ‘Théâtre d’Art’. Il mourut en 1904,  en Allemagne, lors d’une cure. De ses récits, observons le ton pathétique du récit de vie qui suit :

                                                       CHUT !

   «Ivane Iégôrovitch Krassnoûkhine, petit collaborateur d’un journal, revint chez lui, tard, dans la nuit, maussade, grave et particulièrement absorbé. On eût dit qu’il s’attendait à une perquisition ou songeait au suicide. Ayant fait quelques grands pas dans sa chambre, il s’arrêta, hérissa ses cheveux et dit, du ton de Laërte s’apprêtant à venger sa sœur :
   – Éreinté, l’âme fatiguée, au cœur une angoisse accablante, mets-toi pourtant à ton bureau et écris !… Et cela s’appelle une vie !… Pourquoi personne n’a-t-il encore décrit le torturant partage de l’écrivain, qui, triste, doit faire rire la foule, ou, joyeux, verser des larmes de commande ?…   
    Il débita cela en brandissant les poings et roulant les yeux… Puis, entré dans la chambre à coucher, il réveilla sa femme.
    – Nâdia, dit-il, je me mets à écrire… je t’en prie, que personne ne me dérange ! On ne peut pas écrire quand les enfants pleurent, que les cuisinières ronflent… Veille aussi à ce que j’aie du thé et… du beefsteak, ou n’importe… Tu sais que je ne peux pas écrire sans avoir du thé… Le thé est la seule chose qui me soutienne quand je travaille.
    Revenu dans sa chambre, le journaliste quitta lentement sa redingote, son gilet et ses bottines, puis, avec l’expression de l’innocence outragée, s’installa à son bureau (…).
    – Maman, dit la voix de son fils, de l’eau !
    – Chut !… fait la mère. Papa écrit ! Chut !…
  Papa écrit vite, vite, sans ratures ni arrêts, ayant à peine le temps de tourner les pages. Les bustes et les portraits d’écrivains connus regardent sa plume qui court rapidement ; ils ne bougent pas et semblent penser : « Ah ! l’ami, que tu es bien doué ! »
   La plume grince :
   – Chut !
  – Chut ! soufflent les écrivains lorsqu’un coup de genoux les fait trembler sur la table.
   Krassnoûkhine se redresse tout à coup, pose la plume et écoute… Il entend un murmure égal et monotone… C’est, dans la chambre voisine, le locataire Fôma Nicolâévitch qui prie.  
  – Écoutez ! lui crie Krassnoûkhine, ne pourriez-vous pas prier moins haut ? Vous m’empêchez d’écrire !
   – Pardonnez-moi… répond timidement Fôma Nicolâévitch.
   – Chut !
  Ayant écrit cinq petites pages, Krassnoûkhine s’étire et consulte sa montre.
  – Mon Dieu, déjà trois heures ! Les gens dorment, et… seul, il faut que je travaille !
  Brisé, rendu, la tête penchée sur le côté, il rentre dans la chambre à coucher, réveille sa femme et lui dit d’une voix languissante : 
    – Nâdia, donne-moi encore du thé ! Je… me sens faible !
   Il écrit jusqu’à quatre heures du matin et eût volontiers écrit jusqu’à six, si son sujet n’eût été épuisé (…).
  Il dort jusqu’à midi ou une heure, profondément, excellemment… Ah ! comme il aurait encore dormi, quels rêves il eût faits, comme il se serait épanoui, s’il était un écrivain connu, un directeur de journal ou même un éditeur !
     – Il a écrit toute la nuit ! chuchote sa femme, le visage effaré. Chut !
   Personne n’ose ni parler, ni marcher, ni frapper. Son sommeil est une chose sainte pour l’infraction de laquelle le coupable paiera cher.
    – Chut ! entend-on dans l’appartement. Chut !

Anton Tchékhov
Chut !
p. 1.
ZHAO DANIAN

      L’écrivain chinois, Zhao Danian, est né en 1931, à Pékin, dans une famille  mandchoue. Il a d’abord travaillé dans une troupe théâtrale de l’Armée. Actuellement, il est écrivain professionnel de la Fédération des écrivains et artistes de Pékin. On connaît de lui des récits et nouvelles dont ‘La fille de la princesse ‘, des poèmes et des proses ainsi qu’un scénario ‘Les flots des voitures’. De sa narration, apprécions l’ironie du récit allégorique initiatique suivant :   

