domingo, 9 de diciembre de 2012

Le pouvoir de l'argent dans les contes du monde moderne


LE POUVOIR DE L’ARGENT DANS LES CONTES
DU MONDE  MODERNE 

         Dans sa définition du conte, Marcel De Grève énonce: "Du verbe français conter, lui-même du latin comptare, au deux sens d’ «énumérer » [de l’argent] et «rapporter» [conter]des événements dans leur succession. Au XVIIIe siècle, apparaît le verbe compter à côté de conter (…).  ‘Conte’ de Noël et non ‘nouvelle’ de Noël, ‘conte’ merveilleux et non ‘nouvelle’ merveilleuse, note René Godenne. Dans la distinction entre les deux genres, les grands écrivains eux-mêmes, n’ont pas contribué à tracer des frontières nettes: les «Trois contes» de Flaubert et «Les contes de la bécasse» de Maupassant intègrent des récits qu’intuitivement on appellerait nouvelles (…). Mérimée sa «Vénus d’Ille» tantôt «conte» tantôt «nouvelle». Longtemps, la même incertitude a régné chez les critiques (…). Quels critères adopter ?""Conte / tale", www.ditl.info, pp.1, 2. Pour simplifier, optons ici pour cette osmose générique du conte. Toutefois, «l’argent» pour Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot est aussi pouvoir:
      "La vulgate du sens commun [v. le conte ancien et moderne], affirme que l’argent ne fait pas le bonheur, mais… qu’il peut y contribuer [le pouvoir traditionnel de l’argent]. (…) La sociologie des classes dominantes met en évidence les inégalités de tous ordres qui s’enracinent dans la richesse. (…). Par la mondialisation, le pouvoir des puissants [v. le pouvoir nouveau de l’argent] se renforce encore "-"L’argent fait-il le bonheur? ", www.humanite.fr, pp.1, 3. Ainsi pourrait-on décrypter le « pouvoir de l’argent dans les contes du monde moderne». Nous étudierons successivement: I) Le pouvoir traditionnel de l’argent dans les contes du monde  ancien, II) Le pouvoir nouveau de l’argent  dans les contes du monde moderne. 
        
      I- Le pouvoir traditionnel de l’argent dans les contes du monde ancien:
      
      Pour certains d’entre eux, les contes du monde ancien véhiculent un contenu, en l’occurrence le pouvoir  traditionnel de l’argent. "Quant au contenu   du «conte populaire», indique M. De Grève, il peut être varié, comme l’a rappelé René Godenne, dans le D.I.T.L. de 1986 (p.374). Le conte populaire transmet en effet des histoires qui peuvent être liées à la vie quotidienne [le pouvoir de l’argent], réelle, tels que des tours de voleurs [crimes lié à l’argent] ou de femmes pour tromper leurs maris, des histoires de séduction de jeunes filles niaises [la corruption des mœurs par l’argent], des aventures de sots (le cycle de Jean le Sot en France) [Djiha, anti-argent prévaricateur, au Maroc et au Maghreb], soit au merveilleux et au magique." – Op.cit., p.2. Spécifiant la  contestation du pouvoir de l’argent dans le conte oral du monde ancien, Ahmed Boukous signale: "La littérature orale apparaît alors comme une formule de contestation du pouvoir [notamment d’argent] et de la morale établis [v. la corruption], c’est dans ce sens qu’elle constitue une littérature subversive traduisant la tension sociale de toutes formes (…).
     "C’est à ce niveau qu’intervient la dimension sociologique du conte  en mettant en scène  des personnages qui entretiennent des rapports déterminés dans un contexte socio-économique actualisé, non plus en tant que manifestation d’une réalité sociale révolue [le monde ancien], ce qui ferait de la littérature orale une littérature-fossile, mais bien comme une production collective à travers laquelle la communauté se réalise en se détachant des modèles traditionnels [le pouvoir traditionnel de l’argent], car elle n’est pas aussi traditionniste qu’on le croit, et imprime à sa culture la marque du changement social qu’elle vit, ce changement qu’elle porte et qui l’emporte [le pouvoir nouveau de l’argent]. "- « LANGAGE ET CULTURE POPULAIRES AU MAROC », Casablanca, Imp. Dar El Kitab, 1977, p.294. Aussi aborderons-nous le pouvoir traditionnel de l’argent dans des contes du monde ancien, tels: «Djiha et l’administration», trad. de l’arabe par J. Scelles-Millie (Afrique - Maghreb); «Fan Jiangshan et le chef de garnison», conte miao anonyme, trad. du chinois; «Le juge Ôoka», conte anonyme, trad. du japonais (Asie - Océanie); «Les brigand», conte français d’A. Villiers de L’Isle-Adam (Europe - Amérique). Nous le constaterons à travers notamment:
     
      A- "«La cupidité d’argent des hommes d’Etat punie » dans le conte facétieux, marocain et maghrébin « Djiha et l’administration», traduit de l’arabe par J. Scelles-Millie, in «Deux grains de grenade, Contes du Maghreb», Paris, Maisonneuve Larose, 1973":
       