LE DRESSAGE DE L’AIGLE

       Le scénariste Vieux Chen succombe à la fatigue. Son  scénario a passé de mains en mains : il a été lu, examiné, critiqué, discuté, retouché, modifié, adopté, renié, tronqué, repris, rejeté, remanié, mis au rebut, passé au crible et... réadopté. Après trois ans, trois mois et trois jours, et vingt-sept versions différentes. Lui qui était à l'origine le seul auteur de l'ouvrage se voit flanqué d'un groupe de co-créateurs. Grâce à ces efforts conjoints, le scénario est enfin mis au tournage. Mais Vieux Chen s'effondre. Il est décidé à trouver refuge dans la steppe de Mongolie intérieure pour redécouvrir l'air pur, le ciel bleu, les nuages blancs, les aigles volant librement et les herbes vertes à perte de vue (…).
     Là-bas, il fait la connaissance de Zhamulin, un vieux chasseur qui habite une cour carrée de style pékinois. On dit que c'est la copie de celles de la banlieue de la capitale. Mais Vieux Chen préfère les yourtes et les lele (un genre de char à bœufs). Chaque jour, Zhamulin va à la chasse à cheval, son aigle au poing (…). Vieux Chen se demande pourquoi l'aigle, au lieu de se repaître de sa proie, se contente de la curée que lui jette son maître après son retour. « C'est parce que c'est un aigle dressé », précise Zhamulin d'un air très fier. Appellation chaleureuse de toute personne plus âgée que soi ou à qui l'on reconnaît une supériorité quelconque. Souvent utilisé pour distinguer deux personnes du même nom ; on dira alors Vieux Li et Petit Li.
     Un jour, il voit Zhamulin ficeler avec des cordes de chanvre un tas d'intestin grêle de lièvre dans un panier, et poser tout cela sur le toit de la maison. «Mon aigle de chasse n'est plus tout jeune », dit Zhamulin en clignant des yeux. Quelque temps plus tard, on voit un jeune aigle tournoyer dans les airs. Il observe d'abord de loin sa proie. Subitement il fond comme un avion de chasse sur la corbeille, rasant le toit. Il a déjà pris les intestins dans ses griffes toutes-puissantes ; même le grand panier d'un diamètre de cinq pieds est emporté vers le ciel. Le pauvre aigle est tombé dans le piège : ses pattes sont accrochées par des anneaux, sont entortillées dans des cordes de chanvre qui l'enserrent et le retiennent, et les écailles de ses doigts attachées solidement à la manne (…). Or, le vieux chasseur ferme à demi les yeux, d'un air tranquille, sirotant son lait et fumant une cigarette, sans même accorder un coup d'œil à sa victime. «Un jeune aigle ne peut pas tenir ainsi plus d'une heure », déclare-t-il, sûr de son coup. Ces mots dits, la manne tombe à cent mètres de lui. Tout en eau et complètement épuisé, le pauvre aigle se laisse emmener.
   Zhamulin l'a attaché sur un perchoir qui, pendu en l'air par deux cordes, ressemble à une petite balançoire. L'aigle qui se pose dessus n'ose pas fermer les yeux; en dépit de son sommeil, il est obligé de saisir avec force le perchoir en déployant les ailes pour trouver l'équilibre. La nuit venue, Zhamulin allume une lampe à côté du perchoir. L'aigle effrayé n'ose plus s'endormir. C'est ainsi que commence le dressage. Le lendemain matin, l'oiseau a beaucoup de mal à se tenir en éveil. À peine a-t-il l'envie de piquer un somme que des coups de fouets pleuvent sur lui. Excité, l'aigle ouvre tout de suite les yeux et essaie de rivaliser de force avec le fouet... Le troisième jour, les yeux de l'animal sont tout rouges et son estomac ne résiste plus à la faim. Il commence à pousser des cris plaintifs et ouvre tout le temps le bec pour se faire nourrir.
    C'est le moment où les voisins de Zhamulin interviennent. L'un d'eux donne à l'oiseau une boule de fil de chanvre trempé dans l'huile de sésame. L'oiseau l'avale d'un seul coup sans penser que l'autre bout est tenu par l'homme. Quelque temps après, l'homme s'est mis à retirer le fil ; oh ! une douleur terrible le saisit. En effet, le fil est couvert de sang et de graisse de son estomac ! Ainsi l'aigle reconnaît cet homme qui lui a donné l'appât. Lorsque, la deuxième fois, un voisin lui donne du lièvre, l'animal n'en veut pas. Un autre voisin apparaît, et c'est à nouveau une boule de fil à l'huile... Désormais, l'oiseau ne croit plus personne et refuse toute nourriture. C'est alors que son maître le vieux Zhamulin lui montre sa grande pitié. Il ouvre le bec et y lance de la viande de mouton sanglante. Un goût délicieux est transmis jusqu'au cerveau de l'aigle qui, reconnaissant, prend dès lors son maître pour sauveur. Ainsi ce jeune aigle sauvage a-t-il été transformé en un aigle de chasse docile.
     Chaque jour, il accompagne son maître à la chasse, lui rapportant des lièvres, des renardeaux et des belettes. Plus il a faim, plus il se presse de rentrer; car il ne fait confiance qu'à la nourriture de son maître, qui, lui, s'est bien gardé de jamais lui donner de boule de fil de chanvre. L'ancien aigle de Zhamulin est mort de vieillesse, naturalisé, il a été vendu à un musée. Le dramaturge Vieux Chen, qui a  recouvré la santé, semble avoir compris quelque chose. Depuis, il a quitté la grande steppe.»
Zhao Danian
Le dressage de l’aigle
in « Littérature chinoise»
Trimestre 1, 1988, pp.108-110.

PHILIPPE DEVAL

     Philippe Deval (né en 1958-), est un écrivain français, enseignant-chercheur universitaire et auteur d'ouvrages en sociologie et anthropologie des organisations. Il exerce, depuis plusieurs années, les responsabilités de DRH, au sein de groupes industriels. Il a publié notamment : ‘La gestion mentale des groupes’ (1991), ‘Pratiques de recrutement’ (1993), ‘le stress’ (1996), ‘Comment ménager son chef’ (2005), etc. Le récit de vie chinois ci-dessous, rapporté par Ph. Deval, dans ‘Le choc des cultures’, illustre prodigieusement la convivialité quotidienne de la sagesse populaire orientale :
LE JUGEMENT D’OÔKA
    «Un plâtrier [à l’époque de Tokugawa] laisse tomber dans la rue sa bourse qui contenait trois ryô (unités monétaires de l’époque), son sceau et une note de paiement. Un charpentier la ramasse. Le voici bien ennuyé. Il aimerait rendre à son propriétaire cette bourse car trois ryô constituaient à ses yeux une petite fortune et il se disait que la personne qui les avait perdus devait être malheureuse. Aussi se résolut-il à lire la note de paiement afin d’y découvrir  l’adresse du propriétaire.
    Il se rend non sans peine à la maison du plâtrier et là, contre toute attente, ce dernier refuse de reprendre la bourse tout en acceptant les autres objets. «La somme de trois ryô’, dit-il, m’a quitté de son plein gré pour entrer dans votre main. Je n’aimerais pas reprendre une chose si ingrate. Elle est à vous ».  De telles paroles firent l’effet d’une insulte et le charpentier se mit très en colère. Il avait fait l’effort de venir jusqu’au plâtrier pour lui rendre son bien et le voici l’objet de brimade. «Non ! répondit-il , je ne veux pas de cette bourse». Les voisins interviennent alors et propose de porter l’affaire devant le juge Oôka. Ayant entendu les arguments des plaignants, le juge décida de confisquer la somme, puis il alloua à chacun deux ryô. Devant l’assemblée des voisins et amis, il expliqua ainsi sa décision : «Je suis heureux de trouver des personnes aussi honnêtes que vous . pour vous récompenser, j’ai rendu la décision que je voudrais intituler « »tous les trois perdent un ryô». Plâtrier ! vous avez perdu un ryô parce que si vous n’aviez pas perdu votre bourse, vous auriez gardé vos trois ryô. Charpentier, vous avez aussi perdu un ryô, car si vous aviez accepté l’offre du plâtrier, vous auriez gagné trois ryô. Et moi aussi,  j’ai perdu un ryô, celui que j’ai ajouté pour vous distribuer deux chacun.
       Dans ce jugement, il n’y a ni gagnant ni perdant – du moins si nous le regardons selon notre logique occidentale – tous doivent sacrifier quelque chose pour le rétablissement de la paix. Même le juge. C’est l’idéal de la vie sociale que de ne donner à aucun conflit. S’il s’en produit un par malheur, les intéressés doivent s’efforcer de parvenir à un accord volontaire.».
 
Philippe Deval
Le jugement d’Oôka
in «Le choc des culture»
Ed. Eska, 1993, pp.44-45.




















QUATRIÈME PARTIE
OCÉANIE

RÉÇITS
AU XIXe ET XXe SIÈCLE

Katherine Mansfield
Au matin
Récit de vie
 (Nouvelle Zélande)
Peter Carey
Olivier
Récit d’énigme
(Australie)
Roland Rossero
Symonds Street
Récit d’aventure
(Nouvelle Calédonie)




KATHERINE MANSFIELD

       Katherine Mansfield, née en 1888 en Nouvelle-Zélande dans une famille de la bourgeoisie puritaine, Katherine Mansfield est une écrivaine et poétesse néo-zélandaise. Puisant son inspiration tout autant de ses expériences familiales que de ses nombreux voyages, elle contribua au renouvellement de la nouvelle avec ses récits basés sur l’observation et souvent dénués d’intrigue. Elle découvrit Londres à 14 ans, suivit les cours du Queen's College et s'en revint au pays natal en 1906, avant de se réfugier à nouveau dans cette Angleterre libératrice qui lui permit d'échapper aux carcans et aux interdits familiaux. Le 9 janvier 1923, elle meurt des suites de sa tuberculose à l’institut Gurdjieff situé au Prieuré d'Avon près de Fontainebleau. Elle est l’auteur de récits courts ou nouvelles : ‘Pension allemande’ (1911), ‘Prélude’ (1918), ‘Félicité’ (1920), ‘Gargen party’ (1922), ‘Le nid de colombes et autres récits’ (1923),  Sur la baie’ et ‘Le mariage à la mode’ (1923). D’où notamment le récit de vie suivant :

AU MATIN

      «Au matin, très tôt. Le soleil n'était pas encore levé et la baie tout entière était cachée par un brouillard blanc venu de la mer. Les grandes collines recouvertes de brousse, au fond, étaient submergées. On ne pouvait voir où elles finissaient, où commençaient les prairies et les bungalows. La route sablonneuse avait disparu, avec les bungalows et les pâturages de l'autre côté; par-delà, il n'y avait plus de dunes blanches revêtues d'une herbe rougeâtre  et rien n'indiquait ce qui était la grève, ni où se trouvait la mer. Une rosée abondant était tombée. L'herbe était bleue (…). On eût dit que la mer était venue doucement battre jusque-là dans les ténèbres, qu'une vague immense et unique était venue clapoter, clapoter... jusqu'où? Peut-être, si on s'était éveillé an milieu de la nuit, on aurait pu voir un gros poisson effleurer brusquement la fenêtre et s'enfuir...
     Ah... ah... ah! faisait la mer ensommeillée (…). Tournant le coin de la baie, entre les masses entassées des quartiers de rocs, un troupeau de moutons avança dans un tapotement de petits pas. Ils se pressaient les uns contre les autres; petite masse cahotante et laineuse, et leurs pattes minces, semblables à des baguettes, trottinaient bien vite comme si le froid et le silence les eussent effrayés. Derrière eux, un vieux chien de berger, ses pattes mouillées couvertes de sable, courait, le museau contre le sol, mais d'un air distrait comme s'il pensait à autre chose. Puis, dans l'orifice encadré de rochers, parut le berger lui-même. C'était un vieil homme maigre et droit, vêtu d'une veste de bure que couvrait un réseau de gouttelettes menues, de pantalons de velours attachés sous le genou et d'un large chapeau avec un mouchoir bleu plié et noué autour du bord (…). Les moutons avançaient en courant, à pas menus, par petits élans; ils se mirent à bêler et des troupeaux fantômes leur répondirent, sous la mer : « Bê... ê...ê! bê...ê...ê! »
     Ensuite quelque chose d'immense apparut: un géant énorme, à la tête échevelée, les bras étendus. C'était le gros eucalyptus devant la boutique de madame Stubbs et, lorsqu'ils passèrent devant, une forte bouffée aromatique s'exhala. Et maintenant de grosses taches lumineuses luisaient dans la brume. Le berger cessa de siffler; il frotta sur sa manche mouillée son nez rouge, sa barbe humide, et, plissant les paupières, jeta un regard dans la direction de la mer. Le soleil se levait. C'était merveilleux de voir avec quelle rapidité le brouillard se raréfiait, s'enfuyait, se dissolvait sur la plaine peu profonde, roulait sur la brousse en s'élevant, et disparaissait comme s'il avait hâte de s'échapper; de grands lambeaux tordus, enroulés en boucle, se heurtaient, se repoussaient l'un l'autre à mesure que les rayons argentés devenaient plus larges (…).
    « Bê... ê... ê! bê...ê...ê! » Les moutons se déployèrent en éventail. Ils eurent dépassé la colonie de vacances avant que le premier dormeur se fût retourné et eût soulevé sa tête ensommeillée; leur cri résonna parmi les rêves des petits enfants... qui tendirent les bras pour attirer, pour dorloter les mignons petits agneaux frisés du sommeil. Alors le premier des habitants apparut: c'était Florrie, la chatte des Burnell, perchée sur le pilier du portail, levée beaucoup trop tôt, comme d'habitude, et qui guettait leur laitière. Quand elle vit le vieux chien de berger, elle bondit bien vite, arqua le dos, rentra sa tête bigarrée de gris et de roux et sembla frémir d'un petit frisson de dédain. « Pouah! quelle grossière et dégoûtante créature! » dit Florrie. Mais le vieux chien, sans lever les yeux, passa en se balançant, allongeant les pattes d'un côté, puis de l'autre. Seule, une de ses oreilles se crispa pour prouver qu'il l'avait vue et qu'il la considérait comme une jeune personne bien sotte.
      La brise matinale s'éleva sur la brousse, et l'odeur des feuilles et de la terre noire et mouillée se mêla à l'odeur pénétrante et vive de la mer. Des myriades d'oiseaux chantaient. Un chardonneret vola par-dessus la tête du berger, et, se perchant à. l'extrémité d'une brindille, il se tourna vers le soleil et ébouriffa les petites plumes de sa poitrine. Et maintenant le troupeau avait dépassé la cabane du pêcheur, dépassé le petit whare noirci et comme calciné où Leïla la petite laitière, habitait avec sa vieille grand-mère. Les moutons s'éparpillèrent sur une prairie marécageuse et jaune, et Wag, le chien les suivit de son pas élastique et muet, les rassembla, les dirigea vers la gorge rocailleuse, plus abrupte et plus étroite, qui menait de la baie du Croissant vers la crique du Point du Jour.
      "Bê...ê...ê! Bê...ê...ê!" Faible, vague, s'en venait leur cri, tandis qu'ils suivaient en se dandinant la route qui séchait vite. Le berger serra sa pipe, la glissa dans sa poche de côté, de façon à ce que le petit fourneau pendit par-dessus. Et le doux sifflotis aérien recommença aussitôt. Wag se mit à courir le long d'une arête de rocher à la recherche de quelque chose qui avait une odeur, et revint à. la course, dégoûté. Alors, se poussant, se bousculant, se dépêchant, les moutons tournèrent le coin de la route et le berger les suivit et disparut avec eux.»