       Ouverts sur le monde ancien, les contes marocains et maghrébins se perpétuent par les thèmes communs à  d’autres civilisations relatifs à la vie économique, comme ici le pouvoir traditionnel de l’argent. Sur ce point, Ahmed Bouanani rappelle: "Les contes merveilleux et les contes plaisants [v. le cycle de Djiha] ainsi que les proverbes et les dictons populaires étaient surtout utilisés dans les études linguistiques, leur aspect (pour ne pas dire leur valeur) littéraire étant jugé de moindre importance [sous le Protectorat] (…). Par la méthode comparative, des folkloristes comme R. Basset, Dermenghem, Laoust, ont tenté de retrouver toutes les réminiscences des contes et légendes marocains : références aux sources méditerranéennes du monde gréco-latin, ressemblance plus ou moins accentuées entre les thèmes [v. le pouvoir traditionnel de l’argent], etc. (…) C’est le propre de toute tradition réelle vivante d’être continuellement ouverte aux influences des autres civilisations [le nouveau pouvoir de l’argent]." - "Pour une étude de la littérature populaire marocaine", www.clicnet.swarthmore.edu, p.4. Le conte facétieux de « Djiha et l’administration», incarne une cruelle vengeance du héros contre les hommes d’Etat prévaricateurs. C’est la fin burlesque des extraits suivants de ce conte:
      + "Djiha a toujours eu une vieille rancune contre l’Administration sous toutes ses formes: cadis, percepteurs, gendarmes, fonctionnaires et ministres (…). 
      Aussi décida-t-il un jour de donner une bonne leçon à ces personnages opulents et solennels qui semblent n’être créés que pour ennuyer le pauvre monde et s’enrichir à ses dépens.
      Il prit son bourricot et le mena paître le long d’un ruisseau dont les berges étaient recouvertes de qsel [herbe diarrhéique].
      Lorsque l’âne fut gavé de qsel, il le fit boire largement (…). Djiha souleva alors délicatement sa queue et introduisit à son arrière une poignée de Louis d’or.
     Après quoi, il prit le bourricot par son licol et l’amena au centre de la ville. A leur passage devant un grand café populaire où se pressait une foule d’ouvriers (…), Djiha se mit à donner une forte bourrade à son âne qui (…) se mit à parsemer la route de large flaques jaunes au centre desquelles brillaient des Louis d’or (…).  
      «Bourricot de malheur  [l’entendirent-ils grommeler]! Tu m’as dévoilé! Jamais tu ne m’as fait cela en public. Tu ne pouvais pas attendre d’arriver à la maison?»
       Tous ébahis, quelques bavards qui avaient vu la scène se précipitèrent pour aller colporter aux autorités (…).  
       Les honorables personnages tinrent conseil et se dirent qu’il fallait trouver un moyen pour s’approprier l’âne de Djiha (…).
        Le ministre des finances se rendit le premier chez Djiha (…).
        «  Tu pourrais nous le louer?
        - Combien?
        - Un million. 
        - D’accord.»
        Le ministre paya sur le champ. Puis il demanda quels soins particuliers étaient donnés à l’âne (…). Djiha répondit:
        Le régime c’est moi qui m’en charge. J’irai mener l’âne chez vous demain soir. Il n’y a qu’un point délicat (…). Aménagez au rez-de-chaussée votre salon pour le recevoir (…).
       Lorsqu’au petit jour il descendit [de ses appartements], il ne restait plus une pouce de surface vierge, ni par terre, ni sur les sofas (…).
      Il était effondré. La ruse du compère Djiha éclata à ses yeux (…).
      Après tout, ils avaient le pacte à sept. Il avait payé sa part. Les autres n’avaient qu’à en faire autant.
      Le jour d’après, l’âne fut donc hébergé chez le Cadi des cadi. Celui-ci paya un million (…). Et ainsi des sept plus hauts dignitaires du pays (…).
      Après cette prouesse, Djiha trouva prudent de s’éclipser. Il dit à sa mère:
       «Va chercher un naâche [un brancard mortuaire]. Rapporte-le en pleurant et en disant que ton fils est mort (…). Puis on procéda à l’enterrement [de Djiha muni d’un brasero et de fer à marquer au rouge les moutons]. (…) Le soir venu, chacun [des notables] à tour de rôle (…), alla assouvir sa vengeance [en allant faire ses besoins sur sa tombe]. Chacun des sept notables subit de la même manière l’épreuve du feu (…). Il [Djiha] résolut de refaire surface (…).
            «Ne niez pas. Je sais que vous étiez les esclaves de mon père [leur dit-il]! Je vais vous attaquer devant le Roi pour me manquer de respect.» (…). Et le Roi lui dit:
        - …As-tu des preuves de ce que t avances (…)?
        Et le Roi dut convenir qu’ils étaient tous marqués aux initiales du père de Djiha. 
        «Ou bien ils continuent de travailler dans votre Administration et alors j’exige la moitié de leurs salaires; 
        «Ou bien ils refusent. Et alors je les vends [comme esclaves]…» 
        Les sept notables acceptèrent la première solution. "(pp.48-54).
       Toutefois, on pourrait constater avec Emmanuel Adler que le pouvoir traditionnel de l’argent sale de la corruption, comme dans ce conte de Djiha, est assimilé, par un mépris moral, à l’excrément et à l’esclavage: "La théorie anale de l’argent, écrit-il, tente de rendre compte de cette équivalence que l’on retrouve également dans les contes populaires (la poule aux œufs d’or, le chieur de ducats, etc.).""L’or, l’excrément, la psyché et le sacré ", www.waternunc.com, p.2.   

       B- "«Un pilleur de biens et argent publics châtié » dans le conte facétieux miao, chinois anonyme «Fan Jiangshan et le chef de garnison », in «A la recherche du soleil, Contes populaires chinois», Pékin, Ed. Langues Etrangères (1981) ":
     
      A tort, nous semble-t-il, l’écrivain taiwanais Wang Wen-Xing dénigre le conte traditionnel chinois en objectant péremptoirement: "Mais la littérature chinoise ancienne ne me semble pas briller par ces récits de fiction. "- "Dilemme", www.vacarme.eu.org, p.1. Le thème du pouvoir de l’argent détourné par un fonctionnaire corrompu dénie ce jugement trop abrupt dans ce conte miao, chinois anonyme «Fan Jiangshan et le chef de garnison», paru dans le recueil  «A la recherche du soleil, Contes populaires chinois», Pékin, Ed. en Langues Etrangères (1981). A propos du pouvoir corrupteur de l’argent, l’écrivain chinois Xie Dehui (né en 1946) prône la sagesse ancestrale suivante: "Il n’est pas bon d’avoir trop peu d’argent, pas bon non plus d’en avoir trop. Car cela peut provoquer jalousie et convoitise [cupidité déloyale]." - "Xie Dehui ", Pékin, Littérature chinoise, Trimestre1, 1988, Imp. en R.P.C., p.65. On y raconte facétieusement le châtiment d’un agent d’autorité pilleur de biens et d’argent publics. Ce dont rendent compte les extraits que voici: 

       + "Il y avait une fois dans notre province un chef de garnison qui administrait les greniers militaires [de l’Etat] dits Tuncang. C’était un homme cruel (…).
         Alors, il nous forçait à donner toutes les céréales que nous produisons avec tant de peine. Il en vendait beaucoup en cachette  et s’appropriait l’argent (…).
        Une année, comme l’Empereur avait envoyé ses troupes à la guerre, et qu’il y avait pénurie de vivres pour ses soldats, il donna l’ordre de réquisitionner tous les grains de  Tuncang du Hunan. Quand le Nie Tai [le Magistrat de la Cour des Qing] reçut l’ordre de l’Empereur, il décida d’aller immédiatement vérifier tous les greniers de la province. Alors le chef de garnison se trouva dans un terrible embarras, il avait déjà disposé d’une grande quantité de riz et il ne savait comment combler le déficit.
       Comment faire ? Enfin, à bout de ressources, il fut obligé d’aller demander des conseils à Fan Jiangshan. Ceci pour deux raisons: d’abord, parce qu’il ne voulait pas que ses collègues connaissent son embarras (…), ensuite, parce qu’il avait entendu dire que Fan Jiangshan était le plus intelligent et le plus audacieux des Miaos et que, lorsqu’on était dans l’embarras, il trouvait toujours le moyen de vous en tirer (…).
       Fan Jiangshan lui dit:
       - J’ai bien un moyen, mais je pense qu’il ne vous convient pas.
       - Dis toujours, je verrai.
       - Le propriétaire foncier Long est très riche, pourquoi n’irez-vous pas le voler; ainsi, vous pourriez racheter la quantité de grain nécessaire, suggéra Fan Jiangshan.
        Le chef de garnison changea de visage, et prenant un air honnête, il voulut en remontrer à son interlocuteur:
        - Souviens-toi que je suis un officier supérieur (…), je ne peux pas devenir un voleur, je ne peux pas tomber si bas (…).
        - Tout le monde dit que vous êtes un officier probe, rétorqua Fan Jiangshan, pourquoi manque-t-il du riz dans votre grenier?
        Le visage du chef de garnison s’empourpra et il ne sut que répondre.
        Fan Jiangshan fit valoir cet argument:
        - Vous avez l’habitude de voler, alors une fois de plus ou de poins, ça ne compte pas…!
        Ce fut un coup d’aiguille dans le cœur de l’officier (…), mais il n’osa pas se mettre en colère (…) parce qu’il savait que s’il l’emmenait en justice, sa faute serait immédiatement connue de tous. Le Miao serait condamné, tout au plus, à quelques jours de prison, mais lui, il perdrait son poste, bien pire, il serait certainement condamné à mort. (…).
                       - S’il n’y a d’autres moyens, dit-il, je ferai ce que tu dis, mais (…) je crains de rencontrer quelqu’un qui me reconnaisse [la nuit]. Comment faire?
         - Oh! C’est facile, dit Fan Jiangshan. Je vous mettrai dans un sac de toile et je vous porterai sur mon dos jusque là-bas (…).
          Il était minuit quand ils arrivèrent à la porte du propriétaire Long (…).
          Fan Jiangshan continua à le questionner:
         - Mon seigneur, si un homme du peuple vole le bien de l’administration, quelle condamnation encourt-il? A quelle peine nous condamneriez-vous?
         - La peine de mort, bien sûr! répondit promptement le chef de garnison.
        -  Et si un fonctionnaire vole le peuple? demanda alors Fan Jiangshan.
          Le chef de garnison s’impatientait [dans le sac], il ne répondit pas. Il avait peur (…),  Fan Jiangshan lui dit d’une voix forte:
        - Alors, je vous condamne à mort.  
         Il [le chef de garnison] (…) n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche qu’il se sentit soulevé et jeté par-dessus le mur du propriétaire Long (…).
          Tous ses gens [du propriétaire Long]  se levèrent, les uns prirent des planches, les autres des bâtons pour courir sur le voleur (…).
           Ils le frappèrent jusqu’à ce que son sang coulât, ils le frappèrent jusqu’à ce qu’il n’osât plus dire qu’il était le chef de garnison ou le neveu du propriétaire Long. Les coups continuèrent de s’abattre sur lui avec violence jusqu’à ce que mort s’en suive. C’était un châtiment qu’il avait bien mérité." (pp.69-77).  

         En un mot, comme dit Jonathan Screek: "L’argent, c’est ce qui fait tourner le monde [v. les Etats] ou ce qui contribue à détruire nos vies [v. un pilleur de biens et d’argent publics châtié]?"

      C- "«Des rentiers égoïstes victimes de leur argent» dans le conte français «Les brigands» d’A. Villiers de L’Isle-Adam (1838-1889), in «Contes cruels», Paris, Ed. Grands Ecrivains (1987) ":

     Selon E. Adler, la théorie freudienne met en évidence le questionnement moral que soulève le mauvais usage de l’argent. "Elle [théorie freudienne] met aussi en évidence la dimension archaїque [les contes anciens], inconsciente du rapport que chacun peut entretenir avec l’argent. De sorte que l’on peut affirmer que personne n’est parfaitement au clair dans son rapport à l’argent. Elle manifeste également la dimension sociale de l’argent [le pouvoir traditionnel], comme un élément de la culture  dont l’appréciation peut évoluer dans le temps et qui rejaillit sur la valorisation des usages qui peuvent en être faits. Si l’argent en soi n’est pas une mauvaise chose, c’est bien l’usage qui en est fait qui soulève le questionnement moral." – Op.cit., p.2. Or, le conte «Les brigands» d’A. Villiers de L’Isle-Adam (1838-1889), paru dans son recueil «Contes cruels», (1987)  ne serait, selon Paul Larivaille, qu’une adaptation-censure du conte du monde ancien en France. "En somme, l’adaptation de Perrault adaptation-censure [v. Villiers de L’Isle-Adam] est aussi, et avant tout peut-être, une censure du conte populaire oral, une adaptation-censure au niveau de l’expression, mais aussi au niveau des contenus, morale [v. le pouvoir traditionnel de l’argent], mais aussi nécessairement idéologique." "De l’effet Perrault à l’effet Jules Ferry", Paris, «Le français aujourd’hui», nº68, décembre 1984, p.11. D’où dans le conte «Contes cruels». En témoigne  cet extrait:
      