Katherine Mansfield
Au matin
«La Baie» 
p.1.


PETER CAREY

    L’écrivain Peter Carey, né le 7 mai 1943 à Bacchus Marsh, en Australie, a vécu successivement à Melbourne, Londres, Sydney, puis à New York. Il a reçu deux fois le ‘Booker Prize’ pour ‘Oscar et Lucinda’ (1988) et pour ‘Véritable histoire du gang Kelly’ (2001, prix du Meilleur livre étranger). Il est par ailleurs le seul auteur avec J.M. Coetzee et Hilary Mantel à l'avoir obtenu à deux reprises. Suite à un accident d'automobile, il quitte ses études de chimie et zoologie à l'université Monash de Melbourne et entame sa carrière de publicité. En 1964, il écrit et publie des nouvelles, dans des revues australiennes. Il signe aussi un  roman ‘Parrot et Olivier en Amérique’ (2011). La plupart de ces courtes histoires (récits) sont réunies un recueil : ‘The Fat Man in History’ (1974). Entre 1980 et 1990, à Sydney, il crée et revend une agence de publicité. En 1998, il  provoque une polémique en refusant l’invitation de la reine Elizabeth II, pour la remise du ‘Commonwealth Writers Prize’. Il est aussi co-auteur du scénario du film : ‘Jusqu'au bout du monde’, de l’Allemand Wim Wenders. Il enseigne par ailleurs à la City University of  New York. De son art consommé du récit énigmatique, admirons :

OLIVIER

      «Il ne faisait aucun doute pour moi qu’une chose cruelle et catastrophique s’était produite bien avant ma naissance et pourtant le comte et la comtesse, mes parents, ne m’ont jamais révélé quoi. En conséquence, mon organe de la curiosité est devenu excitable et j’étais, enfant, de constitution la plus nerveuse et maladive qui se pût concevoir – maigre, pâle, grimpant partout, furetant dans tous les fossés et les greniers du château de Barfleur. Songez pourtant : Étant donné la férocité de mes investigations, n’est-il pas un peu louche que je ne sois jamais tombé sur le célérifère de mon oncle ?
Peut-être le célérifère était-il chose connue dans votre famille. Dans la mienne, c’était, comme tout le reste, un mystère. Cette bicyclette en bois malcommode, fabriquée par mon oncle Astolphe de Barfleur, ne fut découverte que le jour où un couple de couvreurs itinérants la virent sanglée aux poutres.
      Pourquoi sanglée, je l’ignore, je ne comprends pas non plus pour quelle raison mon oncle – car j’imagine que c’était lui qui avait, pour cette besogne, choisi deux colliers de chien en cuir. Il est dans mon caractère d’imaginer quelque tragédie – la mort de chiens fidèles par exemple – mais peut-être tout simplement mon oncle n’avait-il que ces colliers de chien sous la main. Quoi qu’il en soit, c’était typique des énigmes tapies au fond du château de Barfleur. Au moins ce n’est pas moi qui l’ai trouvée et, encore aujourd’hui, je frémis à l’idée de la façon dont ma mère aurait réagi si cela avait été le cas. Ses émotions étaient toujours imprévisibles. Quant à ses sentiments maternels, ceux-ci ne s’exprimaient pas de manière conventionnelle, mais je me délectais de ces moments, en aucun cas exceptionnels, où elle craignait pour ma vie. Il est attesté qu’en l’an 1809 elle a appelé le médecin à cinquante-trois reprises. Vingt ans après elle prendrait encore les mesures les plus extravagantes pour me sauver la vie. Mon enfance ne fut ni bénie ni ternie par le célérifère, et je ne l’aurais même pas évoqué du tout si – tenez, là, nous l’avons sous les yeux. Naturellement, le dessinateur autrichien ne parvient pas à faire ressortir les trois dimensions.
      Cependant : Peut-il exister véhicule mieux approprié à la tâche que je me suis si étourdiment assignée, et à laquelle vous, au fait, avez prêté appui en prenant ce volume entre vos mains ? Car vous avez accepté d’être transporté dans mon enfance où il sera prouvé, ou, sinon prouvé, du moins fortement suggéré, que la forme de mon crâne, ma phrénologie singulière, le volume de mes poumons ont été déterminés par de mystérieuses pressions exercées au cours des années précédant ma naissance.
     Nous allons donc croire que nous avons disposé d’une grotesque et antique bicyclette au cadre de bois en forme de cheval, et naturellement si c’est par ce moyen que nous devons approcher ma maison, nous devons nous préparer à pousser le passe-temps de mon oncle dans les bosquets sur un tapis de branches mortes. Il ne sert pratiquement à rien dans ces bois au terrain accidenté où, en compagnie de l’abbé de La Londe, mon cher Bébé, j’ai abattu des rossignols et des moineaux en si grand nombre que j’en ai couvert de bleus ma petite épaule.    « Attention, Olivier cher, faites attention. »   Nous pouvons oublier les saignements de nez pour l’instant, bien que pour être réaliste il faille déjà anticiper le sang – des jets spectaculaires, des flots splendides –, mon corps ayant toujours été un contenant trop mince pour les passions qui couraient dans ses veines, mais puisque nous inventons notre aventure, nous allons admettre qu’il n’y a pas de sang, pas de compresses, pas de sangsues, pas de galops effrénés pour aller arracher le médecin à son déjeuner. Et ainsi donc, nous lecteurs pouvons quitter la soyeuse et traître Seine, traverser les bois accidentés et pénétrer sur le sentier qui traverse les tilleuls et moi, Olivier-Jean-Baptiste de Clarel de Barfleur de Garmont, aristocrate de Myopie, je suis libre de voler comme Mercure tout en indiquant le flou du potager à gauche et l’aquarelle indistincte du verger à droite. Voici les effluents de la route de village par laquelle je peux voguer, glisser, aussi aveugle qu’une chauve-souris, entre les grilles ouvertes du château de Barfleur.»