        + "Pibrac, Nayrac, duo de sous-préfectures jumelles reliées par un chemin vicinal ouvert sous le régimes des Orléans, chantonnaient (…) un parfait unisson de mœurs, d’affaires, de manières de voir (…).
        Tous donc vivaient en paix et joie dans ces localités fortunées, lorsqu’en octobre il arriva que le vieux violoneux de Nayrac, se trouvant à court d’argent, accosta, sur le grand chemin, le marguillier [membre du conseil de la fabrique de la paroisse] de Pibrac et, profitant des ombres, lui demanda quelque monnaie d’un ton péremptoire. 
      L’homme des Cloches, en sa panique, n’ayant pas reconnu le violoneux, s’exécuta gracieusement; mais, de retour à Pibrac, il conta son aventure d’une telle sorte que, dans les imaginations enfiévrées par le récit, le pauvre vieux ménétrier de Nayrac apparut comme une bande de brigands affamés infestant le Midi et désolant le grand chemin par leurs meurtres, leurs incendies et déprédations.
       Sagaces, les bourgeois des deux villes avaient encouragé ces bruits, tant il est vrai que tout bon propriétaire est porté à exagérer les fautes des personnes qui font mine d’en vouloir à ses capitaux (…).
      La mi-novembre suivante, dix heures de la nuit sonnant au beffroi [à la tour] de la Justice de Paix de Nayrac, chacun rentra dans son ménage (...).
      - Tu sais, madame N***, demain, il faut que j’aille, dès patronnette, je pars.
      -  Ah! mon Dieu!
      - C’est l’époque de la recette : il faut que j’aille, moi-même, chez nos fermiers...
      - Tu n’iras pas.
      - Et pourquoi non?
      - Les brigands.
      - Peuh !... J’en ai vu bien d’autres!
      - Tu n’iras pas !... concluait chaque épouse, comme il sied entre gens qui se devinent.
      - Voyons, mon enfant, voyons… Prévoyant tes angoisses et pour te rassurer, nous sommes convenus de partir tous ensemble, avec nos fusils de chasse, dans une grande carriole louée à cet effet. Nos terres sont circonvoisines et nous reviendrons le soir (…).
       Six heures sonnaient: le char-à-bancs se mit en marche aux mâles accents de La Parisienne, entonnée par les quatorze propriétaires fonciers qui le remplissaient (…).
     La journée fut bonne.
     Les bourgeois sont de joyeux vivants, ronds en affaires (…).
     Chacun d’eux dîna chez son métayer (…), empocha la sacoche de l’affermage [l’argent] (…), reprit place, à son tour, dans le char-à-bancs collecteur qui vint les recueillir, ainsi, de ferme  en ferme, - et, à la brune [au crépuscule], l’on se remit en route pour Nayrac (…).
      La nuit tombait. Les peupliers allongeaient leurs silhouettes noires sur la route, le vent faisait remuer les haies (…).
      Retirés des affaires, les paisibles rentiers des deux villes se croisaient, tout bonnement, sur la route en rentrant chez eux (…).
      En un seul instant, leurs chuchotements, dans l’obscurité, les affolèrent au point que, dans la précipitation tremblante de ceux de Pibrac à se saisir, par contenance, de leurs armes, la batterie de l’un des fusils ayant accroché le banc, un coup de feu partit et la balle alla frapper un de ceux de Nayrac en lui brisant, sur la poitrine, une terrine d’excellent foie gras dont il se servait, machinalement, comme d’une égide [bouclier].
      Ah! ce coup de feu! (…) Une fusillade nourrie et forcenée commença. L’instinct de conservation de leurs vies et de leur argent [le pouvoir traditionnel de l’argent] les aveuglait (…).
      Pendant ce temps, les vrais brigands (c’est-à-dire la demi-douzaine de pauvres diables coupables, d’avoir dérobé quelques croûtes, quelques morceaux de lards ou quelques sols [sous], à droite ou à gauche) tremblaient affreusement dans une caverne éloignée, en entendant (…) le bruit croissant des détonations et les cris épouvantables des bourgeois (…).
     Le dernier bourgeois survivant, dans sa hâte à recharger son arme brûlante, venait de se faire sauter lui-même la cervelle, sans le vouloir, par inadvertance.
      A la vue de ce spectacle formidable (…), les brigands, consternés, demeurèrent sans parole (…).
       Tout à coup le chef siffla et, sur un signe, les lanternes se rapprochèrent en cercle autour du ménétrier.
       - (…) Ramassons, bien vite, l’argent de ces dignes bourgeois! Et gagnons la frontière! Et ne remettons jamais les pieds dans ce pays!
       - (…) ILS VONT PROUVER QUE C’EST NOUS." (pp.1525-158).
        
       Par ces « rentiers égoïstes victimes de leur argent » et de leurs cruels et fatals mensonges, le conte de Villiers de L’Isle-Adam stigmatise le pouvoir traditionnel de l’argent, source d’inégalités, de mensonges, de convoitise, de vol  et de violence. "On peut interpréter ces contes [du monde ancien], écrit M. De Grève, comme des paraboles [crédos socio-économiques et éthico-politiques du monde pré-modernes]." - Op.cit., p.5.

        D- "«L’argent gouverné par la sagesse de la cohésion sociale» dans le conte anonyme chinois «Le juge Oôka», in «Le choc des cultures, Japon, Etats-Unis, CEE», Paris, Ed. Eska (1993)":
    
      Néanmoins, l’argent gouverné par la sagesse de la cohésion sociale» constitue le pivot du conte anonyme chinois «Le juge Oôka», rapporté par  l’anthropologue français Philippe Deval (né en 1946) dans «Le choc des cultures, Japon, Etats-Unis, CEE», Paris, Ed. Eska (1993). "Selon, cette fois, René Godenne (art.cit.), indique M. De Grève, ce sont les conteurs chinois et japonais qui s’adonnèrent les premiers à ce type de récits [contes du monde ancien]. Mais par ailleurs, le genre fut pratiqué d’abord en Angleterre, aux Etats-Unis et en Allemagne, avant de pénétrer en France et en Russie, par exemple." – Op.cit., p.7. Ce conte japonais semble incarner l’argent comme moyen de cohésion sociale non l’inverse. "L’argent pourrait-il devenir un maître, s’interroge J. Liapasset, une fin et non pas un moyen?  Remarquer que la monnaie a été inventée comme moyen pour échanger le produit du travail. En faire une fin, c’est s’orienter vers l’argent, le servir par tous les moyens, alors que la monnaie a besoin d’un maître qui l’utilise [v. la sagesse du conte japonais]." – Op.cit., p.1. Citons à cet égard le conte «Le juge Oôka» de l’époque Tokugawa (1677-1751):
       
        + "Un plâtrier laisse tomber dans la rue sa bourse qui contenait trois ryô (unité monétaire de l’époque), son sceau et une note de paiement. Un charpentier la ramasse. Le voici bien ennuyé. Il aimerait rendre à son propriétaire cette bourse car trois ryô  constituaient à ses yeux une petite fortune et se disait que la personne qui les avait perdus devait être malheureuse. Aussi se résolut-il à lire la note de paiement afin d’y découvrir l’adresse du propriétaire.
       Il se rend sans peine à la maison du plâtrier et là, contre toute attente, ce dernier refuse de reprendre la bourse tout en acceptant les autres objets. «La somme de trois ryô, dit-il, m’a quitté de son plein gré pour entrer dans votre main. Je n’aimerai pas reprendre une chose si ingrate. Elle est à vous». De telles paroles firent l’effet d’une insulte et le charpentier se mit en colère. Il avait fait l’effort de venir jusqu’au plâtrier pour lui rendre son bien et le voici objet de brimade. «Non, répondit-il, je ne veux pas de cette bourse». Les voisins interviennent alors et proposent de porter l’affaire devant le juge Oôka.
       Ayant entendu les arguments des plaignants le juge Oôka décida de confisquer la somme, puis il alloua à chacun deux ryô. Devant l’assemblée des voisins et amis, il expliqua ainsi sa décision: «Je suis heureux de trouver des personnes aussi honnêtes que vous. Pour vous récompenser, j’ai rendu la décision que je voudrais intituler "Tous les trois perdent un ryô". Plâtrier! Vous avez perdu un ryô parce que si vous n’aviez perdu votre bourse, vous auriez gardé vos trois ryô. Charpentier, vous avez aussi perdu un ryô, car si vous aviez accepté l’offre du plâtrier, vous auriez gagné trois ryô. Et moi aussi, j’ai perdu un ryô, celui que j’ai ajouté pour vous en distribuer deux chacun».
       Dans ce jugement, il n’y a ni gagnant ni perdant – du moins, remarque P. Deval, si nous le regardons, selon notre logique occidentale. Tous doivent sacrifier quelque chose pour le rétablissement de la paix [limite du pouvoir traditionnel de l’argent]. Même le juge. C’est l’idéal de la vie sociale que de ne donner naissance à aucun conflit. S’il s’en produit par malheur, les intéressés doivent s’efforcer de parvenir à un accord volontaire." (pp.44-45).
     Ainsi, le conte ancien préfigure le pouvoir traditionnel de l’argent circonscrit par la sagesse primordiale de la cohésion sociale japonaise. Et comme le relate P. Deval: "Le conte d’abord partie du folklore (c’est-à-dire littéralement «savoir du peuple») de toutes les cultures de la planète [v. du monde ancien] (…). Au XVIIe siècle, le mot conte revêt ces deux sens [réel et fabuleux], d’après la définition du «Dictionnaire de l’Académie»  (1694) : «récit de quelque aventure, soit vraie, soit fabuleuse, soit sérieuse [v. ici le pouvoir traditionnel de l’argent]». (…) Le riche patrimoine que constituent les contes oraux traditionnels a fasciné les folkloristes de divers pays [du monde moderne], qui les ont traduits et rassemblés, mais aussi avant ceux-ci, des écrivains qui les ont réécrits." – Op.cit., p.3.  De ce fait, qu’en est-il en ce sens des contes du monde moderne?    

    II- Le pouvoir nouveau de l’argent  dans les contes du monde moderne: 

       Pour ce qui est du pouvoir nouveau de l’argent  dans les contes du monde moderne, il faut distinguer, avec M. De Grève citant André Jolles, le conte oral populaire traditionnel du conte écrit littéraire moderne en spécifiant: "Le conte traiterait donc de faits qui ne pourraient se produire que dans l’univers du conte et impliquerait une morale naїve [les contes du monde traditionnel]. Il [A. Jolles] voit dans le conte littéraire la rencontre entre une forme simple et une forme savante [les contes du monde moderne] (…)." – Op.cit., p.8. Ce sera ici le cas du pouvoir nouveau de l’argent dans des contes du monde moderne, tels que: «La harpe d’herbes» (1951) de l’Américain Truman Capote (1924-1984); «Les Narzanov» (1927) du Bulgare Gueorgui P. Stamatov (1869-1942) et «Promesse de mariage» (1988) du Chinois Huang Chuanhui (né en 1949). D’où consécutivement:
      
       A- "«L’argent des rentiers générateur de folie, de stérilité et de mort» dans le conte américain «La harpe d’herbes» (1951) de Truman Capote (1924-1984) in John Brown, «PANORAMA DE LA LITTERARATURE CONTEMPORAINE AUX ETATS-UNIS», Paris, Ed. Gallimard (1954)":
       
         A propos des contes littéraires du monde moderne, P. De Grève signale historiquement : "Le conte de fée, et plus généralement le conte merveilleux littéraire, destiné à tous les publics, ne disparaît pas avec la fin du XVIIIe siècle. En effet, à côté des folkloristes qui recueillent les contes traditionnels d’origine orale, et d’écrivains qui les réécrivent, d’autres composent des contes de leur invention, en puisant dans un répertoire varié. Ainsi, en Russie, Au XIXe siècle, Pouchkine [1799-1837], qui avait écouté les histoires populaire contées par sa vieille nourrice et s’était en même temps intéressé aux contes des «Mille et une Nuit», à ceux de Grimm [Allemagne: 1787-1863], de Washington Irving [USA: 1783-1859], compose des récits restés célèbres et souvent reçus comme des contes populaires typiquement russes comme (…) le «Conte du coq d’or» (1834). Au XXe siècle, en France, en 1939, Marcel Aymé [1902-1967] offre «Les contes du chat perché». "- Op.cit., p.6.
      Quant à «l’argent des rentiers générateur de folie, de stérilité et de mort», dans ces extraits du conte américain «La harpe d’herbes» (1951) de Truman Capote (1924-1984), il trouve son explication logique prophétique, dans cette réflexion de M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot: "Le capitalisme familial [le pouvoir traditionnel de l’argent] aurait disparu et l’économie serait maintenant aux mains des managers de fonds de pension et de fonds spéculatifs [le pouvoir nouveau de l’argent] aux ramifications internationales." – Op.cit., p.1. C’est ce qu’on pourrait observer dans les extraits suivants du conte de T. Capote:

        + "A la sortie de la ville, quand on prend la route de l’église, on ne tarde pas à atteindre une colline tout éblouissante de dalles blanches et de fleurs bronzées: c’est le cimetière baptiste. Tous les nôtres y sont enterrés: les Talbot, les Fenwick; ma mère repose à côté de mon père, et les tombes des parents, une bonne vingtaine, sont disposés autour comme les racines d’un arbre de pierre [la pétrification du pouvoir de l’argent des rentiers]. Au pied de la colline il y a un champ de hautes herbes indiennes (…): allez le voir en automne (…), quand des ombres écarlates y soufflent comme des lueurs de feu et que les vents d’automne tirent des feuilles sèches une musique de soupirs humains, une harpe de voix.
       Au-delà du champ, ce sont les bois, les ténèbres de River Woods. C’est sans doute au cours d’une de ces journées du mois de septembre, alors que nous étions dans le bois à chercher des racines, que Dolly [la cousine paternelle] me dit: «Entends-tu? C’est la harpe d’herbes. Elle raconte toujours quelque histoire – elle sait l’histoire de tous les gens qui sont sur la colline, de tous les gens qui y ont vécu. Et quand nous serons morts, elle racontera la nôtre également.
      Après la mort de ma mère, mon père qui était voyageur de commerce [le pouvoir nouveau de l’argent des managers] m’envoya habiter chez ses cousines, Verena et Dolly Talbo, deux vieilles filles qui étaient sœurs. Avant ce jour-là, on ne me permettait même pas de pénétrer chez elles. Personne ne sut exactement pourquoi Verena et mon père ne s’adressaient jamais la parole. Papa avait sans doute demandé à Verena de lui prêter de l’argent et il ne l’avait jamais rendu. En tout cas vous pouvez être sûr que c’était une question d’argent car c’était la seule chose susceptible de les préoccuper à ce point, surtout Verena qui était la plus riche de la ville. Le «drugstore», la mercerie, un poste d’essence, une épicerie et un immeuble occupé par des bureaux, tout cela lui appartenait et n’avait nullement contribuer à lui rendre le caractère facile [l’argent des rentiers générateur de stérilité] (…).
        Je crois que mon père et ma mère était fort amoureux l’un de l’autre. Elle pleurait toujours quand il partait vendre ses frigidaires (…). Le jour de sa mort, papa, en l’appelant par son nom, déchira ses vêtements et s’enfuit tout nu dans la cour (…). Depuis l’enterrement, papa passait son temps à briser des choses, sans violence, avec calme et application [l’argent des rentiers générateur de folie].
      Ce même jour, l’amie de Dolly, Catherine Creek, vint empaqueter mes affaires et papa me conduisit à l’imposante demeure de Talbo Lane. Comme je descendais de l’auto il tenta de me prendre dans ses bras, mais j’avais peur de lui et réussis à m’échapper. Je regrette maintenant que nous ne nous soyons pas embrassés car, quelques jours plus tard, alors qu’il se rendait à Mobile sa voiture dérapa et tomba dans le Golfe d’une hauteur de cinquante pieds. Quand je le revis, deux dollars d’argent pesaient sur ses paupières closes [l’argent des rentiers générateur de mort]." (pp.451-452).