Peter Carey
Olivier
«Parrot et Olivier en Amérique» 
p.1.








ROLAND ROSSERO

   Roland Rossero, écrivain français, est né en 1950 dans la région lyonnaise. Il at publié – ‘Des «Cary » plein la bouche’, récit (1998), «Le fabuleux voyage d’une petite goutte d’eau du Pacifique» (1999) – qui baignent dans le septième art et la dentisterie, sa profession, aujourd’hui abandonnée. Dès son arrivée en Nouvelle-Calédonie, l’écriture le passionne, au point d’en faire une pratique en tant que journaliste dans un l’hebdomadaire «Les Infos» (2002) -  page culturelle. Il a  adapté et publié ses récits et nouvelles : «Contacts», (2001), «Celle qui parle sans arrêt dans son jardin » (2004), ‘Fondus au noir (2007). La forme courte (v. récits) lui sied bien, mais il a aussi publié des romans : ‘Nomade’s land’ (2009), «Arracheur de temps» (2011), «Aller simple’, (2013), dont d’autres en projets. Il espère passer au long-métrage, comme scénariste.

   Après avoir habité pendant quinze ans en Province Nord (Nouvelle-Calédonie) et y a exercé l’art dentaire, il réside à aujourd’hui Nouméa avec sa femme et ses deux filles. De son art du récit d’aventure, saisissons sur le vif :

SYSMOND STREET

     «Ces derniers mois, les courriers insistants des Strong, retraités de l’enseignement comme lui, l’avaient décidé à revenir. Il pensait son deuil réalisé après cette parenthèse de presque quatorze années et se sentait assez fort pour affronter les paysages si souvent traversés avec elle. Il avait en projet un pèlerinage sur son lieu de naissance, la petite ville de Whangarei, à une heure de bus à peine de la grande cité. Il avait donc pris un billet d’avion, préparé un léger bagage et sauté dans le premier vol libre. Cependant, les souvenirs affluant, il avait stupidement fondu en larmes dans leurs bras dès sa descente d’avion. Le déséquilibre du trio remplaçant le quatuor avait rapidement eu raison de sa gaieté forcée et, au bout de quelques jours passés dans leur résidence à Waiwera – une jolie baie proche d’Auckland –, Christophe avait demandé à ses amis de le laisser seul quelques jours. Seul à Auckland avec Angela – avec ses souvenirs d’elle – pour affronter ce jour de deuil anniversaire.
       Demain sera le 12 juin, jour de sa naissance, jour de sa mort quarante-huit années plus tard, et celui de leur rencontre. Parfois, le hasard s’acharne à faire du mal… Chris et Jenny, terriblement désolés de cette situation, l’avaient donc déposé au Waldorf, un hôtel-appartements en léger retrait de Symonds Street. Si ce Waldorf-là n’était pas à la hauteur de son homonyme new-yorkais, il était récent et semblait offrir au premier coup d’œil un gage de qualité. Sitôt descendu de voiture, il s’était retrouvé face au vieux cimetière, séparé par une venelle de son nouveau logement. Une fois les formalités expédiées à la réception et sa valise déposée dans ce studio immensément confortable et désert, il était redescendu, avait franchi les quelques mètres partageant le monde vivant de celui du passé.
      Pourquoi avait-elle traversé sans faire attention au signal piéton? Pourquoi Angela, pétrie d’une discipline atavique, urbaine et anglo-saxonne, avait-elle couru, affolée, sur la grande avenue? Il savait tout cela grâce au rapport de police étayé par une pléthore de témoignages. Elle était venue visiter son oncle Peter, désormais placé en maison pour personnes âgées à Wellington. Avant de reprendre un vol pour Nouméa, elle s’était arrêtée pour une journée de shopping à Auckland. Elle avait subitement traversé un carrefour en cette fin d’après-midi du 12 juin 1998 et un taxi l’avait percutée. Morte sur le coup.
    Après le terrible coup de fil des Strong, Christophe était entré dans un long tunnel de solitude. Depuis, il n’avait jamais pu revenir à Auckland. Trop marqué par cette tragédie. Il est pourtant là ce soir et il va bien falloir marcher dans cette ville, de nouveau. Elle l’aurait voulu… Il s’ébroue, la nuit est tombée et le froid commence à pénétrer son manteau. Le pont – Grafton Bridge d’après la plaque – est illuminé par un éclairage public et par les phares des véhicules du trafic vespéral.
    Les silhouettes des passants pressés paraissent se tourner dans sa direction. Ils doivent se demander qui est ce vieil homme immobile au milieu du cimetière à cette heure tardive. Ils ont raison, il est temps de quitter l’endroit. Il sait qu’il pourra y revenir quand il voudra. Il n’a pas vérifié, mais pense que la baie vitrée de sa chambre doit le surplomber. Il va pouvoir le constater tout de suite. C’est le moment d’aller faire un brin de toilette avant de se dégoter un petit resto. Il retraverse la venelle et entre dans le hall de l’hôtel par une porte vitrée coulissante. La réceptionniste, une jolie métisse maorie qui l’a accueilli tout à l’heure, est encore de service. Le doux visage d’Angela et celui de l’employée se superposent. Sa disparue avait aussi un peu de sang  guerrier…
     La jeune femme s’adresse à lui en souriant :
    Il est toujours séduit en face d’une jeune femme aimable, il en oublierait ses soixante-dix ans… Il aimerait lui répondre que les promenades lui sont toujours agréables, mais il acquiesce seulement d’un hochement de tête en lui rendant son sourire et rejoint l’ascenseur. Il demandera demain à cette même récep­tion où il peut glaner quelques renseignements historiques sur ce cimetière qui l’intrigue. Cela va l’occuper. Il aime l’histoire, les vieilles pierres et, par-dessus tout, fureter dans les livres. C’est décidé. Demain matin, il sera studieux. Puis, il retournera à une nouvelle visite en haut de Symonds Street, fort d’un point de vue plus érudit.
     Sitôt arrivé dans son studio, il déballe rapidement ses affaires, range quelques vêtements dans une penderie et personnalise la salle de bains avec sa trousse de toilette. Il se prépare un thé chaud et, comme chaque soir, met au propre le récit de sa journée dans une page de son carnet (…). Il a déjà rempli une vingtaine de ces carnets de sa main et les a rangés dans son bureau à Nouméa (…). Il en a toujours un avec lui, souvent même dans une de ses poches. Celui-ci est quasiment vierge. Une fois le stylo posé, il se déshabille et décide de se prélasser sous une douche chaude. Concernant le dîner, il va opter pour un japonais. C’est une restauration rapide, roborative, très souvent excellente. Et idéale pour un type dans son genre. Seul !»
                            