      Aussi le fin mot de ce conte américain de T. Capote sur le nouveau pouvoir de l’argent dans le monde moderne, est-il d’exclure tout cumul d’argent en capital familial non managérial d’envergure. J. Liapasset prône dans cette perspective: "En ce sens, l’homme [américain moderne] a besoin d’argent comme moyen pour une fin : les échanges [l’économie du marché]… Mais l’argent peut devenir une fin: il ne circule plus, mais est conservé comme dans l’avarice [le pouvoir traditionnel de l’argent des vieilles filles Verena et Dolly Talbo Lane] où l’on se prive de tout [célibat, biens immeubles gelés et mort]  pour accumuler [v. vieilles filles, capital familial et mort]   (…). En ce sens, la liberté [d’entreprises] peut très bien décider de partager [d’investir], de renoncer à la course au profit [la soif du gain], maîtriser l’argent comme un simple moyen [d’échanges], ce qui montre que l’homme et l’argent [pouvoir nouveau] ne sont pas inséparables [l’envers de ce conte du monde moderne]. " - "L’argent est un moyen ou une fin?", Op.cit, p.2.
                                                                                                             
      B- "«L’argent sale générateur de corruption, de vices et de crimes» dans le conte bulgare «Les Narzanov» (1927) de Guiorgui P. Stamatov (1869-1942), trad. Marco Bounine, in «ANTHOLOGIE DU CONTE BULGARE», Paris, Ed. Gallimard (1973)":

   Le pouvoir nouveau de l’argent dans le conte du monde moderne est parfaitement visible dans le conte bulgare «Les Narzanov» (1927) de Guiorgui P. Stamatov (1869-1942), in «ANTHOLOGIE DU CONTE BULGARE», Paris, Ed. Gallimard (1973), incarnant l’argent sale comme un fléau générateur de corruption, de  vices et de crimes. "L’argent, s’interroge J. Screek, c’est ce qui fait tourner le monde [moderne] ou bien ce qui contribue à détruire nos vie? (…) Le fautif? On serait tenté de dire l’argent, ces billets qui se passent de main en main et qui nous font rêver de puissance [le pouvoir nouveau de l’argent]. Car pour vivre il faut payer. La société de consommation nous amène parfois à nous perdre dans des envies toujours plus fortes de pouvoir, d’argent. On veut toujours avoir plus (…). Comme si ces faux billets [fausse monnaie, argent sale]  avaient une puissance maléfique et ramenaient leurs détenteurs à agir de bien vilaine façon [corruption, vices, crimes].""L’argent", www.paperblog.fr, p.1.
     
      Au sujet du conte du monde moderne bulgare, Svetloza Iggov écrit: "Mais les noms des plus grands [écrivains] n’épuisent pas toute cette période [1880-1937]. D’autres écrivains y occupent une place importante par le reflet dans leurs œuvres des problèmes nationaux, l’analyse de problèmes individuels [le nouveau pouvoir de l’argent], et leur apport au développement du conte. Dans la première période qui suit la libération jusqu’en 1913-1918, se font connaître les écrivains (…) G.P. Stamatov et d’autres, qui sont des figures remarquables dans l’histoire de la littérature bulgare et occupe une place déterminée dans celle du conte [du monde moderne].""La littérature bulgare", «ANTHOLOGIE DU CONTE BULGARE», Op.cit., p.10. C’est ce que dépeint cet extrait du conte «Les Narzanov»:

        + "Véronique, la femme de Narzanov était toute jeune lorsqu’elle perdit sa mère. Son père, négociant en cuirs, ne la gâtait pas à la maison (…).
        Sa vie de jeune fille, elle la passa dans le quartier. Ce n’est qu’à l’université qu’elle fit connaissance d’un jeune peintre, Loutchinski. Elle s’en éprit et lui donna son âme sans échanger de baisers avec lui.
         Son père apprit la nouvelle.
-         Quoi? Epouser un barbouilleur? – grommela-t-il. Rien de plus.
           Narazanov avait de relations d’affaires avec son père. Il la vit. Elle lui plut. Dans une de leurs tractations Véronique joua le rôle de capital effectif [le pouvoir nouveau de l’argent].
         Ce choc la brisa sans la tuer. Elle se résigna mais devint sournoise et perfide.
         Pour se venger, elle renoua avec le peintre [l’adultère, le vice], prit son dû et mena une double vie (…). 
        Véronique se mit à réfléchir sur son sort. Elle comprit que la richesse [le pouvoir traditionnel de l’argent] n’était rien pour le riche. Le mariage ne lui avait apporté ni mari, ni enfants, ni repos (…).
         Vêtu d’une légère veste d’intérieur, un cigare non allumé entre les doigts, Narzanov se tenait accoudé à son bureau et passait sa vie en revue.
          Il travaillait d’arrache-pied, exportait et importait par terre et par eau, seul ou avec des associés. Dans le monde des affaires, on le considérait à juste titre pour un chasseur virtuose dans les conjonctures spéciales. Sa devise était: réclame, honnêteté et crédit.  
          On avait confiance en lui. Et ça marchait. Un philanthrope américain avait sacrifié un demi-million de leva [unité monétaire bulgare] au profit de la société de bienfaisance dont Narzanov était le président. Les intérêts de cette somme versée à la Banque Nationale et contrôlée par l’Etat devait servir à faciliter à des récidivistes, surtout des voleurs, sortis de prisons, de s’établir, de travailler comme artisans à leur propre compte  (…). 
      Il eut recours à un compromis. Il ne la mit pas dans sa poche, mais il ne la versa pas non plus à la banque. Il se mit à la prêter à des entreprises solides, à des moments critiques selon le taux d’intérêt de la banque [le pouvoir nouveau de l’argent] (...).  
      Un inspecteur des finances apprit par hasard que Narzanov n’avait pas versé la somme. Lors d’un dîner joyeux, d’un ton mi-figue, mi-raisin, il lui en fit allusion. Narzanov en perdit l’appétit.
      Téméraire dans les entreprises les plus risquées, il avait la tremblote à la seule évocation du nom du juge d’instruction. Le lendemain, il alla chez son avocat, qui rendit visite à l’inspecteur.
       - Voyons, réfléchissez vous-même. Cet argent devait être versé à la banque. Il ne l’a pas fait. Pourquoi? 
       - Parce qu’il n’est pas fou et parce qu’il s’occupe vraiment de ces malheureux. La banque ? Combien verse-t-elle? Monsieur Narzanov, lui les place à 20% (le vieux requin s’est bien gardé de révéler le taux véritable [argent sale]). Vous êtes drôles, vous les fonctionnaires! Vous ne voyez partout que des crimes. Le formalisme et la routine mènent la Bulgarie à la ruine (...).
         - Mais c’et l’Américain lui-même qui a posé ces conditions. La Banque Nationale offre toute garantie. Les firmes privées peuvent faire faillite. Alors?           
         - Alors, Monsieur Narzanov versera à la société tout, à la fois le capital et ses arrérages [l’argent sale blanchi]. L’Etat n’a aucune raison de se montrer inquiet. D’ailleurs, nous avons déjà écrit à Mister Reit (...).
         Narzanov dans le calme de la nuit se rappela son voyage au pays du Code pénal.
         Il lui sembla enfantin.
         Maintenant, c’était différent. On venait de découvrir une affaire de faux billets [le trafic de faux billets d’argent]. Toute une bande avait été arrêtée. Le nom de famille de l’un des complices le fit sursauter. Il lui avait emprunté de l’argent. La presse faisait allusion à une lettre que l’on cherchait encore et aussi à certaines personnalités du monde de la finance qui auraient aidé les faux monnayeurs en leur important des machines de l’étranger (...).
         Un jour, et malgré toutes les démarches entreprises par lui-même et par son avocat, le nom de Narzanov parut dans la presse sans aucune réserve et sans erreur d’imprimerie.
         On le convoqua chez le juge d’instruction en même temps que les autres. La plupart furent condamnés. Narzanov et quelques autres furent acquittés (...).
         Jamais Narzanov ne s’était jeté avec une telle passion au cou d’une femme comme  il le fit après son acquittement dans les bras de son défenseur [un faux monnayeur corrompu impuni]  (…).
         Les Narzanov ressemblaient à deux camps ennemis en temps de guerre (…).Ils ne faisaient que se guetter timidement (…).
         Le mariage n’avait lié, ni leurs âmes, ni leurs chairs. Ils restèrent étrangers l’un à l’autre; une telle vie les lassa. 
         Narzanov en prit conscience. Il en avait assez des acquittements. Il résolut d’en finir avec les affaires louches et les associés douteux. Mais pour y arriver il faillait encore de l’argent. Il ne pouvait en avoir que par des conflits avec le gardien de la loi, ce fléau pour les sportifs de la vie, souvent assoupi, mais parfois farouche (…).
         Les rapports entre les Narzanov se tendirent sans se rompre.
         Il savait tout, mais craignait que Véronique ne le quitte (…).
         Petit à petit sa pureté féminine se perdit.
         Elle se donnait aussi à Narzanov (…). Cela lui était indifférent.
         Lui, il ne lui en voulait pas pour le peintre, ayant réussi à l’en soustraire. Mais celui-ci? Comment demander des comptes à un homme qui est votre créancier?
          (…) Quelques années s’écoulèrent.
          Les Narzanov sont en train de dîner sur la terrasse. Un enfant est en train de jouer sur le tapis près de la table. Les figures des époux sont apaisées.
         Véronique pense à son nouvel amant. Son adorateur ardent a disparu, il est recherché par les autorités judiciaires (…).
         Narzanov évoque avec sérénité son dernier procès dans lequel il a obtenu encore une fois un non-lieu faute de preuves. La providence l’aide…
         Ils se taisent.
         Se sentant las après une série d’échecs et de déboires Narzanov murmure:
        - Non, vraiment, à notre époque, on ne peut pas vivre en honnête homme!
         Véronique l’entend.
        - Vraiment, on ne peut pas [v.la corruption généralisée par le nouveau pouvoir de l’argent]… " (pp.68-86). 

        A ce pouvoir néfaste de l’argent dans le conte moderne «Les Narzanov» de  G.P. Stamatov répond cette remarque Marie Vrinat: "Même s’il est vain de vouloir enfermer la création [le conte du monde moderne bulgare] dans des courants bien définis, on peut tout de même dégager de grande tendances: parallèlement à la nécessité d’expliquer et de tenter de comprendre le totalitarisme et ses ressorts, certains écrivains qui s’étaient déjà fait connaître sous le communisme [avant 1989] décrivent avec réalisme et en les dénonçant les mécanismes sociaux de la société nouvelle, la corruption, le blanchissement de l’argent, la montée des nouveaux riches [le pouvoir nouveau de l’agent].""Littérature bulgare au cours des siècle : quand le Verbe cimente la Nation", www.litbg.free.fr, p.5.         

       C- "«La soif d’argent déshumanise et aveugle les démunis» dans le conte chinois «Promesse de mariage» (1988) de Huang Shuanhui (né en 1949), in «Littérature chinoise», Trimestre 1,  1988, Pékin, Ed. RPC":

     Eu égard au pouvoir nouveau de l’argent dans le conte du monde moderne, le conte chinois «Promesse de mariage» (1988) de Huang Shuanhui (né en 1949), traduit par Zhang Lei, paru dans  «Littérature chinoise» - Op.cit., pp.104-107 -,  semble illustrer cette vérité: «La soif d’argent déshumanise et aveugle les démunis». Dans cette optique, M. De Grève rapporte : "Nicole Belmont (…), à partir des travaux  du folkloriste Arnold Van Gennep sur les rites de passage, analyse le conte dans ses rapports, selon elle, avec des étapes de la vie comme la naissance, le passage de l’enfance à l’âge adulte, le mariage, la mort." – Op.cit., p.9. Au sujet des méfaits sur l’homme du pouvoir nouveau de l’argent, J. Liapasset nous interroge: " Étonnez-vous: si l’argent faisait obstacle à la liberté qui serait libre? Qui souhaiterait garder ses sous?  Demandez-vous quelle est l’importance de la liberté économique: l’état de droit, la liberté civile me garantit le droit de voyager [v. de me marier, de monter en grade dans un emploi]. Mais ce droit ne peut s’exercer que si je peux payer [en gagner] le prix." - Op.cit., p.1. C’est le cas dans l’extrait suivant du conte de H. Shuanhui:

      + "Montagneux son pays natal est très pauvre. Les lapins n’y défèquent jamais, et beaucoup d’hommes restent célibataires. Par crainte de la pauvreté ses parents, dès sa naissance, lui ont donné le nom de San Wan – trois bols – en effet, si on prend à chaque repas trois bols de riz, on rassasié (…).
       Cette année lors du recrutement des marins dans son district, il fait partie des trois seuls engagés.
        Tout le monde dit que les marins travaillent en mer, qu’ils mangent chaque jour de la viande rôtie, qu’ils touchent un salaire dans l’armée à vie   [la soif du pouvoir nouveau de l’argent], etc.
        (…) Tout de suite une fiancée est conduite devant sa porte, c’est la fille du chef de l’équipe d’un village voisin. La mère du garçon dit qu’ils sont pauvres et qu’ils n’ont pas de quoi offrir des cadeaux de fiançailles [manque d’argent]. Son père dit que pour l’instant ce n’est pas possible, mais qu’en on discutera plus tard, quand San Wan sera incorporé. La mère dit que leur San Wan est stupide et n’est pas digne de leur fille (…).
         Parfois les soldats aiment bien parler des filles. Lui n’ose pas (…). Et il y a encore ces satanés cadeaux de fiançailles, incalculables.
         Alors, il écrit au père de la fille (car elle ne sait pas lire), et dit en toute sincérité qu’un marin et aussi un soldat, qu’on touche seulement dix yuan par mois d’argent de poche et qu’après quatre années de service, on doit rentrer au village (…).
         Plus il écrit la vérité, moins le père ne le croit [aveuglé et égaré par la soif du pouvoir nouveau de l’argent] (…).
        Le quatrième printemps, il rentre voir ses parents (…). Il est allé voir le père de la fille les bras chargés d’une cartouche de cigarettes, de quantité de conserves et de quelques livres de gâteaux. Il a dit qu’il allait rentrer dans quelques mois. Le père a le visage sombre. Comme s’il avait déjà préparé son discours depuis longtemps, il explique que le mariage arrangé par les parents  ne convient plus à la nouvelle société [le monde moderne], que des deux côtés, ils sont encore très jeunes, et que de toute façon il n’a pas pris les cadeaux des fiançailles. Finalement, le père n’accepte rien de ses cadeaux, ni les cigarettes, ni les conserves, ni les gâteaux [le pouvoir nouveau de l’argent violé].
      Après quelques nuits de souffrances, il a soudain une envie particulière de voir cette fille qu’il n’a jamais vue (…).
       A la fin de la permission, sa mère pleure silencieusement.
       Mais il repart rasséréné.               
       Ce soir-là, à l’approche du crépuscule, la marée montante, le vent marin paraît très frais. Il discute avec le chef de l’équipe qui lui apprend qu’on veut faire de lui un volontaire et lui demande s’il est d’accord ou non (…).
       Un volontaire qui porte le béret marin peut au moins rester dans l’armée quinze ans. Tout excité il écrit à ses parents dans l’espoir de les égayer un peu.
      On ne sait comment, le père de la demoiselle a aussi été informé de la nouvelle, et lui écrit une lettre quelque peu furieuse. Il le critique de les avoir trompés, et lui demande de rétablir les relations avec sa fille (…).
        Très en colère, il ne lui répond pas.
        Le plus étonnant, c’est que ce monsieur s’est empressé de débarquer sur la petite île avec sa fille.
        Il fait un vent de force 10 sur le quai.
        Quelqu’un dit qu’il a déjà donné de l’argent à cette fille.
        L’autre dit qu’il a embrassé la fille quand il est rentré voir ses parents.
        Tous le traitent de «Chen Shimei» [un mandarin d’opéra arriviste reniant sa femme et ses enfants].
       (…) La plupart des chefs en colère croient qu’il est influencé par la pensée occidentale [le pouvoir nouveau de l’argent du monde moderne].
      Ce soir là, juste à la marée montante, le vent est aussi très frais, le chef d’équipe lui explique clairement qu’il n’y a  que  deux possibilités : soit rétablir les relations et épouser tout de suite la fille, et garder ainsi son aptitude de volontaire ; soit rester à jouer le rôle de Chen Shimei, et rentrer illico.
     Il passe trois nuits blanches et choisit enfin la deuxième solution.
     Le père et la fille quittent l’île.
    Un mois plus tard, lui aussi quitte Quingdao son paquetage dans le dos.
         Beaucoup l’insulte, se moquent de lui de ne pas accepter une femme qu’on lui offre et de faire fi de son poste de volontaire. On le blâme d’être revenu au village.
          Il est parti, restant une énigme [déshumanisé et égaré par la soif du pouvoir nouveau de l’argent dans un entourage démuni]. "(pp.104-107).

        De toute manière, le conte «Promesse de mariage» de H. Chuanhui montre bien que la soif d’argent déshumanise et aveugle les démunis, thème relatif au pouvoir nouveau de l’argent dans les contes du monde moderne. Et cela rejoint la portée littéraire de ce genre, séculaire qu’est le conte  (ancien et moderne, oral ou écrit, national et mondial, pour tous les âges), tel qu’en fait la genèse M. De Grève en évoquant: "Au XVIIIe siècle, à partir de la traduction des «Mille  et une nuits» par Antoine Galland, en 1704, un autre type de contes connaît le succès : le «conte oriental, adaptation de récits issus du Proche-Orient, Moyen-Orient voire de l’Extrême-Orient. (…) Toujours au XVIIIe siècle, la vogue du conte, d’une façon générale, est telle que certains écrivains [modernes] en font le support d’une réflexion philosophique et d’une peinture satirique de la société [v. du pouvoir de l’argent]. (…) René Godenne signale (art.cité) que le XVIIIe siècle voit fleurir également de grands classiques du conte en Chine et au Japon … Au XVIIIe siècle, en France, en 1939 Marcel Aymé offre « Les contes du chat perché ». (…) Ces contes ont remporté un grand succès parmi les enfants, mais la prière d’insérer de 1939 en élargit le public: «Ces contes ont été écrits pour les enfants de 4 à 75 ans».""Conte/ Tale", Op.cit., pp.5-6.
 
      En conclusion, le pouvoir de l’argent dans les contes du monde ancien et moderne est manifeste dans: [«Djiha et l’administration», conte anonyme traduit de l’arabe par J. Scelles-Millie (Maroc - Afrique), «Fan Jiangshan et le chef de garnison », du chinois par RPC, et «Le juge Oôka» du japonais par P. Deval (Asie - Océanie), «Les brigands» d’A. Villiers de L’Isle-Adam (France - Europe)] comme dans: [«La harpe d’herbes» de T. Capote (USA – Amérique), «Les Narzanov» de G. P. Stamatov (Bulgarie - Europe), «Promesse de mariage» de H. Shuanhui (Chine: Asie - Océanie)]. Il illustre à la fois la cupidité des agents corrompus de l’Etat, pillant les biens et l’argent publics, l’argent des capitalistes victimes de leurs mensonges, l’argent gouverné par la sagesse de la concorde sociale (le conte du monde ancien) ou la stérilité morbide de l’argent des rentiers et faux managers, le vice et l’argent frauduleux des requins de la finance et la soif d’argent déshumanisant les démunis (le conte du monde moderne). Ainsi s’interrogerait-on avec J. Liapasset: "…l’argent n’est-il pas le symbole de la puissance, du pouvoir? Le symbole est ce qui est jeté avec [v. sur-valeur], ce qui signifie: en ce sens l’argent ne serait pas la puissance [le pouvoir en soi].""L’argent est-il une fin ou un moyen?" – Op.cit., p.2.
     
                                                       Dr. SOSSE ALAOUI MOHAMMED 

No hay comentarios:

Publicar un comentario