Roland Rossero
Symonds Street
«Aller simple»
pp.6-7.


CINQUIÈME PARTIE
AMÉRIQUE

RÉÇITS
AU XIXe ET XXe SIÈCLE

John Steinbeck
Découverte de Paris
Récit de voyage
 (ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE)
Jacques Ducoin
Connaître l’aventure
Récit d’aventure
(Canada)
Carlos Liscano
Vie de corbeau blanc
Récit allégorique
(Uruguay)



JOHN STEINBECK
   John Ernest Steinbeck (1902 – 1968)  est un écrivain américain du milieu du XXe siècle, dont les romans et les récits décrivent souvent sa Californie natale. Il étudie au lycée de Salinas, puis à l'université Stanford. Il occupe divers emplois et part à New York en 1925. Il écrit en 1929 un premier roman, ‘La Coupe d'or’ (Cup of Gold: A Life of Sir Henry Morgan), une fiction  historique sans succès. En 1930, il épouse Carol Henning  et écrit en 1932, ‘Les Pâturages du Ciel’ (The Pastures of Heaven), récits situés à Monterey. En 1933, il publie ‘Le Poney rouge’ (The Red Pony) et ‘Au dieu inconnu’ (To a God Unknown). Il reçoit ‘la médaille d'or du Commonwealth Club of California’. En 1936, il écrit   Des souris et des hommes’ (Of Mice and Men), et, en 1939,  Les Raisins de la colère’ (The Grapes of Wrath), etc. En 1940,  il reçoit le Prix Pulitzer et ‘le prix Nobel de littérature’ en 1962. En 1949, il divorce de Carol et épouse Elaine Anderson Scott. Il voyage en Angleterre, en 1958, en l'Amérique, en 1960. En 1964, après son voyage d’Europe, il reçoit ‘la Médaille de la Liberté des États-Unis’. De ce périple, nous citons le récit de voyage plein de perspicacité suivant :
                                     DÉCOUVERTE DE PARISIENS
      «J’avais pensé faire de tout Parsi mon domaine, quelle erreur ! ici, comme à New York, c’est mon quartier qui est devenu ma ville. Dans les autres, je suis qu’un visiteur, mais l’endroit où j’achète (…) le pain de ma famille est mon village. L’agent du coin de ma rue n’est plus une entité policière, c’est mon agent. Les gens du voisinage sont devenus mes voisins et je ne suis désormais pas plus inconnu pour eux qu’ils ne le sont pour moi.  
      Paris devient à mes yeux une ville faites d’unités dont chacune a la forme d’être humain. À deux pas de chez moi un balayeur a sa cagna. Il nettoie les rues et ramasse les vieux papiers dans les jardins. Il mène une existence agréable et satisfaisante. La nuit, il dort sous sa charrette, entre les bras de laquelle il tend une bâche pour s’abriter quand il pleut. Ses copains viennent le voir et parfois ils jouent aux cartes. Le facteur lui distribue son courrier. Il a toujours dans sa musette (…) un bout de pain et de fromage pour ses amis. Il a l’œil jovial et son nez n’est pas pâle.
     Dans la bonne société, on le tiendrait pour un raté. Mais je crois qu’il sait ce qu’es le bonheur mieux que ces hommes soucieux  qui se ruent au travail sous la poussée des circonstances. Mon ami le balayeur donne l’impression d’avoir abandonné les biens dont il peut se passer pour d’autres, qui à ses yeux, ont plus de valeur. Je l’admire.
     Chaque jour, j’apprends à mieux connaître ce peuple froid et distant, tout d’égocentrisme, dont Descartes a dit qu’il était mû par une sévère logique. Allons donc ! tout nous est rendu facile par la complaisance de ns voisins. Peut-être est-ce parce que nous aimons. La marchande, dans sa boutique, conseille à ma femme de ne pas acheter chez elle tel article et lui indique un autre commerçant, un peu plus loin, qui le vend à meilleur prix ! la dame du kiosque met de côté pour nous les journaux que nous désirons !... avec les habitants de notre quartier nous sommes en pays de connaissance.
      Je sais qu’il existe à Paris des zones de désespoir et de misère, qu’on y rencontre des gens cyniques, méprisants et égoïstes. Je sais aussi qu’il est incongru pour un écrivain moderne de trouver quoi que ce soit de bon à son époque. Mais en dépit de cela, je voudrais rappeler aux Parisiens certaines de leurs qualités dont ils risquent de ne pas toujours se souvenir parce qu’elles sont trop évidentes et trop courantes.
     Savez-vous à quel point votre respect de la personne humaine, quelle que soit sa condition ? Êtes-vous conscients de la courtoisie et de la chaleur que vous manifestez dans vos rapports de personne à personne ? On m’avait toujours parlé du mauvais caractère des chauffeurs de taxi parisiens. Quelle erreur ! une cigarette offerte, quelque mots échangés sur le temps ou les vêtements, et l’on découvre un homme perspicace et intelligent, et aussi un mieux informés de la ville.
       Je me demande si les Parisiens savent à quel point ils sont serviables envers l’étranger dans l’embarras. Si  je demande mon chemin à un passant, la plupart du temps il fera un long détour pour m’accompagner jusqu’à ma destination (…). De ma fenêtre, j’ai souvent observé mes jeunes fils revenant de jouer dans le square. L’agent qui règle la circulation les connaît bien. Il arrête le trafic, s’assure qu’ils ont bien traversé le fleuve grondant  des voitures. Puis il leur fait un signe d’adieu avec son bâton.
       Voilà ces Français froids et cyniques, tels que nous les avons connus. Qu’ils sont chers à notre cœur !
       Je vais bientôt partir, pour me rendre d’abord en Italie, puis en Grèce, avant de rentrer à New York. Mais je soupçonne fort qu’une ficelle élastique est maintenant attachée à mes basques et que plus jamais, je ne serai à Paris en visiteur. Maintenant, je m’y sentirai toujours chez moi.»

John Steinbeck
Découverte des Parisiens
«Sélection, Readers Digest»,
Avril 1957, pp.30-32.











JACQUES DUCOIN
     L’écrivain français, Jacques Ducoin  est docteur en histoire et spécialisé en histoire maritime et coloniale, à sa sortie de l’Université Paris IV. Il est l’auteur de nombreuses publications sur le thème de la traite négrière, des risques maritimes, de la flibuste, de la piraterie, des migrations et du commerce maritime. Il a publié ‘Naufrages, conditions de navigation et assurances dans la marine de commerce au XVIIIe siècle’, ‘Le cas de Nantes et de son commerce colonial avec les îles d’Amérique’, dont il a reçu ‘le Prix Henri Vovard’ (1995), décerné par l¹Académie de Marine. Il a écrit ‘Alaska : entre rêves et nature’ (2008), ‘Paquebots à Voiles (2009) et ‘Barbe-Noire et le négrier La Concorde’ (2010), ‘Un marin charentais autour du monde’ (2011) et aux ‘Bertrand d'Ogeron, gouverneur des flibustiers’ (2013). De son ‘Alaska : entre rêves et nature’, partageons la sensibilité de ce récit d’aventure :
CONNAÎTRE L’AVENTURE
    Si vous voulez connaître l’aventure dans le Grand Nord, allez voir Pierre, il vous préparera un programme sur mesure et vous fera découvrir une merveilleuse région qu’il connaît parfaitement. Le ranch où il vit se situe à 30 kilomètres au nord de Whitehorse, à environ 1100 mètres d’altitude, dans une vallée souvent baignée par les rayons du soleil, d’où son nom. Sans eau ni électricité, Pierre et Wendy vivent isolés de la ville et entourés de montagnes. Je les retrouve avec plaisir ainsi que Tony et Gérald, deux jeunes bretons qui ont atterris ici début octobre. Ils sont restés avec Pierre pour l’aider à nourrir et à entraîner les chiens pour l’hiver. (…). Leur première expédition après l’entraînement des chiens est d’accompagner Pierre pour me conduire dans un endroit assez reculé à 150 km de Whitehorse où je dois séjourner au cœur de l’hiver dans une cabane de trappeur (…).
     Nous savourons ces quelques instants merveilleux et magiques avant que la fatigue et le silence nous fassent sombrer dans un profond sommeil. Aux premières lueurs de l’aube, du pourpre au rose violacé, les chiens étirent leurs muscles. Ils savent qu’ils auront à tirer le traîneau toute la journée. Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que la piste est difficile à travers la forêt et que nous sommes les premiers à la parcourir. Il faut donc ouvrir le passage enneigé, déplacer les branches qui s’enchevêtrent, tronçonner les arbres qui le bloquent. Nous traversons également toute une forêt brûlée qui s’avère dangereuse car les chiens prennent leur virage au plus près et le traîneau se coince brutalement stoppant net leur course. Il faut ensuite dégager le traîneau alors que les chiens continuent à tirer avec acharnement, ne comprenant pas ce qui arrive. Nous devons constamment faire attention aux branches cassées qui nous arrivent à hauteur de la poitrine ou du visage.
      La journée parait longue, il fait nuit depuis longtemps et plusieurs fois déjà Pierre nous a dit « dans une demi-heure on arrive à John’s Lake ». Trois heures plus tard, nous sommes toujours enchevêtrés dans la forêt. Gérald, le plus près de Pierre va souvent l’aider à remettre en place la remorque de la motoneige. Elle est lourdement chargée et entrave la progression. Les arrêts sont fréquents et les chiens sentent que ça ne va pas, ils gueulent à s’époumoner. Leurs aboiements résonnent dans la nuit. Enfin nous arrivons à John’s Lake, mais il fait mauvais, le temps est complètement bouché et il neige de plus en plus. Pierre, exténué, tourne en rond et n’arrive plus à trouver de repère. Il est pourtant sûr que nous sommes tout près de la cabane, alors il s’entête mais après avoir essayé toutes les solutions il capitule (…). Il faut bivouaquer ici pour la nuit, probablement à proximité de la cabane, il en est persuadé (…).
      Le lendemain matin, le jour a beau se lever, personne n’est courageux, ni les hommes, ni les chiens. Il fait bon dans le duvet et nous n’en sortons pas avant neuf heures. Pierre nous confirme en reconnaissant les lieux et les collines alentour, que nous sommes bien à un quart d’heure de la cabane ! Nos muscles sont douloureux, nos visages marqués par la fatigue et nos corps épuisés d’avoir été autant sollicités sans être alimentés. Nous sommes même un peu déshydratés. Pierre, Gérald et Tony restent quelques jours pour m’aider à faire des réserves de bois que nous transportons à l’aide des traîneaux et des chiens. Pierre m’emmène sur sa motoneige pour ouvrir une piste à travers la forêt jusqu’à Takhini River (…).
    Lorsque mes trois compagnons décident de retourner à Sunshine Valley Guest Ranch, j’ai des réserves de bois pour quelques semaines et la piste autour de John’s Lake bien tracée. Je les accompagne pendant une heure environ. Je sens Pierre inquiet de me laisser seul avec les chiens dans cet environnement isolé. Je n’ai pas voulu de moyen de communication, car ici seul le téléphone satellite est opérationnel mais il n’est pas dans mes moyens, alors j’ai décidé de me fier à ma bonne étoile, je deviens de plus en plus fataliste. Je ne veux pas dire qu’il faut être imprudent et faire n’importe quoi ! Ce qui est primordial, c’est de faire ce que la passion nous dicte (…).
          En arrivant à la cabane, après un rapide repas, je me mets à la ranger, à la nettoyer, à y poser toutes mes marques, à lui donner un aspect plus personnel par quelques détails qui pour moi ont leur importance. Elle est chauffée par un bon poêle dans lequel on peut mettre de grosses bûches, mais elle possède également une cuisinière en fonte pour faire la cuisine avec un four qui permet d’obtenir de délicieux pains. Chaque soir, je prends plaisir à pétrir la pâte, chaque matin à déguster ce bon pain cuit au feu de bois (…). Le jour se lève vers neuf heures, dans un embrasement rougeâtre indescriptible au-dessus des montagnes et des sapins. La montagne qui s’élève derrière les sommets situés à l’est apporte un éclairage pastel sur les collines opposées. Certains matins, j’ai l’impression d’être au début de la création du monde, de voir pousser les sapins et s’élever les montagnes. Je me sens si petit !»

Jacques Ducoin
Connaître l’aventure
«Yukon, rêves »   
pp.1-3






CARLOS LISCANO
     Carlos Liscano est un écrivain uruguayen, né en 1949 à Montevideo. Engagé dans le mouvement Tupamaros, il est arrêté le 14 mars 1972 et condamné, peu après, par le régime militaire à treize années de prison. C'est dans sa cellule du pénitencier de la Liberté qu'il commence à écrire. En 1985, une fois libéré, il s'exile en Suède et ne rentre en Uruguay qu'en 1996. Son œuvre est marquée par l'influence de Franz Kafka et de Louis-Ferdinand Céline. Elle comprend ‘Le Rapporteur et autres récits’ (2005), ‘La Route d'Ithaque‘ (2005), ‘Ma famille’ (2006), ‘Le Fourgon des fous’  (2006), ‘L'Impunité des bourreaux  (2007), ‘Souvenirs de la guerre récente’ (2007),- ‘L'Écrivain et l'autre’ (2010),  Le Lecteur inconstant’, suivi de ‘Vie du corbeau blanc’ (2011). De ‘Vie du corbeau blanc’, sondons le dédale dans ce récit énigmatique :  
DÉLIRE
     Je sais avec certitude où et comment j’ai commencé à écrire. Je me rappelle la date : le 1er février 1981. Ce que je ne savais pas ou que je ne m’avouais pas jusqu’à ces derniers temps, c’est que, à partir du moment où j’ai commencé à écrire, j’ai vécu de nombreux mois, années de délire. Un délire que, pour me réconforter, je qualifie de littéraire, mais dont je crois qu’il était un délire tout court, dans le sens que le dictionnaire donne à ce mot. Ce délire correspondit à l’étymologie du mot : incarcéré dans une prison militaire, je sortais du sillon que la vie m’avait réservé. Durant toutes ces années, j’ai divagué, et j’ai eu la raison perturbée par une passion violente. Et je croyais aussi être ce que je n’étais pas, je rêvais d’une situation et d’un luxe qui n’étaient pas à ma portée. C’était donc aussi un délire des grandeurs. Ce que j’aimerais, c’est pouvoir décrire cet état.  
      J’ai commencé à écrire il y a vingt-huit ans, dans un cachot. Comme je n’avais rien pour écrire, je me suis mis à rédiger un roman mental. Moi, il me semblait que cette activité était normale. Ou que du moins, elle ne détonnait pas avec la situation où je me trouvais : isolement, silence, manque de lumière et d’eau, crasse et sueur, absence de visages et de voix. Quelques mois plus tard, lorsque je suis passé du cachot à une cellule et que j’ai eu de quoi écrire, j’ai entrepris de coucher sur le papier ce roman mental. (Le Lecteur Inconsistant)
    D’Arnot et Peteco (alias Tarzan) étaient un peu fatigués de cette accumulation de titres et d’auteurs. «Regarde ça, Pablito, dit Pete,102 Exercices d’espagnol. À quoi ça sert ? » « Ça peut te servir si un jour il te prend l’envie d’aller à Montevideo ou dans des endroits du même genre complètement abandonnés. Mais il vaut mieux que tu n’y ailles pas, Pete. L’Amérique latine est pleine de caïmans, de singes, de dictateurs légendaires et de mauvais romans. De plus, Montevideo est un endroit dangereux, il y’a des gauchos à cheval dans tous les coins. Ils subissent en plein  l’influence des éditeurs européens, qui exigent qu’en Amérique latine, il se passe tout le temps des choses fantastiques. C’est pour ça que les Latino-Américains ont la littérature qu’ils ont. Bien plus, les éditeurs latino-américains demandent à leurs écrivains des romans latino-américains au goût du lecteur européen, ce qui ne fait qu’empirer les choses.
Les types s’efforcent d’écrire des romans pleins d’histoires fabuleuses et ils pondent ces élucubrations qu’on voit partout. C’est la triste vérité, Pete, les Latino-Américains ne sont pas toujours à la hauteur de leur réputation. Ils essaient d’être exotiques, mais ils n’y arrivent pas.»

Carlos Liscano
Un délire
«Vie du Corbeau blanc»
p.2.


           

TABLR DE MATIÈRES
Préface                                                                                                    2
PREMIÈRE PARTIE
AFRIQUE
RÉÇITS
AU XXe SIÈCLE                                                                                       6

Delo : Un rude justicier (Maroc)                                                         7
Amadou Hampâté Bâ : Le double héritage  (Mali)                          9                                                                       
Odile Tobner : Du fond de leur détresse (Zaïre)                            12           
DEUXÈRE PARTIE
EUROPE
RÉÇITS
AU XIXe ET XXe SIÈCLE

Ernest Jaubert : L’enfant qui voulait s’envoler (Russie)               16
Franz Kafka : Hier une syncope est venue chez moi
(Tchécoslovaquie)                                                                               19
Oscar Wilde Le prince heureux  (Angleterre)                                 21
André Jean Bonelli : L’orchidée (France)                                        24

 TROISIÈME PARTIE
ASIE
RÉÇITS
AU XIXe ET XXe SIÈCLE

Anton Tchékhov : Chut ! (Russie)                                                     27
Zhao Danian : Le dressage de l’aigle (Chine)                                  31
Philippe Deval : Le jugement d’Oôka (Japon)                                35

QUATRIÈME PARTIE
OCÉANIE
RÉÇITS
AU XIXe ET XXe SIÈCLE

Katherine Mansfield : Au matin (Nouvelle Zélande)                     39
Peter Carey : Olivier (Australie)                                                        43
Roland Rossero : Symonds Street (Nouvelle Calédonie)              47

CINQUIÈME PARTIE
AMÉRIQUE
RÉÇITS
AU XIXe ET XXe SIÈCLE

John Steinbeck : Découverte de Paris (U.S.A.)                               51
Jacques Ducoin : Connaître l’aventure (Canada)                           55                                          
Carlos Liscano : Délire (Uruguay)                                                  60














  

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